En 1998, les principales compagnies de tabac des USA ont été contraintes par la justice américaine de rendre publics et de mettre sur Internet leurs documents internes, dont beaucoup étaient auparavant classés top secret ou confidentiels. Ces documents constituent une mine d’informations très précieuses pour tous ceux qui veulent en savoir plus sur les agissements, les stratégies et les modes de penser des transnationales du tabac. Ces archives contiennent des documents saisis sur sol américain, mais aussi des documents émanant de filiales hors USA. De nombreux documents viennent de Suisse, pays dans lequel l’une des grandes transnationales cigarettières, Philip Morris, a établi le siège de ses opérations internationales. On peut trouver ces documents sur le site des documents internes de Philip Morris http://www.pmdocs.com .
DuPont de Nemours veut protéger son personnel…
Nous avons retrouvé sur ce site quelques documents qui illustrent comment Philip Morris a essayé d’influencer la compagnie DuPont de Nemours International S.A. (DISA), dont le siège est à Genève, pour que celle-ci revienne sur son intention d’instaurer dans tous ses locaux une politique de protection des employés contre la fumée passive, en rendant ces locaux 100% sans fumée.
Le premier document est ce qui apparaît comme un fragment d’une circulaire interne de la société DuPont de Nemours International S.A. adressée le 7 juillet 1994 à ses employés pour leur annoncer que l’entreprise deviendra 100% sans fumée à partir du 1er juillet 1995 et les inviter à un programme d’aide à l’arrêt tabagique. Un autre document nous indique que cette note a été transmise à Philip Morris par le canal de relations personnelles non spécifiées.
Nous voyons qu’en 1994, la société DuPont de Nemours était bien renseignée sur l’état de la connaissance scientifique concernant la nocivité de l’exposition à la fumée passive. Elle adoptait en conséquence, et avec résolution, une politique très responsable de protection de la santé de son personnel.
…Philip Morris n’aime pas
Etant donné le prestige de DuPont de Nemours, on peut supposer que Philip Morris n’ait pas vu d’un très bon oeil cette politique de lieux de travail sans fumée, qui pouvait servir d’exemple et risquer de faire tache d’huile.
En fait, Philip Morris prend cette «menace» très au sérieux. Elle est même traitée à un niveau élevé dans la hiérarchie de la transnationale et fait l’objet d’un long fax envoyé le 28 juillet 1994 par Ulrich Crettaz, le directeur des relations et des affaires publiques de Philip Morris Suisse S.A., à Matthew Winokur, le Director of Corporate Scientific Affairs , un membre de la direction de Philip Morris au niveau international. Ce fax est constitué de plusieurs documents, dont la première page résume clairement les intentions de Philip Morris.
Philip Morris ne désire pas seulement infléchir la décision suisse de DISA: son intention est d’exercer une influence sur la politique mondiale de DuPont de Nemours. Mais, on ne sait pas pour quelle raison, la transnationale du tabac ne semble pas vouloir s’impliquer ouvertement dans cette opération: elle la délègue à l’association suisse des fabricants de cigarettes, la Communauté de l’industrie suisse de la cigarette (CISC), dont elle est membre. C’est le président de la CISC, le Dr Edgar Oehler, conseiller national à ses heures, qui est chargé d’envoyer la missive.
Le document suivant est l’une des pièces jointes au fax de Crettaz à Winokur. C’est en fait le projet de lettre, projet déjà très élaboré sauf pour un paragraphe qui doit être complété avec les résultats d’une enquête sur la préférence des travailleurs suisses concernant la cohabitation fumeurs/non-fumeurs dans l’entreprise.
Manipulation des faits
Le contenu de cette lettre, dont on peut supposer qu’elle a été envoyée sans changement majeur à DuPont de Nemours, est tout à fait édifiant. Elle illustre les techniques utilisées par l’industrie du tabac pour contrer la science médicale, qui avait, dès le début des années 80, mis en évidence la nocivité de la fumée passive, avec pour corollaire la nécessité de protéger les personnes contre l’exposition à ce toxique.
La première technique, à laquelle les cigarettiers ont eu recours de façon systématique depuis le début, et jusqu’à ce jour, est naturellement le déni pur et simple : «Nous croyons fermement que ces allégations ne peuvent pas être confirmées par des données scientifiques». En fait, Philip Morris connaissait mieux que quiconque cette nocivité, ayant conduit en secret dans ses laboratoires des expériences biologiques qui ont mis en évidence de façon incontestable la haute toxicité de la fumée «secondaire» respirée par le fumeur passif (voir l’article du Lancet The whole truth and nothing but the truth? The research that Philip Morris did not want you to see ).
Deuxième technique: une tentative de marginalisation et de déconsidération des professionnels et des services de la santé publique, qui sont décrits comme «des groupes de personnes hostiles à la fumée de tabac». Quels étaient ces groupes hostiles (on pense même «groupuscules»)? Ni plus, ni moins que de prestigieuses institutions gouvernementales, comme l’ Environmental Protection Agency (EPA) ou le Surgeon General (responsable fédéral de la santé publique américaine) aux USA, ou internationales comme le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Sans compter de très grandes organisations non gouvernementales, comme l’ American Cancer Society ou la British Medical Association , et de très nombreux chercheurs indépendants dans des universités de renom. Rien que cela!
Troisième technique: invoquer un complot contre l’industrie du tabac à des fins politiques. Certains de ses ennemis, non identifiés, utiliseraient la science de façon abusive «pour atteindre des buts politiques fixés à l’avance», et n’hésiteraient pas à ignorer ou à manipuler les résultats scientifiques. La suite des événements, et notamment la publication des documents secrets des cigarettiers américains, va révéler une toute autre face des choses.
En fait, Philip Morris effectue dans cette lettre une formidable projection sur un adversaire indéfini de son propre comportement. C’est en effet elle et ses comparses de l’industrie du tabac qui ont systématiquement détourné la science, manipulé les résultats, dissimulé des recherches compromettantes, allant jusqu’à soudoyer des professeurs d’université pour qu’ils produisent des résultats favorables à leurs intérêts commerciaux. Il y a donc une incroyable arrogance de la part de la multinationale à invoquer la manipulation de la science. C’est aussi l’indication qu’en 1994, elle croyait bénéficier d’une impunité sans faille, que ses énormes moyens financiers et ses hordes d’avocats lui avaient assurée jusque-là. Elle a dû déchanter peu de temps après, lorsqu’aux USA les premières condamnations commencèrent à tomber.
L’EPA, victime de choix
L’industrie du tabac, Philip Morris en tête, s’est acharnée contre l’EPA lorsque cette agence a proposé, au début des années 90, de classifier la fumée passive dans la catégorie des substances cancérigènes. L’agence gouvernementale a été accusée de fraude scientifique et a été traînée devant les tribunaux par les cigarettiers américains. Toutes les allégations de l’industrie ont été finalement, et après une longue procédure, repoussées par la justice comme étant «sans objet», mais ce harcèlement judiciaire a permis aux cigarettiers de créer la confusion et de retarder les décisions en matière de protection des personnes contre la fumée passive (voir encadré). Philip Morris a exploité cette affaire avec l’EPA pour tenter de bloquer des décisions de santé publique dans d’autres pays.
Philip Morris avance, comme on peut s’y attendre, la ventilation comme une solution à la cohabitation dans un même espace entre fumeurs et non-fumeurs. La compagnie a beaucoup investi dans la ventilation et tout ce qui peut contribuer à la qualité de l’air ambiant, tout en évitant soigneusement de mettre en cause la pollution principale de celui-ci, à savoir celle due à sa contamination par la fumée de tabac. Mais là encore, force est de constater que ses efforts ont échoué. On pouvait récemment lire sur le site Internet de Philip Morris USA la déclaration suivante: «Bien qu’il n’ait pas été démontré que la ventilation peut résoudre les problèmes de santé associés à la fumée passive, elle peut améliorer la qualité de l’air d’un établissement». Les recherches scientifiques sur la ventilation ont en effet prouvé que celle-ci ne suffisait pas pour protéger les personnes contre les effets toxiques de la fumée passive. Pour atteindre des niveaux de qualité de l’air qui soient acceptables, il faudrait des taux de renouvellement de l’air comparables à ceux obtenus dans une soufflerie.
Philip Morris offre ensuite son interprétation très particulière de l’article 19 de l’Ordonnance 3 de la Loi sur le travail (OLT3). Depuis lors, la directive du SECO a clarifié l’application de cet article, qui n’est pas opposé à l’interdiction complète de fumer, comme le prétend Philip Morris. La directive du SECO précise en effet que «si les installations, les bâtiments ou les locaux de travail ne permettent pas de créer des postes de travail séparés ou si une entente entre fumeurs et non-fumeurs n’est pas trouvée, l’interdiction de fumer doit être instaurée à la demande des travailleurs non-fumeurs concernés». Elle donne clairement la prépondérance à la santé des travailleurs sur la liberté de fumer.
Sage décision
Finalement, la lettre se réfère aux résultats d’un sondage suisse sur les préférences des travailleurs pour la cohabitation des fumeurs et des non-fumeurs au sein de l’entreprise. Philip Morris possédait les résultats d’un pré-test de ce sondage. On constate l’aspect fortement inducteur des questions. En effet, qui pourrait s’opposer à «un accord satisfaisant aussi bien pour les fumeurs que les non-fumeurs»? Pas surprenant donc que cette réponse reçoive 57% des suffrages. Malgré cela, 42% des non-fumeurs indiquent leur préférence pour une interdiction pure et simple de fumer!
DuPont de Nemours ne sera pas dupe et rejettera platement la tentative d’influence du cigarettier. Nous n’avons pas la copie de la lettre finalement envoyée à DISA par la CISC. Nous disposons cependant de la réponse adressée par le Managing Director de DuPont de Nemours International S.A. à Edgar Oehler. Cette réponse est remarquable. Elle témoigne de la grande détermination de la direction de DuPont de Nemours dans son souci de donner la priorité à la santé de son personnel. Elle montre aussi que cette direction ne se laisse pas intimider par la lettre du conseiller national et président des cigarettiers suisses, mais affirme ses principes sans détour (attitude d’autant plus remarquable que les cigarettiers sont par ailleurs des clients importants de DuPont de Nemours pour certains produits).
Dans cet exemple, Philip Morris a tenté d’influencer une grande multinationale et a essayé de la dissuader de protéger ses travailleurs contre l’exposition à la fumée de tabac. Elle a – heureusement – essuyé un échec. Cette tentative n’en reste pas moins inquiétante, et il est fort probable qu’elle ne soit pas un fait isolé. Est-ce que les directions d’autres entreprises suisses soumises à des pressions similaires auront toutes eu la lucidité et le courage de celle de DuPont de Nemours? Il est permis d’en douter.
Article publié avec l’aimable autorisation d’OxyRomandie et la collaboration du FARES.
Les attaques de l’industrie du tabac contre l’EPA
En 1993, l’Agence de Protection de l’Environnement des USA, en bref l’EPA ( Environmental Protection Agency ), publiait un rapport faisant état d’une vaste étude passant en revue l’état de la connaissance sur la fumée de tabac environnementale (FTE). Elle arrivait à la conclusion que la fumée passive provoquait le cancer du poumon chez les non-fumeurs. En conséquence, elle classifiait la FTE dans le groupe A des substances cancérogènes, c’est-à-dire parmi celles qui sont reconnues les plus dangereuses.Cette étude s’attira évidemment les foudres de l’industrie du tabac. Les cigarettiers américains ont commencé par submerger l’EPA sous une masse gigantesque de commentaires niant ses observations et critiquant ses méthodes. Ils mobilisèrent pour cela tous leurs «scientifiques indépendants». Ces manoeuvres ne parvinrent cependant pas à stopper la publication du rapport.
L’industrie lança ensuite une vaste offensive judiciaire contre l’EPA, l’accusant de fraude scientifique et d’incompétence. Par des manoeuvres procédurières et à l’aide d’un juge qui avait été auparavant un lobbyiste des cultivateurs de tabac, l’industrie parvint à bloquer la décision de l’EPA. Celle-ci déposa immédiatement un recours. L’affaire mit beaucoup de temps avant d’être jugée, car ce n’est qu’en janvier 2003 que la justice américaine devait débouter l’industrie du tabac, jugeant sa cause sans objet.En juin 2002, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui est rattaché à l’OMS et est la plus haute autorité mondiale en matière de recherche sur le cancer, arrivait à la conclusion officielle que «l’exposition involontaire à la fumée de tabac provoque le cancer du poumon», précisant que «les non-fumeurs sont exposés aux mêmes cancérogènes que les fumeurs actifs. Il a été montré que les niveaux types d’une exposition involontaire provoquaient le cancer du poumon chez des individus n’ayant jamais fumé». En vertu de quoi, le CIRC classait la fumée de tabac dans l’air ambiant dans le Groupe 1 des substances cancérogènes (qui rejoignait ainsi, entre autres, l’amiante, l’arsenic, le gaz moutarde et le radon).
Les attaques de l’industrie du tabac contre les travaux de l’EPA n’ont donc pas abouti à inverser les résultats scientifiques concernant la toxicité de la fumée passive, mais elles ont réussi à créer la confusion et la controverse et à retarder les décisions des responsables de santé publique pour la protection des personnes – en causant au passage de très nombreuses maladies et morts qui auraient pu être évitées si les mesures avaient été prises à temps.