Avril 2011 Par Colette BARBIER Initiatives

À l’occasion du 30e anniversaire du Service de Santé Mentale du CPAS de Charleroi, le psychanalyste Serge Tisseron a dressé un tableau des changements qu’opère la « révolution Internet » sur le psychisme de nos jeunes. Face aux bouleversements que vit le monde actuel, la vigilance s’impose. Veillons à donner des repères à nos ados pour qu’ils puissent avoir prise sur la réalité de ce nouveau monde et devenir des acteurs capables de construire avec humanité le monde de demain.
Les nouvelles technologies induisent chez les jeunes de nouveaux comportements qui dessinent peu à peu une nouvelle culture. « En quelques années , nous sommes passés d’une culture du livre à une culture des écrans , analyse Serge Tisseron . Cela ne signifie pas que nous sommes passés d’une culture où on lisait à une culture où on lirait moins . Les jeunes continuent à lire : des mails , des textes sur internet , des hebdomadaires , peut être moins de romans , mais ce n’est pas certain . Dans la culture du livre , on a affaire à un livre à la fois , les contraires s’excluent . Par contre , dans la culture des écrans , les contraires se juxtaposent et cohabitent
Ce changement de culture ne concerne pas seulement le rapport aux écrans; il concerne globalement notre manière d’envisager la vie. « Il provoque des bouleversements dans les domaines de l’identité , des rapports aux autres , aux images et aux apprentissages , imposant du coup des nouveaux devoirs aux parents , aux pédagogues et aux collectivités publiques

Bouleversement des identités

Aujourd’hui, tout enfant a affaire à deux séries d’images de lui-même: l’image inversée que continuent à lui renvoyer les miroirs qui l’entourent et l’image redressée que lui renvoient les photographies et les films faits par ses parents, visionnés sur la télévision ou l’ordinateur familial. « C’est une découverte extraordinaire pour l’enfant . En grandissant avec ces deux séries d’images différentes de lui même , l’enfant renonce à l’idée qu’une image puisse le représenter absolument et pense que chacune rend visible une facette de lui . Il se familiarise ainsi avec l’idée d’avoir plusieurs identités
Selon Serge Tisseron, les technologies contemporaines sur le Web 1.0 et le Web 2.0 renforcent considérablement l’idée que l’on puisse être multi-identitaire.
« Dans le Web 1 . 0 ( pseudos , avatars et blogs ), les jeunes explorent leurs diverses identités dans le but de mieux cerner le foyer virtuel de leur personnalité qui reste pour chacun à jamais inconnu . Dans les chats’ et les jeux en réseau , ils possèdent plusieurs avatars qui leur permettent d’explorer , d’expérimenter différentes identités . Ils se fabriquent plusieurs personnages , jouent tantôt avec l’un , tantôt avec l’autre . De même , un jeune ne se crée jamais un seul blog , mais plusieurs en parallèle ( un blog pour les adultes , pour ses parents , un autre pour les copains , un blog où tout va bien , un autre où tout va mal …). Il a le désir d’être partout , et d’être tout à la fois , comme il a aussi le désir de découvrir laquelle de ses identités multiples est la mieux reconnue , avec l’objectif de la privilégier
Le Web 2.0 – Facebook en l’occurrence – est, quant à lui, collaboratif et permet une nouvelle définition de l’identité. « Chacun peut essayer de se construire une identité en choisissant des photos et des textes avantageux . Cette identité résulte d’une activité groupale : elle est constamment modifiée , transformée , enrichie par l’ensemble des contributions des internautes sur la page d’un individu . L’identité se transforme au carrefour de chaque communauté fréquentée . Du coup , chacun peut avoir autant d’identités que de réseaux dans lesquels il est intégré

La relation aux autres

La relation aux autres s’est transformée, d’abord avec le Web 1.0 dont le plus grand changement fut d’induire un élargissement du nombre d’interlocuteurs.
« Déjà , à partir de 2001 , ce que j’ai appelé le désir d’ extimité’ un terme qui avait d’abord été utilisé par Jacques Lacan s’est manifesté d’une autre manière quand est apparue l’émission de télé réalité , « Loft Story ». Ce désir d’extimité est un processus par lequel , chacun , à certains moments de sa vie , manifeste des facettes de son intimité , dont il ne connaît pas la valeur , de manière à les faire valider par autrui . Ce désir est le ressort de la jeunesse aujourd’hui , comme il est le ressort de tout âge . La nouveauté , c’est que ce désir d’extimité , jusqu’en 2001 , passait par la famille , les amis , etc . Grâce à la télévision , il a trouvé un nouveau support . Par la suite , le désir de passer à la télévision a très vite été supplanté par le désir d’être sur Internet . Cependant , Internet a donné un nouvel espace , considérable , au désir d’extimité . Sur Internet , le risque lié à ce désir , c’est d’en rajouter une couche , car sur le net , on existe souvent moins par l’intérêt de ce qu’on y met que par le nombre de clics’ que l’on suscite , même si ce nombre de clics’ est induit par des mauvaises raisons
Avec l’arrivée du Web 2.0, la nature des liens, des réseaux, de l’amitié et du capital social a complètement changé. « Dans cette nouvelle version du Web , il n’y a plus de liens forts ou faibles . Tous les liens sont élastiques . Leur particularité , c’est d’être activables ou non activables . Des liens très faibles peuvent être extrêmement utiles pourvu qu’ils soient activables . Par exemple , quand une personne recherche un emploi , les stratégies qui s’appuient sur des amis d’amis’ sont souvent plus efficaces que les relations de grande proximité .» C’est ce que Serge Tisseron appelle la «force des liens faibles».
D’autre part, contrairement au modèle de sociabilité traditionnelle, où le réseau local s’oppose au réseau lointain, dans le Web collaboratif (Web 2.0), le réseau est «glocal», c’est-à-dire qu’il est à la fois global et local. « Il est , en effet , possible de toucher de la même manière des personnes géographiquement ou socialement lointaines et d’autres proches
Avec le Web collaboratif, l’amitié change aussi de signification. « Dans l’amitié au sens traditionnel du terme , les amis sont des gens avec lesquels on a du plaisir à être et à échanger . Sur Facebook , on établit des liens de friendling’ qui sont d’abord organisés sur des associations de profils , ce qui signifie que l’on décide de devenir friend’ avec des gens dont le profil nous intéresse . Il s’agit d’un acte déclaratif qui permet l’échange d’informations . Dire qu’on est amis , c’est établir un lien qui peut ensuite évoluer vers une amitié réelle ou rester distendu sans jamais d’autres concrétisations que ce statut
Il faut savoir que l’idéologie première de Facebook est de pouvoir s’y créer un capital social (1) quand on n’en a pas dans sa famille, quand on est perdu dans son HLM de banlieue… « Aussi , le capital social se constitue t il à travers des connexions , de telle façon que chacun puisse optimiser ses possibilités de joindre , de proches en proches , en deux ou trois ricochets , l’interlocuteur dont il a besoin

Le rapport aux images

Nous sommes rapidement passés d’une culture des images «indicielles» à une culture des images numériques, constate Serge Tisseron. « Face à une image indicielle , on est certain qu’il y a , quelque part , quelque chose qui ressemble à l’image réelle prise par l’objectif de l’appareil photo ou de la caméra . Dans la photo numérique , l’image a pu être fabriquée avec un logiciel . Les jeunes fabriquent des images de plus en plus tôt . Ils les transforment et les numérisent . Quand on voit des images faites par des ados , on ne peut donc jamais savoir si elles sont réelles ou fabriquées
Ainsi, on peut désormais photographier une jeune fille, fabriquer, à partir de cette photo, une image d’elle posant nue et la mettre sur Internet. On commence également à créer des images représentant des relations ou pratiques sexuelles qui n’ont jamais eu lieu. « Ces images fabriquées font apparaître de nouvelles formes de chantage et de harcèlement . Mais à côté de cela , des jeunes fabriquent des images d’un grand intérêt esthétique qui , elles , doivent être valorisées par les adultes

La relation à la connaissance

Aujourd’hui, analyse encore Serge Tisseron, les jeunes grandissent dans un monde où ils ont très vite accès aux nouvelles technologies. « Ils apprennent à les pratiquer en les pratiquant . Les enfants entrent dans les apprentissages par tâtonnements , par essais et erreurs . Ils évoluent dans une logique où l’erreur n’est jamais pénalisée et où la réussite est fortement valorisée . Au contraire , dans l’apprentissage scolaire , l’enfant découvre malheureusement un monde où l’erreur est pénalisée par le système des cotations et la réussite faiblement valorisée puisque les élèves qui réussissent sont considérés comme normaux et ceux qui échouent doivent faire mieux . Beaucoup d’enfants préfèrent donc se tourner vers le monde des jeux vidéo où ils retrouvent leur apprentissage intuitif . Il y a là un vrai défi : des personnes réfléchissent , en effet , à des manières d’appliquer les stratégies du jeu vidéo à des logiciels d’apprentissage pour que les jeunes apprennent des choses utiles

Jeu excessif et jeu pathologique

Face aux difficultés et aux problèmes que pose ce passage de la culture du livre à la culture des écrans, Serge Tisseron propose quelques pistes pour aider parents et éducateurs à guider les jeunes.
Il est tout d’abord important de pouvoir faire la différence entre le jeu excessif et le jeu pathologique. « Le jeu excessif relève d’un problème éducatif . Il suffit de réduire le temps de jeu du joueur excessif pour éviter qu’il ne manque de temps pour faire son travail scolaire , pratiquer une activité sportive , aller au cinéma Le jeu pathologique est , quant à lui , lié aux comorbidités : lorsqu’un jeune va mal , il ne peut pas aller bien quand il joue . Ainsi , un jeune qui souffre de dépression grave , de phobie sociale , de troubles psychotiques des pathologies qui ont toujours existé chez un tout petit pourcentage d’adolescents jouera de manière malade’ , car il est malade . Le jeu pathologique relève donc de la psychologie et de la psychiatrie . En aucun cas , il ne doit être confondu avec le jeu excessif qui , lui , relève de l’éducation . Malheureusement , on voit un très grand nombre de jeunes abandonnés à eux mêmes qui grandissent avec des parents qui n’ont pas encore compris qu’il faut limiter le temps de jeu

Repères

Pour Serge Tisseron, il est aussi très important de donner des repères aux jeunes pour les aider à bien évoluer dans ce nouveau monde.

Comment distinguer le joueur excessif du joueur pathologique ?

Pour répondre à cette question, Serge Tisseron suggère de poser trois questions aux jeunes accros des jeux vidéo:
Premièrement, puisqu’il aime les jeux vidéo, a-t-il pensé à s’orienter vers une profession ayant trait au domaine d’Internet? « Si la réponse est affirmative , c’est bon signe . Cela prouve que l’ado pense à son avenir et le rôle des adultes est alors de l’orienter vers une profession qui lui convient , d’autant plus qu’Internet est un domaine où il y a du travail . Si au contraire , le jeune ne réfléchit pas à un métier , c’est inquiétant
Deuxièmement, l’ado joue-t-il seul ou avec d’autres personnes? « Jouer seul n’est pas bon signe . Pour ceux qui jouent avec d’autres personnes , jouer avec des personnes connues est un meilleur signe que jouer avec des personnes inconnues
Troisièmement, de quelle manière joue l’ado? « Lui demander ce qu’il fait , quelle est l’histoire de son personnage , bref le fait de le faire parler constitue un formidable support de socialisation et de construction de soi . Lorsque le jeune est engagé dans son jeu , il a souvent peu de recul , il joue seul ; dès qu’il commence à raconter ce qu’il fait dans son jeu , il devient celui qui raconte , c’est à dire qu’il se construit une identité narrative . À ce moment , il se trouve dans une réelle construction de lui même et c’est positif

D’une part, il est essentiel d’avoir une bonne connaissance des «modèles économiques» des nouveaux médias. « Beaucoup de personnes croient encore que l’éducation aux images consiste à expliquer les images de la télévision ou du cinéma . Or , il s’agit là de l’ancien monde . À notre époque , l’éducation aux images consiste à apprendre le modèle économique de Facebook , de Youtube Il est bien évident que les jeunes qui ignorent ces modèles économiques ce qui est très souvent le cas en sont les premières victimes ! Il faut , en outre , expliquer aux jeunes que s’ils décident de créer leur page sur Facebook , ils devront également accepter , en signant d’un simple clic , les conditions générales d’utilisation . Cela signifie qu’ils abandonnent à Facebook et à Youtube , par exemples , tous leurs droits sur les productions qu’ils y mettent . Ces conditions générales doivent être photocopiées et distribuées dans les écoles , dans les clubs de loisirs Il faut en discuter avec les ados de telle sorte qu’il n’y ait d’usagers qu’en connaissance de cause
Il est également indispensable d’expliquer aux jeunes leur droit à l’image. « Il faut leur dire qu’ils ont le droit d’accepter ou de refuser d’être pris en photo , et de savoir quel usage sera fait de leur image

Le rôle des collectivités publiques

Les «pocket films» (réalisés avec le GSM), les « Machinima » (des courts métrages fabriqués à partir de séquences de jeux vidéo) et autres productions réalisées par les jeunes constituent une nouvelle culture et doivent être valorisées. « Je milite pour que les collectivités locales organisent des concours , des rencontres ou des journées autour de ces réalisations , avec des remises de prix réelles ou symboliques . L’organisation de ces rencontres et la gestion des budgets doivent être confiées aux jeunes , afin de les responsabiliser .» Une des raisons de valoriser ces créations réside dans la volonté de limiter le risque d’une fracture générationnelle liée aux nouvelles technologies. « Ce risque sera considérablement réduit si des représentants officiels opèrent une reconnaissance des productions des jeunes . C’est peut être la première fois que l’on constate aussi peu d’empathie de la part des adultes pour les activités des jeunes . Par le passé , les adultes avaient toujours considéré d’un œil bienveillant , parfois un peu condescendant , les activités des jeunes . Maintenant , avec l’ordinateur , on ne parle que d’addiction , de dépendance . Les Anglais parlent d’une génération pourrie ‘. C’est très problématique car les jeunes qui grandissent en ayant l’impression de ne pas bénéficier de l’empathie des adultes sur ce qui les passionne , risquent de développer eux mêmes peu d’empathie , non seulement envers les autres adultes , mais aussi envers leurs camarades . D’autre part , un certain nombre de jeunes se marginalisent malheureusement assez tôt de la communauté des adultes car ils ont l’impression que ceux ci ne reconnaissent ni leur culture ni leurs valeurs , et méprisent tout ce qui les intéresse . »
Colette Barbier
(1) Le capital social est l’ensemble des relations humaines qui permettent à un individu ou un groupe d’améliorer sa position. À ce sujet, nous vous conseillons de voir le film « The Social Network », réalisé par David Fincher .