Mai 2013 Par Pascale DUPUIS Initiatives

Le Québec a longtemps été montré du doigt comme l’un des champions du suicide dans le monde. En 1999, triste année record, 1620 personnes se sont suicidées au Québec. Dix ans plus tard, on comptait 1146 suicides, soit 474 de moins. La baisse est encourageante et prouve que les investissements en prévention portent leurs fruits, mais il est hors de question de parler de succès quand trois personnes se donnent encore la mort chaque jour.

Comme en Belgique, le suicide représente au Québec un problème majeur: plus d’un millier de personnes s’enlèvent la vie chaque année. Pour les 8 millions de Québécois, cela représentait en 2009 un taux de 14,6 pour 100 000. À titre de comparaison, en Belgique, 2000 personnes se sont suicidées en 2010, soit un taux de 26,5 pour 100 000. La problématique ne se résume pas à ce nombre de décès: pour chaque suicide, on compte 6 à 10 proches endeuillés ainsi qu’une vingtaine de tentatives et plus de 100 personnes en proie à des idéations suicidaires.

La prévention : possible et efficace

De 1999 à 2009, dernière année pour laquelle des statistiques complètes sont disponibles au Québec, le taux de suicide est passé de 22,2 à 14,6 pour 100 000 personnes. Même si la médiatisation du suicide d’un célèbre journaliste concourt à expliquer le taux record de 1999, cette baisse est une preuve indéniable que le suicide n’est pas une fatalité et constitue, comme l’indique l’OMS « un problème de santé publique énorme mais en grande partie évitable.» Des progrès encourageants ont surtout été notés dans la première moitié des années 2000 et c’est auprès des jeunes qu’ils ont été les plus marqués.Un suicide individuel résulte toujours d’une multiplicité de facteurs. A fortiori, le suicide en tant que problème de santé publique ne s’explique pas par une cause unique. Dès lors, sa prévention requiert de multiples approches mettant à contribution de nombreux acteurs. Les concepts de prévention universelle, sélective et indiquée (1) constituent une manière intéressante de classer les actions de prévention. S’il est difficile d’identifier avec certitude les stratégies qui expliquent la diminution marquée du taux de suicide au Québec au cours des dernières années, on peut raisonnablement penser que les mesures suivantes y ont contribué : l’intervention téléphonique, la formation des intervenants, les réseaux de sentinelles, la recherche et la mobilisation sociale.

Une aide téléphonique accessible

Lorsqu’une personne se trouve en crise suicidaire, une aide disponible peut réellement faire la différence dans l’issue de celle-ci. Le Québec dispose depuis 2001 (2) d’une ligne d’intervention gratuite, accessible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 partout sur le territoire. Un numéro unique (3), qui en facilite la promotion, permet aux personnes suicidaires et à leurs proches d’entrer en contact avec un intervenant de leur région, avant, pendant ou après la crise.La grande majorité des répondants sont des professionnels, quelques-uns sont des bénévoles. Le 1866 APPELLE n’est pas une ligne d’écoute mais un service d’intervention: les répondants sont formés pour évaluer la dangerosité du passage à l’acte et l’urgence de l’intervention ainsi que pour désamorcer le processus. Ils sont aussi en contact avec les ressources policières de la région qui peuvent se rendre à domicile lorsqu’une tentative de suicide est imminente ou en cours. Une telle mesure relève à la fois de la prévention sélective puisqu’elle s’adresse aux personnes ayant des idéations ou des intentions suicidaires et de la prévention indiquée, puisqu’elle est aussi disponible pour ceux qui ont commis une tentative de suicide ainsi que pour leurs proches et pour les personnes endeuillées par le suicide d’un être cher. L’intervention téléphonique n’est qu’un des services offerts par les centres de prévention du suicide et les autres ressources mandataires de la ligne, à côté des rendez-vous individuels notamment. Mais la porte d’entrée vers ces services est souvent un appel de détresse.

Intervenir à l’aide de bonnes pratiques

Pour une prise en charge optimale de la personne suicidaire, il est essentiel que les différentes ressources d’aide consultées, qu’il s’agisse des urgences hospitalières, d’un centre de prévention du suicide ou encore d’un service de santé mentale par exemple, parlent un langage commun, partagent la même estimation du degré d’urgence et abordent l’intervention d’une manière cohérente.La formation des intervenants, une mesure de prévention sélective, fait depuis longtemps l’objet d’une des préoccupations de l’AQPS qui est en charge de son élaboration et de sa diffusion à travers la province. En 2010 a été lancée une nouvelle formation qui vise à améliorer les pratiques d’intervention auprès des personnes suicidaires et à favoriser une approche commune à tous les intervenants en prévention du suicide. D’une durée de trois jours, celle-ci repose sur l’estimation de la dangerosité du passage à l’acte et sur des techniques d’intervention issues de l’approche orientée vers les solutions, un type de thérapie brève se centrant sur l’élaboration de solutions plutôt que sur l’identification des problèmes.Se basant davantage sur les forces et compétences que sur l’expression des émotions, l’approche orientée vers les solutions semble particulièrement adaptée aux hommes. En deux ans et demi, une soixantaine de formateurs ont instruit 6000 intervenants des différentes régions du Québec. Ce vaste mouvement de mise à jour des compétences coïncide avec une tournée provinciale d’implantation de deux Guides de bonnes pratiques en prévention du suicide édités par le Ministère de la Santé et des Services sociaux en vue de soutenir le développement des services de prévention du suicide dans toutes les régions du Québec. La formation s’exporte bien: plusieurs organismes belges envisagent de la programmer l’an prochain.

Les réseaux de sentinelles

Il ne suffit pas que des aides existent, encore faut-il que les personnes qui en ont besoin y fassent appel. Quand on va mal, la demande d’aide n’est pas toujours facile. Les sentinelles sont des personnes qui, à l’intérieur de leur milieu de travail ou de vie, ont pour rôle d’établir un contact avec une personne en détresse et d’assurer le lien entre celle-ci et les ressources d’aide, par l’intermédiaire d’intervenants désignés vers lesquels elles dirigent les personnes suicidaires identifiées. Le développement de réseaux de sentinelles est un exemple de mesure de prévention sélective originale. En principe, des réseaux sont implantés en priorité au sein des groupes les plus à risque. Dans les faits, en cinq ans, des réseaux ont été implantés à travers toutes sortes de milieux et près de 10 000 sentinelles ont été formées, même si toutes ne sont plus actives aujourd’hui. La stratégie a fait des petits en Belgique, puisque 10 formateurs de sentinelles ont été formés en novembre 2011 à Liège, pour le compte du Département des affaires sociales de la Province de Liège qui prépare l’implantation de réseaux dans plusieurs milieux (entreprise métallurgique, femmes d’agriculteurs, personnel communal et provincial, corps de police).

Compter sur les données de la recherche

Toute prévention devrait se baser sur une connaissance fine et actuelle de la réalité du problème qu’elle entend contrer. La recherche est considérée comme une mesure relevant de la prévention indiquée. Le Québec est riche en chercheurs en ce domaine: plusieurs centres rassemblent les chercheurs de multiples disciplines s’intéressant à la problématique, parmi lesquels le Centre de recherche et d’intervention sur le suicide et l’euthanasie (CRISE) et le Réseau québécois de recherche sur le suicide (RQRS).Des mises à jour des données statistiques des décès par suicide sont publiées chaque année par l’Institut national de santé publique du Québec. Par ailleurs, le lancement d’une banque de données est attendu pour l’automne 2013. À partir des recensements des caractéristiques des personnes décédées par suicide, celle-ci devrait suivre l’évolution des principaux facteurs de risque, permettant de cibler les efforts de prévention dans chacune des régions du Québec.

Changer la culture par la mobilisation sociale

Dans la culture québécoise, le suicide fait l’objet d’une certaine acceptation sociale: il est reconnu et toléré comme une issue à la souffrance. Depuis quelques années, l’AQPS et ses multiples partenaires s’efforcent de mobiliser la société en faveur de la prévention et contre une vision du suicide comme un choix individuel face à la souffrance. La déclaration de solidarité Ajouter ma voix (voir encadré), déjà signée par près de 35 000 personnes et plusieurs dizaines d’organismes, invite les citoyens à prendre position et à s’engager, à leur mesure, en faveur de ce changement social.Les campagnes de sensibilisation menées chaque année à l’occasion de la Semaine nationale de prévention du suicide , début février et de la Journée mondiale de prévention du suicide , le 10 septembre, ont notamment pour objectifs de sensibiliser la société à l’ampleur du problème et aux moyens de le réduire, de promouvoir les ressources d’aide et de contribuer au changement de culture.Lutter contre l’acceptation du suicide n’équivaut ni à tourner le dos aux personnes suicidaires ni à les juger, ni encore à encourager le tabou entourant le problème. Au contraire, cette action va de pair avec la promotion de la demande d’aide, avec le développement des ressources et avec une sensibilisation des médias aux manières adéquates d’évoquer le suicide. L’AQPS vise aussi la mobilisation des organisations. Par l’établissement de partenariats, elle cherche à inviter un maximum de collectivités, de milieux, de professions à partager une préoccupation pour ce problème de société et à initier des actions en faveur de sa prévention, comme le font par exemple les collèges d’enseignement supérieur (les cégeps) depuis de nombreuses années.

Peut et doit mieux faire

Si les stratégies québécoises semblent fécondes, il n’en reste pas moins qu’il serait inapproprié de crier victoire. D’abord parce qu’aucune de ces mesures n’a fait l’objet d’une évaluation d’efficacité, même si plusieurs ont été évaluées quant à leur processus ou à leur implantation: leur impact réel sur le taux de suicide au Québec n’a pas été mesuré et le serait d’ailleurs difficilement. Ensuite, parce que si plus de 1000 suicides sont encore déplorés chaque année, c’est que ces moyens restent insuffisants ou que leur mise en œuvre demeure imparfaite. Enfin, parce que d’autres mesures, qui semblent faire leurs preuves ailleurs dans le monde, n’en sont encore qu’à leurs premiers balbutiements. C’est par exemple le cas de l’intervention en ligne (via les sites, forums, chats et médias sociaux) que le Québec tarde à adopter comme voie de prévention.Dans le domaine de la réduction de l’accès aux moyens, les efforts risquent de se voir contrebalancés par la récente abolition du registre des armes d’épaule par le gouvernement canadien. Par ailleurs, le suivi après hospitalisation des personnes ayant fait une tentative de suicide est encore défaillant en bien des endroits, alors que les personnes ayant commis une tentative constituent la population la plus à risque dans l’année suivante et que les Guides de bonnes pratiques mettent l’accent sur l’importance de la coordination des services. L’actuel ministre de la Santé et des Services sociaux, le Dr. Réjean Hébert, semble conscient de l’enjeu, déclarant dans un récent communiqué: «Bien que le suicide ait une tendance à la baisse au Québec depuis une décennie, il est essentiel de persister dans nos efforts afin d’améliorer notre travail de prévention et l’efficacité de nos interventions. Le Programme national de santé publique, la Politique nationale de prévention et le prochain Plan d’action en santé mentale sont des dispositifs qui nous aideront à atteindre ces objectifs et à agir pour prévenir le suicide». Des politiques annoncées pour ce printemps, qui sont attendues avec intérêt par le secteur.

Ensemble, nous sommes une partie de la solution

Le projet Ajouter ma voix lancé en 2009 réunit ceux et celles qui désirent voir le suicide diminuer au Québec. Chacun est invité à s’engager à sa mesure pour la prévention du suicide: en signant la déclaration de solidarité, en invitant un ami à le faire ou en suscitant une activité dans son milieu.

La déclaration de solidarité Ajouter ma voix :
– Parce qu’aujourd’hui, trois de nos concitoyens s’ajouteront aux 12 988 Québécois qui se sont suicidés dans les dix dernières années et que ces décès auront entraîné plus d’un quart de million de personnes dans un deuil douloureux;
– Parce que le suicide est une cause importante de décès au pays et que le phénomène touche l’ensemble de ses régions;
– Parce que nous estimons qu’il est possible de contrer le phénomène du suicide par des actions concertées, cohérentes et intensives de sorte que les personnes qui souffrent puissent bénéficier de ressources accessibles et efficaces;
– Parce que nous ne voulons plus perdre, par suicide, de pères, de mères, de frères, de sœurs, de fils, de filles, de parents, d’amis, de collègues, de voisins, d’étudiants;
– L’éducation et la sensibilisation face au suicide, c’est le rôle de tous. En prenant position, nous avons le pouvoir de changer les choses.
34 919 personnes ont déjà signé la déclaration sur http://www.ajoutermavoix.com (site consulté le 18/04/2013)

(1) Voir l’article « http://www.preventionsuicide.info est né. Allez vite le découvrir!» de Colette Barbier en page 2 de ce numéro.
(2) Cette ligne a été mise en place dans le cadre de la Stratégie québécoise d’action face au suicide en vigueur de 1997 à 2002.
(3) Le 1866 APPELLE: les lettres du mot APPELLE correspondent, sur le clavier d’un téléphone, aux chiffres 277 3553.