Les 27 et 28 mai derniers, la première édition des Journées de nutrition critique avait lieu à l’université de Paris 8 (Saint-Denis), sur le thème ‘Nutrition, intérêts économiques et pouvoir politique: quelle éducation critique?’
Le pari était audacieux pour l’organisateur de ces deux journées, Paul Scheffer , Président de l’ADNC, l’Association de diététique et nutrition critiques. Son ambition n’était pas mince: contribuer à développer dans le domaine de la nutrition une réelle critique de l’influence du secteur agroalimentaire sur les discours et les connaissances, comme cela existe depuis pas mal de temps déjà dans le domaine de la santé et de l’influence de l’industrie pharmaceutique sur les pratiques médicales.
«Il n’existe pas encore à proprement parler de réflexion critique élaborée équivalente pour ce qui touche au rôle de l’industrie agroalimentaire et des dysfonctionnements des institutions régulatrices en matière de nutrition» , affirmait-il d’entrée de jeu avant de céder la parole à un joli panel d’experts ayant fait la preuve de leur indépendance depuis de longues années, en résistant courageusement aux pressions des intérêts économiques, et ce au péril de leur carrière parfois.
Il plaida aussi avec conviction pour une démarche collective de critique du modèle économique dominant, pour l’émergence de l’expertise citoyenne dans les comités d’experts, pour un bon usage de l’arme de la dénormalisation (qui a obtenu d’incontestables succès sur le front antitabac), sans pour autant diaboliser l’industrie, mais en étant quand même le poil à gratter l’empêchant de coloniser trop facilement la santé publique.
Bref, un projet remarquable, défendu au long des deux journées par des intervenants souvent de qualité (mais ne cultivant pas spécialement le consensus entre eux !) qui aurait assurément mérité une audience moins confidentielle de quelques dizaines de personnes. Les absents ont eu tort, comme souvent !
Conflits d’intérêts
Il faut dire que ces journées ne pouvaient sans doute pas mieux tomber. La France, encore toute secouée par l’affaire du Mediator, tente de mettre de l’ordre dans ses comités d’experts trop complaisants vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique, et révise leur composition. Dans la queue de cette tornade, un autre fait est passé relativement inaperçu du grand public: le retrait précipité, en mai, par la Haute autorité de santé (HAS) française, de deux de ses recommandations relatives au traitement médicamenteux du diabète et de la maladie d’Alzheimer qui étaient clairement entachées de conflits d’intérêts.
Ce retrait est dû au Formindep (mouvement ‘pour une formation et une information médicales indépendantes de tout autre intérêt que celui de la santé des personnes’) qui a obtenu là un succès exceptionnel récompensant un incessant travail de fond mené depuis des années avec des moyens dérisoires. Le Dr Philippe Foucras , président du Formindep, a d’ailleurs eu l’honneur (mérité) d’intervenir en dernier avant la clôture du colloque.
Comme évoqué plus haut, l’ADNC s’est donc créée sur l’exemple du Formindep. Et, de fait, quel que soit le bout par lequel on le tirait, le fil rouge du programme ramenait toujours à cette notion – encore si peu admise dans nos mœurs ‘latines’ – de conflit d’intérêt.
Les exemples ont été légion. Pourquoi l’affichage des contenus en sel des aliments n’est-il toujours pas mieux codifié? Pourquoi certains additifs alimentaires, même reconnus cancérigènes, sont-ils toujours autorisés? Pourquoi l’EFSA (European Food Safety Authority) refuse-t-elle de reprendre l’examen du dossier de l’aspartame malgré les nouvelles données qui jettent sur cette molécule de nouveaux soupçons (1)? Pourquoi les risques sanitaires liés au Bisphénol-A ont-ils mis tant de temps à être pris en considération, et pourquoi s’est-on contenté d’interdire les biberons alors que tant d’emballages en relarguent allègrement dans nos denrées alimentaires usuelles? Etc, etc.
Mais on a aussi compris que les choses ne sont pas si simples. Où débute un conflit d’intérêt? Bien sûr, répondre à une question technique, tenir une conférence, voire accepter une invitation à un congrès, ne sont pas nécessairement le signe d’une soumission aveugle aux stratégies de l’industrie. Par contre, siéger au conseil scientifique d’une multinationale ou participer à un think tank financé par l’industrie pour développer des concepts et des standards «industry-friendly» (que les agences de régulation adopteront par la suite), c’est déjà nettement plus compromettant!
Mais les conflits d’intérêts ne sont pas seulement financiers, et l’expertise n’est pas seulement l’absence de compromission. Être confit de certitudes, dans un monde où la science évolue à la vitesse où elle évolue aujourd’hui, ne peut plus être considéré comme une attitude scientifique. Or, remettre en cause ses choix, ses croyances ou ses combats exige autant d’humilité que d’ouverture d’esprit. C’est donc un très difficile équilibre que celui qui maintient l’expert sur ses convictions (car il faut un minimum de stabilité) tout en le laissant perméable aux nouvelles idées. Sans pour autant le transformer en girouette: que dirions-nous si nos éminents experts tournaient casaque au moindre souffle de doute?
La tâche n’est donc pas facile. Pour les experts, mais pas davantage pour les journalistes santé… Car dans le camp d’en face, chez les lanceurs d’alertes, il y a aussi un sérieux tri à faire. Face à ces experts qui invoquent sans doute trop facilement une certaine science toute-puissante pour justifier leur inacceptable immobilisme, se dressent des francs-tireurs impertinents, pourfendeurs de lobbies, souvent eux aussi de formation scientifique et dotés d’un redoutable esprit critique… mais également, hélas, des activistes nettement moins crédibles, voire dangereux. Lanceur d’alerte, ce n’est pas une profession protégée!
Et en particulier en matière de nutrition, la cacophonie est volontiers amplifiée par les médias, qui suivent assez servilement tous ceux qui savent les séduire. Or, semer le doute, c’est une des stratégies les plus payantes de l’industrie…
Bref, entre la vieille garde inflexible des scientifiques expérimentés mais dépassés, les esprits critiques précurseurs mais pas toujours prudents, les originaux de tout poil qui récupèrent ce qui leur convient, et les journalistes déboussolés qui ne savent plus qui croire… À qui profite tout ce bazar?
Karin Rondia et Christian De Bock , avec l’aide de David Leloup
(1) Elle vient quand même d’être priée par la Commission européenne de revoir le dossier aspartame pour 2012 (au lieu de 2020), suite aux pressions d’eurodéputés français.