La planification et l’évaluation d’interventions en santé publique qui s’inscrivent dans une volonté de réduction des inégalités sociales de santé nécessitent des approches novatrices. Les approches participatives représentent une avenue à privilégier car:
-elles sont reconnues comme particulièrement appropriées pour les projets qui visent la participation, l’ empowerment et le développement communautaire;
-il s’avère pertinent de construire la planification et l’évaluation en santé publique sur des valeurs partagées avec les interventions orientées vers la réduction des inégalités sociales de santé.
Or, les approches participatives nécessitent l’inclusion de différents acteurs porteurs d’intérêts et d’enjeux divers dans la planification et l’évaluation des interventions en vue de collaborations et de partenariats. Toutefois, on remarque que dans les démarches participatives menées le plus souvent dans les programmes de promotion de la santé des populations, peu d’efforts sont portés sur la construction d’un nouveau réseau d’acteurs variés et sur l’établissement de rapports plus égalitaires entre les acteurs mis en interrelation au sein de ce nouveau réseau.
L’expérience vécue au sein d’une évaluation participative menée auprès du projet Collectivité en Action qui vise l’ empowerment de personnes en situation de pauvreté dans certains quartiers de la ville de Québec, Canada, a permis de montrer l’importance, lorsqu’on opte pour une approche participative, de deux éléments essentiels.
Mettre l’accent sur la création d’un nouveau réseau de relations entre des acteurs variés
Contrairement à ce que peut laisser croire la rhétorique officielle concernant les partenariats, la participation et l’ empowerment , la planification, l’implantation et l’évaluation de programmes de promotion de la santé des populations fondés sur des partenariats entre des acteurs divers ne peuvent pas reposer seulement sur la bonne volonté. Des mécanismes formels qui reconnaissent les différences intrinsèques entre différents acteurs (organisations de santé publique, organismes communautaires, citoyens) doivent être mis en place de façon à rendre ces collaborations possibles, par la création de solutions novatrices aux controverses qui surgissent nécessairement entre des entités aussi disparates.
La sociologie de la traduction de Callon (1986) propose quatre opérations constituantes d’un processus de traduction et qui permet le développement de ces innovations qui reposent essentiellement sur la création de connections entre des entités qui n’étaient pas déjà liées. L’opération de la problématisation consiste à définir les rôles et identités des parties en présence en fonction l’une de l’autre, et ce faisant, orienter les relations que l’on envisage entre ces parties.
L’opération de l’ intéressement consiste à déployer des actions ou des appareillages qui permettront d’imposer ces nouvelles identités aux parties. Il s’agit ici de tenter de démontrer aux différents acteurs qu’ils devraient collaborer pour répondre à leurs propres intérêts.
L’ enrôlement est un intéressement réussi. C’est la prise des rôles définis par la problématisation par les parties à connecter.
Enfin, la mobilisation est une sorte de mise à l’épreuve de l’enrôlement, c’est la capacité du réseau, résultant de la traduction, de conduire des actions coordonnées par la mobilisation des parties maintenant connectées. Ce processus n’est pas linéaire et de nombreux va-et-vient entre ces opérations sont souvent nécessaires pour bricoler les arrangements qui conduisent à une mobilisation réussie. Les controverses qui surviennent tout au long de ce processus sont importantes et ne doivent surtout pas être contournées et écartées sans discussion car elles soulignent les faiblesses dans les connections établies, exigent des itérations des opérations de traduction et permettent enfin les bricolages nécessaires pour bien aligner les intérêts des parties en présence. Comme le montre le schéma ci-dessous, les controverses (illustrées par la ligne rouge) qui surgissent au cours de la traduction servent de moteur pour les itérations successives.
<ici sch=’sch’> < </ici> En somme, il ne faut désormais plus penser la création d’un réseau d’acteurs qui coopèreraient spontanément autour d’un objectif commun, mais penser créer un espace d’interrelations entre des acteurs ayant des rôles variés, défendant des intérêts différents, se mobilisant pour des enjeux divers et entre lesquels des controverses sont susceptibles d’émerger. La traduction conduit à la formation d’un nouveau réseau au cours de laquelle les buts, les intérêts et les rôles des acteurs sont continuellement interprétés et réinterprétés par les autres.
Cette théorie a été utilisée par l’évaluatrice pour planifier de manière stratégique la formation du comité d’évaluation composé de quatre citoyens en situation de pauvreté, quatre membres du comité de gestion du projet et d’elle-même.
Chercher à transformer les relations de pouvoir pour assurer les conditions nécessaires à une réelle participation de tous les acteurs impliqués
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Pour ce faire les principes des démarches participatives ont été traduits en actes concrets dans le but de niveler les relations de pouvoir présentes au sein du comité d’évaluation. Voici à chaque fois deux exemples pour les quatre principes clés des approches participatives identifiées.
Favoriser la participation de tous et la prise de décision en groupe des membres du comité d’évaluation: 1) octroyer un montant d’argent aux citoyens en situation de pauvreté, 2) planifier les rencontres où tous peuvent être présents.
Assurer la réciprocité et la symétrie des relations entre l’évaluateur et les autres membres du comité d’évaluation et en particulier avec les citoyens en situation de pauvreté: 1) établir des liens directs avec les citoyens, 2) accueillir les demandes formelles et informelles des différents acteurs en y accordant autant d’attention.
Diminuer les relations de pouvoir inhérentes entre les différents acteurs du comité d’évaluation: 1) favoriser une représentation égale entre les citoyens en situation de pauvreté et les autres acteurs, 2) susciter l’attention du groupe aux discours de chacun et favoriser les prises de décisions consensuelles ou les opinions divergentes.
Maintenir l’objectif d’améliorer les interventions et la santé de la population ciblée: 1) assurer des échanges au sein du comité d’évaluation sur les résultats, 2) ramener les résultats au comité de gestion du projet.
La participation de différents acteurs au sein de cette démarche évaluative a permis de prioriser et de répondre aux questions d’évaluation les plus pertinentes pour les différents acteurs en présence, de mettre l’accent sur la production de connaissances qui soient utiles pour l’action, d’établir rapidement un consensus sur les résultats de l’évaluation et d’orienter les interventions menées par le projet en fonction des résultats obtenus dans l’évaluation.
De plus, la participation de citoyens impliqués dans les projets au sein du comité d’évaluation a grandement facilité la collecte des données auprès des personnes en situation de pauvreté ciblées par le projet.
Finalement, la création de ce nouveau réseau de relations entre différents acteurs qui a favorisé la participation de chacun a permis de transformer nos perceptions, nos identités, nos rôles et nos interactions ainsi que certaines de nos pratiques, transformation qui est au cœur d’une pratique innovante en santé publique dans l’espace sociosanitaire local.
Shelley-Rose Hyppolite , MD. M. Sc., FRCPC, Agence de la santé et des services sociaux de la Capitale-Nationale/Direction de santé publique, comité d’évaluation de Collectivité en Action, Québec, Canada
Louise Potvin , Ph. D., Chaire Approches communautaires et inégalités de santé, Centre de recherche Léa-Roback sur les inégalités sociales de santé de Montréal, Québec, Canada
Ont également contribué à cet atelier intitulé Planification et évaluation des interventions en santé publique: des approches innovatrices au coeur du changement social , présenté le 18 novembre 2008 dans le cadre de la Rencontre francophone internationale sur les inégalités sociales de santé:
Michel Beauchemin , M.A.P., Agence de la santé et des services sociaux de la Capitale-Nationale/Direction de santé publique, Québec, Canada; André Gauthier , Centre de santé et de services sociaux de la Vieille-Capitale, Québec, Canada; Jean – Louis Fortier , bénévole, Café-Rencontre Sainte-Ursule et membre du comité d’évaluation de Collectivité en Action, Québec, Canada; Luc Berghmans , M.D., Observatoire de santé du Hainaut, Belgique; Céline Morrow , Agence de la santé et des services sociaux de la Capitale-Nationale/Direction de santé publique, Québec, Canada.
Références
Callon, M. Éléments pour une sociologie de la traduction. L’année sociologique , 36: 169-208, 1986.
Potvin, L. Managing uncertainty through participation, In Health & Modernity . The role of theory in health promotion . McQueen, D.M., Kickbusch, I., Potvin, L., Peilikan, J.M., Balbo, L., Abel, T. (pp. 103-128). New York: Springer, (2007).