Juillet 2013 Par Anne LE PENNEC Portrait

Active depuis 25 ans dans le paysage naissant de la promotion de la santé avec sa casquette de scientifique de l’éducation, Chantal Vandoorne a pris le pli d’avancer simultanément dans l’arène politique et auprès des acteurs de terrain. Avec vigilance, méthode et pédagogie.

«Savez-vous que je passe un temps considérable dans les trains et les gares ?» Ce matin-là, emmitouflée dans son manteau rouge et fraîchement débarquée à Bruxelles-Midi où nous nous sommes donné rendez-vous, elle venant de Liège et moi de Lille, Chantal Vandoorne a l’intention de prendre l’air et de marcher jusqu’à la place de Brouckère. «C’est facile, m’a-t-on dit. Il suffit de passer sous les voies, de s’engager sur le bon boulevard et c’est tout droit.»

Nous nous mettons en route, le plan de Bruxelles à portée de main. C’est la troisième fois cette semaine que la directrice de l’équipe Appui en promotion et éducation pour la santé (APES) de l’Université de Liège (Ulg) se déplace dans la capitale belge pour motif professionnel. Et la énième fois qu’elle tente de relier à pied la distance qui la sépare de son lieu de rendez-vous dans cette ville. Après quinze bonnes minutes d’errance et plusieurs échappées dans des rues en travaux, nous voici sur la bonne voie. En chemin ont été évoqués Quaregnon, la commune du Hainaut qui a vu grandir cette femme volontaire, et le documentaire ‘Les enfants du Borinage, lettre à Henry Storck’ signé par Patric Jean en 1999 et qui dénonce l’extrême misère qui colle à la peau de ce territoire. «Le vieil homme du film aurait pu être mon arrière grand-père maternel, qui était mineur de fond» , évoque Chantal Vandoorne.

Éduquer n’est pas promouvoir

Place de Brouckère en vue. Chantal Vandoorne, bonne joueuse, concède : «C’est vrai que c’est tout près… quand on connaît. Je me repère si mal à Bruxelles.» Elle vit près de Liège, dont elle connaît plus d’un secret : «Le café liégeois ne vient pas de Liège mais de Vienne, ville ennemie pendant la première guerre mondiale. De viennois il est devenu liégeois en hommage à la résistance de la ville de Liège, qui fit gagner un temps précieux aux alliés lors de la guerre 1914-1918.»

Autour d’un café sans sucre, elle raconte spontanément sa scolarité facile. Sa grande aisance en mathématiques ravit sa mère. «Elle me voyait professeur dans cette matière. Moi, j’ai pris conscience très tôt du fait que l’éducation des jeunes est essentielle. Tout naturellement, je me suis dirigée vers les sciences de l’éducation.»

Pour ce faire, la jeune femme choisit Liège et son université publique, qu’elle ne quittera plus. En sciences de l’éducation comme dans n’importe quelle discipline scientifique, l’approche expérimentale, les modèles et la méthodologie tiennent une place de choix. L’étudiante s’en accommode très bien. Ses premiers travaux scientifiques portent sur l’évaluation des systèmes éducatifs, «en quelque sorte les ancêtres des études PISA d’aujourd’hui qui font tellement parler d’elles». Jusqu’à ce qu’elle rencontre l’éducation pour la santé, de manière fortuite. «Dans les années 80, un professeur de la faculté de médecine qui s’intéressait à l’éducation nutritionnelle s’est adressé à notre équipe de recherche pour nouer un partenariat. Certains de mes collègues actuels et moi, en tant que jeunes chercheurs, avons été désignés pour travailler sur ce thème.»

L’APES voit le jour peu après. Elle est alors une fédération d’associations en promotion de la santé instituée par la Communauté française. «L’acronyme est resté le même au fil des années mais la signification des lettres a changé plusieurs fois.» La structure a perdu son statut d’association peu avant le décret de 1997 portant organisation de la promotion de la santé et de la médecine préventive. «Les deux événements n’ont aucun lien de cause à effet», tient-elle à préciser. L’APES fait aujourd’hui partie du Département de santé publique de l’Université. Sous l’impulsion de sa directrice, elle cultive contre vents et marées ses racines en sciences humaines et sociales. «En promotion de la santé, nous travaillons avec des gens engagés qui partagent un projet de société. Je suis entrée dans ce métier avec l’idée que l’éducation devait contribuer à donner les meilleures chances à tous. Pour passer au modèle de promotion de la santé, il faut voir la nécessité de l’action collective pour faire évoluer les environnements sociétaux en plus des comportements individuels et des représentations vis-à-vis de la santé. Tous les acteurs de l’éducation pour la santé ne parviennent pas à passer le pas.»

L’indépendance des cheveux gris

Quand il s’agit de peser dans les discussions visant à organiser politiquement la promotion de la santé, Chantal Vandoorne n’hésite pas une seconde car, estime-t-elle, «il y a au coeur des discussions actuelles un véritable danger à vider la promotion de la santé de sa substance et à la désorganiser. Par ailleurs, les concertations intersectorielles manquent cruellement au niveau des politiques. En promotion de la santé, les exemples pullulent où plusieurs cabinets et administrations abordent une même thématique sans réelles articulations. Je pourrais citer l’alimentation, l’éducation affective et sexuelle, l’éducation à la citoyenneté et à la participation, la prévention de la violence, entre autres. Cela paraît souvent aberrant pour les professionnels !»

Alors l’engagée monte au créneau avec des arguments affûtés et un plaisir non dissimulé : «Tenter d’agir à l’échelon politique est intellectuellement très stimulant, même si c’est dur. C’est souvent lent et frustrant compte tenu des nombreux freins auxquels on se heurte. Il faut essayer de ne pas se laisser piéger, de faire passer des idées auprès des décideurs tout en gardant le contact avec les gens de terrain. J’y vais parfois au culot et peux le faire à cause de mes cheveux gris !», s’amuse cette mère de trois grands enfants, dont deux déjà adultes. Pour recharger ses batteries, elle sait qu’elle devrait s’accorder plus de répit. Hélas ! «Je ne ressens pas souvent le besoin de décrocher totalement, même pendant les vacances.» Elle aimerait toutefois avoir de plus longues plages de temps devant elle, notamment pour «mettre les choses à plat, écrire dans la nuance, formaliser tranquillement…»

Résolument pour l’osmose

Pour l’heure, un rapport dont elle doit rédiger les conclusions l’attend sur son bureau liégeois. L’équipe qu’elle coordonne est au service des acteurs qui développent des actions de prévention, de promotion de la santé et d’éducation pour la santé, auxquels elle apporte accompagnement logistique et méthodologique. «L’APES soutient toute action de promotion de la santé, financée ou pas en tant que telle», insiste-t-elle. «C’est ainsi que nous interprétons notre mandat. Un programme sur la cohésion sociale par exemple est un excellent terreau pour la promotion de la santé. Celle-ci devrait non pas s’afficher elle-même mais diffuser dans un maximum de secteurs.»

En matière d’évaluation, l’équipe de l’APES nourrit l’ambition de rendre les promoteurs autonomes. «Cela implique de leur apprendre à formaliser et à documenter leurs questionnements. On a réussi à dédramatiser le recours à l’évaluation, à persuader qu’elle est intrinsèquement liée à l’action», observe Chantal Vandoorne. «Mais la formalisation, on n’y est pas encore.» La démarche évaluative qu’elle défend peut compter sur des outils et des méthodes mais se doit de formuler d’abord la question qu’elle vise à éclairer et les critères qui serviront de référence. Et ce, quelle que soit sa nature : émancipatrice, négociée, auto-évaluation, etc. «C’est là que les acteurs ont du pouvoir». Le travail d’appui méthodologique aux acteurs soulève chez elle un grand enthousiasme. «Nous voyons des équipes évoluer, les compétences se développer. Je me dis alors que cela contribue à assurer la relève pour le secteur.» À l’évocation de certaines associations avec lesquelles elle a travaillé, une lueur de gaieté passe dans ses yeux bleu clair.

Former les acteurs institutionnels et politiques

Le projet de nouveau décret sur la promotion de la santé et la médecine préventive pourrait se traduire par la disparition de l’APES. Et Chantal Vandoorne dans tout ça ? «Si de nouvelles structures de gouvernance se créent et qu’il est possible d’y travailler et de faire évoluer la promotion de la santé, une fonction alliant les missions politiques, organisationnelles et d’appui méthodologique me plairait bien.»

Elle n’exclut pas non plus de renouveler l’expérience de consulting en formation et recherche en santé publique, sous statut d’indépendant, qu’elle a déjà vécue entre 1990 et 1995. «J’aimerais aussi faire un travail plus posé, d’enseignement ou de recherche. Il manque toujours, me semble-t-il, des travaux portant sur les pratiques professionnelles en promotion de la santé. Or c’est un domaine qui m’intéresse beaucoup.»

Chantal Vandoorne n’en est pas à son coup d’essai en tant qu’enseignante. Pendant plusieurs années, elle est notamment intervenue à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) de Rennes, en France, auprès de médecins de l’Éducation nationale, puis des cadres de l’administration et des chefs de projets intéressés à l’évaluation. Et chaque année, avec quelques collègues, elle collabore à l’université d’été en santé publique à Besançon.

Aujourd’hui, il y aurait selon elle beaucoup à faire pour développer les compétences des cadres des institutions publiques en matière de programmation en promotion de la santé. «En Belgique, nous n’avons pas d’école d’administration équivalente à celle qui existe en France.» Quid des options promotion de la santé des formations universitaires ? «J’ai le sentiment que celles et ceux qui en sortent aujourd’hui ne sont pas prêts à être des professionnels opérationnels en promotion de la santé. Les organismes de promotion de la santé sont de plus en plus souvent amenés à recruter des professionnels d’autres disciplines : anthropologues, sociologues, assistants sociaux, enseignants, géographes, ingénieurs de gestion, spécialistes en communication ou en sciences politiques…»

En arrière-plan se dessine l’inquiétude de celle qui a déjà bien roulé sa bosse et s’interroge sur l’avenir de la promotion de la santé en Communauté française de Belgique, dont elle connaît les lignes de force autant que les failles. Chantal Vandoorne craint notamment que dans la nouvelle génération, l’effet de masse ne soit pas suffisant pour relever les défis du secteur. «Les formations actuelles en promotion de la santé ne suffiront pas, surtout si une nouvelle organisation fait disparaître les services d’appui méthodologique comme le nôtre. Ou alors il faudrait que la promotion de la santé investisse les autres disciplines…»

À l’heure de quitter la place de Brouckère, elle hésite. Son prochain rendez-vous est à quelques pâtés de maisons. «Pourrais-je y aller à pied sans me perdre cette fois ?» On aime relever les défis ou pas.