Janvier 2010 Par Alain CHERBONNIER Réflexions

Il nous paraît intéressant de faire écho à un article de Jeremy Shiffman (Maxwell School, Université de Syracuse, État de New York) publié dans le Bulletin de l’OMS d’août dernier (1). Cet article questionne en effet le paradigme objectiviste qui prévaut dans le champ de la santé et met en avant un paradigme constructiviste pour expliquer les disparités entre les divers problèmes de santé publique selon l’intérêt que leur portent décideurs et donateurs.
Le débat entre ces deux paradigmes – on peut même parler de débat épistémologique – n’est pas neuf dans les sciences humaines mais il pourra paraître audacieux dans le monde médical, toujours soucieux d’objectivité scientifique.
L’article part d’un simple constat: certains problèmes de santé publique drainent l’attention des dirigeants politiques et des financeurs tandis que d’autres restent à l’arrière-plan, sans que ces différences s’expliquent forcément par des facteurs objectifs tels que la morbidité et la mortalité ou par l’existence de moyens d’action efficients (c’est-à-dire «rentables» en termes de coût/efficacité). C’est ainsi, écrit Shiffman , que les programmes portant sur le VIH/SIDA, qui représente environ 5% de la mortalité dans les pays à bas et moyen revenu, recevaient au début des années 2000 plus du tiers de toutes les grandes donations en matière de santé.
De même, le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) a drainé des ressources importantes alors qu’il n’était responsable que de quelques centaines de décès (2). Inversement, des maladies transmissibles comme la pneumonie ou la diarrhée, qui tuent chaque année des millions de personnes et contre lesquelles on dispose de moyens d’intervention efficients, n’attirent que des financements modestes.
L’idéal objectiviste, selon lequel c’est l’importance rigoureusement mesurable d’un problème (gravité, fréquence, etc.) ainsi qu’une neutralité gestionnaire (calcul coût/bénéfice) qui prévalent dans les décisions en matière de santé publique, est ainsi mis à mal.
Pour expliquer ces disparités, il faut recourir au paradigme constructiviste ( social constructionism ): ce que nous appelons «réalité» n’est pas quelque chose qui serait là, devant et hors de nous, indépendamment de l’observation humaine. La réalité n’est pas un donné objectif mais un construit social; nous la construisons à travers des catégories mentales et des interactions sociales.
Il en va ainsi, par exemple, du «risque» au sens courant du terme (le fait de percevoir tel phénomène, tel comportement comme risqué ou non est sujet à de multiples variations en fonction de facteurs socioculturels) mais aussi au sens médical: un «facteur de risque» est le résultat de la réduction explicite d’une question à certaines variables et du calcul d’associations statistiques entre celles-ci.
L’implication pour la question qui nous occupe ici est la suivante: un problème de santé se voit accorder de l’attention moins en raison de son «importance» objectivable que de la manière dont il est mis en exergue par ceux qui sont convaincus de son importance (et/ou qui y ont intérêt, ajouterons-nous). Cela ne signifie pas, souligne Shiffman, qu’il n’existe aucun lien entre la matérialité des faits et l’attention accordée à un problème, mais que ce lien est distendu et qu’il est toujours influencé par des représentations sociales.
Pour aller plus loin, l’auteur se réfère à une publication précédente (3), qui montrait à quel point il avait été difficile d’attirer l’attention des politiques sur le problème de la mortalité maternelle et, à partir de là, proposait 11 facteurs explicatifs regroupés en quatre catégories: le poids des acteurs motivés par un problème de santé publique; la force de leurs arguments; le contexte politique; les caractéristiques propres du problème de santé. Il se propose ici de centrer son hypothèse explicative sur trois de ces facteurs (mais sans expliciter les raisons de ce choix): les policy communities mobilisées par un problème de santé; les types d’arguments et de représentations du problème qu’elles développent; les institutions qui promeuvent cette argumentation et ces représentations.

Intérêt partagé

La notion de policy community pose un problème de traduction qui n’est pas seulement linguistique mais conceptuel. Shiffman définit en effet ces ensembles comme «des réseaux d’individus (chercheurs, militants, décideurs politiques, fonctionnaires…) et d’organisations (gouvernements, ONG, agences des Nations Unies, fondations…) qui partagent un intérêt pour un problème particulier». L’expression «intérêt partagé» est évidemment assez vague (4) et la polysémie du terme «réseau» n’arrange rien. En tout cas, il ne s’agit pas simplement des lobbies installés auprès des grandes institutions politiques comme l’Union européenne. Alors, faut-il dire simplement «communauté d’intérêts» ou «alliance objective»? Ces formulations sont très générales et n’impliquent pas forcément d’action concertée… Le manque de précision de ce concept nous semble constituer une faiblesse de la démonstration proposée ici.

Représentations sociales

Quoi qu’il en soit, le cœur de l’activité d’une policy community serait de l’ordre des représentations sociales: fixer l’attention de l’opinion (l’opinion publique mais surtout celle des cercles de décision) sur un problème de santé qui doit apparaître comme une problématique sociale crédible, convaincante en soi, mais aussi marquante, importante dans la vie des gens ( salient ).
Par exemple, l’éradication de la poliomyélite a été présentée comme une croisade humanitaire contre un fléau qui a affecté les enfants pendant des milliers d’années. Plus d’un occidental d’âge mûr aura été séduit par la possibilité de débarrasser le monde d’une maladie qui faisait naguère encore des ravages dans son propre pays.
L’enjeu est donc de déceler quelles images, quelles représentations d’un problème de santé sont susceptibles de «faire tilt», particulièrement auprès des relais d’opinion, des élites et des décideurs. Lesquels sont multiples et variés: pensons à un militant des droits de l’homme, à un épidémiologiste, à un ministre des finances… Aussi les problèmes de santé qui ont été le plus mobilisateurs sont-ils ceux qui ont mis en œuvre de multiples représentations: « par exemple , écrit Shiffman, le VIH / SIDA a été dépeint comme un problème de santé publique , une question de développement [ socio économique ], une crise humanitaire , une affaire de droits humains et une menace pour la sécurité ».
Exemples à l’appui, il montre aussi que les discours destinés à promouvoir tel ou tel problème de santé développent presque tous une rhétorique qui se situe sur deux versants. Le premier porte sur le problème, présenté comme grave et sous-estimé: « le problème X reçoit beaucoup moins de ressources financières qu’il le mérite , eu égard aux dommages sérieux qu’il cause ou peut causer à l’avenir ». Le second porte sur la solution, présentée comme réaliste et avantageuse: « le problème X est surmontable ( ou , s’il ne l’est pas encore , le besoin est urgent de trouver le moyen d’y arriver ) et , une fois qu’il sera surmonté , les gains et / ou les dommages évités seront remarquables ».

Institutions porteuses

Mais la qualité de l’argumentation ne suffit pas: encore faut-il que celle-ci soit portée, valorisée et pérennisée par des «institutions». Par ce dernier mot, il faut entendre non seulement des entités organisationnelles bien précises (par exemple l’OMS, l’UNICEF, ONUSIDA ou de nombreuses ONG et associations centrées sur telle ou telle question de santé publique) mais aussi «les règles, les normes et les stratégies adoptées par les individus qui interviennent à l’intérieur des organisations ou de manière transversale ( accross organizations )» (5), ce qui correspond plus ou moins à la notion de «culture institutionnelle». Pour Shiffman, l’existence de telles institutions est cruciale pour que la problématique qu’elles portent parvienne puis reste à l’agenda de la santé dans les cercles de décision politique.

La communication, indispensable

Si l’on suit cette thèse, la communication, loin d’être une activité secondaire en santé publique, apparaît comme une stratégie de premier plan. Les «communautés d’intérêts en matière de politiques sanitaires» devraient dès lors apprendre à communiquer en mettant systématiquement en avant la gravité et la sous-estimation du problème qu’elles veulent promouvoir ainsi que l’efficacité et les avantages des réponses qui peuvent y être apportées.
Il leur faudrait aussi apprendre à présenter leur dossier en fonction des préoccupations des décideurs et en choisissant les représentations du problème le plus susceptibles de retenir leur attention. Elles auraient enfin avantage à fonder des institutions dévolues à plaider en faveur de «leur» problème plutôt que d’espérer voir les institutions existantes s’y intéresser; à défaut, elles devraient tout faire pour que celles-ci créent un département affecté à cette problématique. Reste que tous les problèmes de santé publique ne se prêtent vraisemblablement pas à un tel traitement: ce n’est pas un hasard si Shiffman donne souvent en exemple le VIH/SIDA.
« Mon intention initiale , conclut-il avec candeur ou cynisme, n’était pas de suggérer aux policy communities ce qu’elles devraient faire ni de dire en quoi consiste le comportement le plus approprié en matière de plaidoyer». Précaution oratoire, comme il en est d’autres dans le texte? Mais la suite est plus surprenante car elle semble jetée comme un pavé éthique dans une mare jusque là pragmatique. Nous traduisons quasi intégralement ce passage (6): «Puisque de multiples policy communities luttent pour attirer l’attention en développant des arguments et en créant des institutions pour promouvoir leur propre problématique, les pauvres reçoivent ils leur dû ? Certains observateurs ont exprimé des doutes quant à l’intérêt d’une telle compétition . Ils plaident pour une architecture plus rationnelle , qui soit focalisée sur le bien public dans son ensemble , prenne en compte , pour l’allocation des ressources , des facteurs matériels comme le coût réel de la maladie , et soit attentive aux priorités des citoyens du pays . On trouve ces préoccupations derrière plusieurs initiatives nouvelles visant à promouvoir l’harmonisation de l’aide sanitaire (…) et l’appel à rejeter les initiatives axées sur un problème spécifique , au profit d’une approche intégrée mettant l’accent sur le renforcement des systèmes de santé . D’autres observateurs , par ailleurs , font remarquer que la compétition peut aider à faire surgir des idées et des énergies nouvelles pour affronter les besoins de santé des pauvres , et que les initiatives ciblées sont plus susceptibles d’engendrer résultats , responsabilisation et soutien politique . Ils signalent aussi que l’harmonisation peut conduire à une architecture non pas rationnelle mais autoritaire : une petite élite d’organisations coalisées pour dicter ce qui est le mieux pour la santé des pauvres
Outre que, d’une manière ou d’une autre, c’est toujours une «petite élite», coalisée ou non, qui décide de ce qui est assez bon pour les pauvres, le débat apparaît alors comme un nouvel avatar de l’opposition classique entre planification et libre concurrence. Un débat tranché d’avance dans le monde contemporain, surtout aux USA. Du coup, on se dit que le «pavé éthique» a peut-être surtout une fonction rhétorique. Qu’il a peut-être été jeté essentiellement pour conforter l’option selon laquelle la compétition est bonne en soi parce que c’est le meilleur qui l’emportera pour le bien de tous. Encore une «représentation sociale»?
Alain Cherbonnier , licencié en éducation pour la santé, chargé de projet à Question Santé asbl

(1) A social explanation for the rise and fall of global health issues, Bull. World Health Organ. , vol. 87, 8, 608-13.
(2) Et la même chose a bien l’air de se produire avec l’épidémie de grippe A (H1-N1)…
(3) Shiffman J., Smith S., Generation of political priority for global health initiatives: a framework and case study of maternal mortality, Lancet 2007, 370, 1370-9.
(4) Pas un mot sur les divers intérêts (institutionnels, idéologiques, corporatistes, financiers, carriéristes, politiques stricto sensu ) qui mobilisent toute cette énergie…
(5) Ostrom E., Institutional rational choice: an assessment of the institutional analysis and development framework, in Sabatier P. A. (ed.), Theories of the policy process , Boulder (Colorado), Westview Press 2007, 21-65. Cité par l’auteur.
(6) Traduction dont ni l’auteur ni son éditeur ne peuvent être tenus pour responsables.