Sur la carte de distribution d’un indice de perception de mauvaise santé en Belgique, une région du Hainaut se détache dans la teinte foncée de l’indice le plus défavorable. Sans surprise, cette zone, au passé d’industries lourdes et de mines de charbon, affiche des indicateurs sociaux et économiques à l’avenant. Un artiste surréaliste l’a surnommée avec irrévérence, la «silicose vallée» (1). La silicose a fait place depuis 50 ans aux maladies cardiovasculaires et aux cancers mais l’inégalité sociale de santé est toujours bien présente.
Tous les promoteurs de la santé sont confrontés à ces inacceptables «silicose vallées». Les contours en sont des territoires, des groupes sociaux, des minorités, des groupes d’âges ou le sexe, et souvent ces contours se superposent pour accentuer les inégalités. Comprendre la problématique et agir au mieux pour tenter d’en diminuer l’ampleur sont des exigences éthiques au centre de nos métiers de santé publique.
Le 19e siècle «découvre» les inégalités de santé
Un détour par l’histoire peut aider à la compréhension. Les inégalités de santé existent probablement depuis que les inégalités sociales existent mais c’est au 19e siècle que les premiers travaux structurés sont publiés sur le sujet. En France, Louis Villermé publie en 1830 un mémoire sur la mortalité dans les différents quartiers de Paris. Les observatoires de santé de Londres et de Bruxelles réalisent encore aujourd’hui ce genre d’analyse, en mettant en évidence le même type d’inégalités de santé. En 1840, son rapport sur l’état physique et moral des ouvriers du secteur textile conduit à l’adoption d’une loi interdisant le travail des enfants… avant l’âge de 8 ans. Edwin Chadwick en Angleterre en 1842 estimait déjà que les travailleurs pourraient gagner 13 ans d’espérance de vie en améliorant drastiquement la propreté publique et l’approvisionnement en eau potable. En Allemagne, Rudolf Virchow en 1848 enquête sur une épidémie de typhus en Haute Silésie: il prescrit comme traitement la démocratie, l’éducation, la liberté et la prospérité et fustige l’approche caritative du ministre de la santé de l’époque. Friedrich Engels dans son ouvrage de jeunesse sur la situation de la classe laborieuse en Angleterre en 1845 analyse la situation ouvrière en établissant le lien avec le développement du capitalisme industriel. Pour lui, les solutions viendront de la prise de conscience et des combats collectifs du groupe social qui pâtit le plus de la situation, à savoir le prolétariat. C’est une forme de théorie de l’empowerment avant la lettre.
Les moteurs historiques de l’action sur les déterminants de santé
De fait, les luttes sociales se développent dans toute l’Europe et deviennent le moteur essentiel du progrès social, qui aboutit quelques décennies plus tard à l’émergence d’États sociaux (2). Deux autres facteurs vont favoriser les améliorations structurelles. D’une part, la multiplication d’expérimentations sociales, de forme et de motivation très différentes:
-l’action patronale paternaliste parfois avant-gardiste;
-l’action caritative souvent d’inspiration religieuse ou moralisatrice;
-et enfin l’organisation de structures de solidarité ouvrière sous forme de coopératives et de caisses mutuelles d’assurances notamment de santé. Ces expérimentations, surtout de la dernière catégorie, ont inspiré très directement les dispositifs actuels de solidarité sociale. D’autre part, l’opportunisme de l’establishment qui perçoit les bénéfices indirects d’une meilleure protection des travailleurs. Ainsi Lord Beveridge , le père du système de protection sociale en Grande-Bretagne a pu convaincre en 1945 les Conservateurs sceptiques d’adopter ses propositions avec des arguments de meilleure productivité et de compétitivité. Les travailleurs, de plus en plus qualifiés, deviennent un investissement précieux dans l’industrie moderne. Ils deviennent aussi des consommateurs potentiels, porteurs d’élargissement de marchés. En schématisant, historiquement, les moteurs de l’action sur les déterminants de la santé (cela ne s’appelait pas comme ça à l’époque) sont: 1) le développement des connaissances et la prescription de remédiations structurelles (souvent sur une base empirique et morale);
2) les luttes et les revendications ouvrières; 3) les expérimentations sociales; 4) l’intérêt économique. Et les résultats sont au rendez-vous: conditions de vie améliorées, réglementation du travail, protection sociale, prodigieux bond en avant de l’espérance de vie, accès aux soins de santé. À partir de la moitié du XXe siècle, l’essor de la médecine scientifique et technologique fait croire que le problème des inégalités disparaîtra grâce à cet accès aux soins en voie de généralisation.
Les progrès des connaissances en santé publique bousculent l’illusion médicale
Les recherches sur les causes des maladies chroniques et sur les différences de mortalité observées entre groupes sociaux vont mettre à mal cette illusion et le semi-échec des premiers grands programmes d’intervention cardiovasculaire, surtout ceux à fortes composantes comportementalistes, va stimuler la réflexion critique. Progressivement, les acteurs de santé publique construisent le modèle explicatif des déterminants de santé qui débouchera sur un nouveau référentiel pour l’intervention, brillamment résumé dans la Charte d’Ottawa. Sur le plan politique, le rapport de Douglas Black , commandité par le gouvernement britannique en 1980, documente clairement le fait que l’accès généralisé aux soins de santé n’a pas gommé les inégalités sociales de santé. Les propositions d’actions sur les déterminants de santé seront largement ignorées par le gouvernement Thatcher qui succède au gouvernement travailliste à l’initiative de l’étude. Il faudra encore deux décennies de recherches, colloques et publications notamment de l’OMS et de l’Union européenne pour que ce problème fasse l’objet de plans nationaux, qui sont loin d’être généralisés en Europe. On en trouve au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Suède, pays où travaillent les chercheurs les plus actifs dans ce domaine. Leurs travaux ont démontré que les inégalités sociales de santé ont tendance à s’aggraver à peu près partout en Europe rendant encore plus évidente la priorité d’une prise en charge globale.
Le passage du constat à l’action se heurte à des difficultés nouvelles
Épinglons deux éléments parmi d’autres. 1) La complexité des chaînes causales dans le modèle des déterminants de santé. Ces chaînes relient les facteurs individuels aux facteurs de lieux de vie eux-mêmes en relation avec l’organisation macroscopique de la société. Cela se complique encore par l’introduction du concept de trajectoire de vie et de trajectoires de vie des générations. Ces trajectoires de vie traversent l’environnement, lui-même changeant. Face à cette complexité multifactorielle extrême et sous peine de paralysie, les recommandations stratégiques ne pourront plus être uniquement basées sur des preuves épidémiologiques classiques. Il faudra dans une certaine mesure s’appuyer sur le quasi expérimental, les expériences naturelles et sur des arguments de justice sociale et d’éthique pour avancer, avec en contrepartie le développement de systèmes sophistiqués et transparents d’évaluation et de participation citoyenne. 2) Le deuxième élément réside dans la difficulté d’obtenir une mobilisation sociale à la hauteur des défis. Cela s’explique peut-être par un manque de visibilité directe du problème. Pour reprendre l’expression d’un journaliste (3), on est passé d’un modèle «falaise» avec les nantis en haut et la masse du peuple en bas à un modèle en «escalier». Les inégalités sociales de santé se manifestent dans l’organisation sociale actuelle au travers de gradients qui concernent toutes les couches de la population et les formes d’inégalités peuvent en plus varier en fonction de l’indicateur social choisi (revenu, éducation, profession, territoire) et dans une moindre mesure du problème de santé considéré. Confrontés à ces deux difficultés, les acteurs de santé publique de terrain souhaitent un affinement et une meilleure opérationnalisation des référentiels pour l’action de lutte contre les inégalités. Mais, plus fondamentalement, nos expériences de terrain nous incitent à penser que les avancées vont dépendre aussi de la capacité collective à revoir en profondeur notre organisation sociale. La pénombre dans laquelle s’est développée l’incroyable crise financière de 2008 nous rappelle que la démocratie s’arrête devant les portes des conseils d’administration des grands acteurs économiques mondiaux. Pour diminuer les inégalités sociales de santé, l’amélioration de nos pratiques professionnelles est nécessaire, mais repenser la démocratie économique et les modèles de répartition des richesses collectives et de solidarité, est indispensable.
Luc Berghmans , Observatoire de la santé du Hainaut
(1) Joseph Ghin, plasticien surréalistico-borain
(2) Welfare state, traduit communément et malencontreusement par État providence. Subtil glissement sémantique, providentiel pour les opposants aux formes sociales d’organisation de la solidarité.
(3) Thierry Poucet, in Bruxelles santé n°51, septembre 2008