“Tout s’achète et tout se vend”, comme le chantait Jacques Brel à l’époque où il croyait que le diable était revenu sur terre. Comment chanterait-il aujourd’hui la course aux profits financiers?
Sous la pression du “marché” et de la logique marchande, la part de l’espace public traditionnellement réservée au don et à la solidarité n’est-elle pas, lentement mais sûrement, en train de se réduire?
Quand on voit “le marché” breveter le vivant, s’emparer de la création culturelle, faire pièce à l’économie sociale, se rendre propriétaire de biens qui appartiennent à tous, privatiser des services collectifs… on se demande quels biens et quels services seront encore capables de résister à toute évaluation marchande.
L’évolution du monde contemporain, tout au moins dans nos sociétés occidentales, ne va-t-elle pas précipiter la fin de “l’esprit du don” et de la solidarité? Cette question est à la base d’une réflexion passionnante de l’anthropologue français Marcel Hénaff (1).
En apparence, dit-il, le débat semble clair: “ Ce qui ne peut se vendre , c’est ce qui doit se donner .” Le don serait ainsi l’antithèse du commerce. Et certains ont même rêvé d’une “économie du don” qui ferait pièce au système capitaliste.
Or, dit-il, cette alternative n’est pas pertinente “ parce que l’on tend ainsi à placer aux deux extrémités d’un même plan le don et le commerce … comme s’il s’agissait de deux formes hétérogènes mais symétriques d’échanges de bien . L’une s’impose quand l’autre doit s’effacer …” Mais la relation de don, affirme Marcel Hénaff, n’est pas seulement un transfert de biens, un échange entre un donateur et un donataire, parce qu’elle ne porte pas tant sur les biens que l’on peut donner gratuitement que sur les valeurs de respect, d’attachement, de reconnaissance, de dignité qui y sont liées.
Et, c’est de cela, qui est source de lien social, “ que le processus de marchandisation voudrait nous ‘ délivrer’ en nous faisant entrer dans des logiques d’engagements purement contractuels , de risques savamment calculés , d’investissements garantis , de profits assurés et même de générosités rentabilisées .” Autrement dit, la logique du don affirme tranquillement que ce n’est pas de l’échange économique que l’on peut attendre la formation et le maintien du lien social.
Marcel Mauss l’avait bien compris en disant que “ donner n’est pas d’abord donner quelque chose , c’est se donner dans ce que l’on donne .” Voilà pourquoi il faut dire que la relation de don, même si elle se définit comme l’opposé du rapport marchand, n’a pas pour fonction de s’y substituer. Elle se joue sur un autre plan et elle ne cherche pas à empêcher l’échange monétaire dont, par ailleurs, on ne pourrait se passer.
Ce n’est pas l’argent comme outil d’échange qui pose problème. L’argent existe parce que nous avons besoin les uns des autres et qu’il nous permet d’échanger des services, des biens et des compétences selon des règles justes, en principe. Mais l’argent peut aussi être une imposture. L’argent peut rendre précieux ce qui ne l’est pas en lui donnant un prix élevé. L’argent peut donner de l’importance en procurant une position dominante à celui qui ne la mérite pas. Il peut aussi tricher avec le temps et le travail en permettant d’acquérir rapidement, par la spéculation, ce qui exige normalement de longs efforts.
Par ailleurs, “l’esprit du don” ne se réduit pas à une attitude moralisante. Ce n’est pas seulement faire la charité. C’est travailler à rétablir les conditions objectives d’une société juste, dans l’égalité et une chaleureuse solidarité. C’est ici que la marchandisation généralisée que l’on connaît aujourd’hui fait problème.
“ Marchandisation veut dire que tout a un prix et que tout peut faire l’objet d’une négociation profitable . Ainsi , une multitude de services que , traditionnellement , on se rendait gracieusement les uns aux autres , créant ainsi des liens de confiance et de soutien , tendent à être rémunérés ”.
La plus grave menace de la marchandisation, mais elle est imperceptible, est de fonder une nouvelle normalité: tout ce qui nous concerne peut et doit s’acheter. Tout, selon cette logique devrait être payant: le sport, la fête, la santé, l’enseignement… avec ce corollaire qu’aucune activité ne doit être développée si elle n’engendre pas des profits (privés).
C’est ainsi que l’on fait des économies sur la sécurité parce qu’elle coûte trop cher, que les loisirs doivent être rentables, que la recherche ne doit “trouver” que des produits commercialisables…
Nous risquons alors de vivre dans un monde de plus en plus étriqué puisque le marché ne peut offrir que ce qui peut se vendre.
Christian Van Rompaey
Article paru initialement dans le dossier ‘Soins de santé: un marché lucratif’ de la revue ‘Contact’ publiée par la Fédération de l’Aide et des Soins à Domicile (n° 121, octobre-novembre 2009), et reproduit avec l’aimable autorisation de la revue et de l’auteur. (1) C’est le thème d’un ouvrage essentiel de Marcel Hénaff, Le prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie. Le Seuil (2002).