«Les grandes choses ont souvent de petits débuts », in David Lean’s Lawrence of Arabia
L’expérience du comptoir d’échange de seringues de Charleroi
L’hépatite C et son impact sur la santé
L’hépatite C est une maladie virale qui atteint essentiellement le foie. Après une infection aiguë, souvent peu symptomatique et généralement méconnue, la plupart des personnes (de l’ordre de 80%) entrent dans une phase d’hépatite chronique qui peut durer plusieurs dizaines années. Une partie d’entre elles (les proportions varient fortement d’une population à l’autre) vont développer une fibrose du foie qui peut évoluer vers une cirrhose, voire un cancer du foie (hépatome).
A la phase chronique de la maladie, on peut observer des signes et symptômes peu marqués ou très peu spécifiques, comme une fatigue anormale. Seuls les résultats d’une analyse de sang peuvent permettre d’établir le diagnostic. Un traitement (4-5 comprimés par jour + 1 injection sous-cutanée par semaine) suivi pendant 24 à 48 semaines selon le type de virus peut conduire à ce qu’on peut raisonnablement appeler une guérison dans 40 à 80% des cas, pour autant que ce traitement (contraignant pour le patient) soit commencé avant les premiers signes de cirrhose ou de cancer. Il y a donc, pendant la phase chronique de la maladie, qui peut durer de l’ordre de 10-20 ans voire davantage, une opportunité pour une intervention médicale relativement lourde mais efficace. Ce traitement demande un suivi régulier et, vu notamment le risque de troubles dépressifs liés au traitement, est parfois difficile à respecter (1).
La plupart des usagers de drogue se contaminent (essentiellement par usage intraveineux mais aussi par les pailles et cotons utilisés pour «sniffer» la drogue) dans les premiers mois de leur consommation. La justification principale du dépistage n’est donc pas fondamentalement la prévention de nouveaux cas (prévention primaire) comme c’est le cas face à l’infection par le VIH mais plutôt d’amener au traitement les personnes infectées et d’éviter les complications majeures (préventions secondaire et tertiaire).
La co-infection par le VIH accélère l’évolution de l’hépatite C mais aussi augmente sa contagiosité par relation sexuelle et de la mère à l’enfant (transmission verticale). Il est donc intéressant de faire en même temps le dépistage de ces 2 virus dans une population à risque.
La réflexion de base
Le Comptoir d’échange de seringues de Charleroi a commencé son activité en 2001. On retiendra qu’il est ouvert quelques heures en soirée et qu’il permet l’échange d’environ 50.000 seringues par an. Annuellement 400 usagers environ le fréquentent, certains de manière anecdotique, d’autres de manière plus régulière. Une partie des échanges ont lieu à la permanence, dans un local clairement identifié de la Ville Basse (2), une autre partie est faite par l’équipe de l’asbl «Carolo Rue» qui sillonne les endroits fréquentés par les utilisateurs de drogues et, entre autre chose, leur propose des seringues propres.
Cette action se positionne clairement dans une philosophie de la réduction des risques et sur la nécessité d’une démarche de rencontre des usagers sur leur propre terrain. Ce dernier point s’était développé face à la constatation que certaines personnes ne sont pas capables de faire la démarche d’aller dans un endroit précis et qu’il faut plutôt aller vers elles.
Les éducateurs du Comptoir ont constaté que les demandes venant des utilisateurs de drogue pour un test de dépistage du VIH sont fréquentes et ils ont donc donné les coordonnées notamment de l’asbl «Sida MST Charleroi» qui pouvait leur proposer ce dépistage éventuellement de manière anonyme et gratuite. Peu toutefois faisaient la démarche de se rendre à l’asbl dans les heures d’ouverture du dépistage et parmi ceux-ci, peu venaient chercher leur résultat.
Après quelques mois d’une telle pratique, soit dès la fin 2001, l’asbl Le Comptoir et l’asbl Sida MST envisagent une collaboration, discutent avec l’aide d’un comité d’accompagnement de la finalité du projet et des modalités pratiques et décident de réaliser des séances de dépistage du VIH, de l’hépatite B et de l’hépatite C dans les locaux du Comptoir lors des permanences d’accueil des usagers.
Pour ce faire, l’asbl Sida MST y détache un médecin qui rencontre directement les usagers qui souhaitent se faire dépister.
Les objectifs de départ ont été énoncés comme suit:
-rendre le dépistage plus accessible en le proposant sur place, gratuitement et anonymement;
-favoriser la connaissance de l’usager de son «état sérologique», non seulement du VIH (à prévalence relativement faible dans cette population) mais aussi de l’hépatite C (qui deviendra progressivement la partie importante du dépistage) et de l’hépatite B (3).
-orienter les usagers positifs et les informer des démarches pratiques à entreprendre pour entamer un suivi médical.
L’organisation pratique
Pour la période 2002-2003, on assure une séance par mois avec annonce du résultat une semaine plus tard. En 2003-2004 et 2004-2005, le dépistage a été réalisé à raison d’une séance par semaine pendant les mois de septembre, janvier, avril et mai.
Ces séances sont annoncées au Comptoir par les éducateurs du service, par des affiches qui y sont apposées et également par l’équipe des éducateurs du service Carolo Rue. Les personnes viennent sans rendez-vous. Pour le reste, la pratique a été copiée sur celle, datant maintenant de plusieurs années, de l’asbl Sida MST Charleroi.
Les usagers remplissent un questionnaire anonyme de pré-counselling qui servira de base à l’échange avec le médecin et qui permettra également une analyse des données recueillies. Le médecin reçoit les personnes une à une pour un entretien qui déterminera l’utilité de la prise de sang mais aussi préparera la personne au résultat et essaiera de la responsabiliser face aux comportements à adopter pour se protéger et protéger les autres. Le résultat de l’analyse de sang est annoncé par le médecin à l’usager lors d’une deuxième entrevue, habituellement la semaine suivante, dans les locaux du Comptoir. Une nouvelle discussion centrée sur les résultats est proposée à l’usager.
Résultats
La prise de sang a été faite pour pratiquement tous les usagers qui rencontraient le médecin, soit chez 99 des 105 «consultants» (voir tableau 1). Le choix de l’un ou (et) l’autre test se fait en discussion entre l’usager et le médecin. L’adjonction des tests hépatiques dans la deuxième période résulte du fait que certains usagers connaissaient déjà leur infection par l’HCV mais voulaient savoir «où ils en étaient», c’est-à-dire s’il étaient dans une phase «agressive» de la maladie justifiant un traitement.
Environ deux tiers des usagers sont venus pour la remise des résultats lors de la deuxième séance; cette proportion augmente d’année en année.
Les résultats des analyses (tableau 1) sont tout à fait cohérents avec les données de la littérature: aucune infection par le VIH n’a été détectée dans ce petit nombre d’usagers, 10 % sont porteurs du virus de l’hépatite B et près de 60 % ont des anticorps de l’HCV (4). Notons qu’un quart des personnes testées ont des tests hépatiques nettement perturbés (>2.5 la normale) (5).
Tableau 1:Résultats des tests de dépistage (3 périodes- 105 contacts)
Test
Nombre de tests effectués | Prévalence (% de tests) | |
Ac-VIH | 99 | 0.0 |
Ag Hbs (Hépatite B) | 82 | 9.7 |
Ac HCV (Hépatite C) | 82 | 58.5 |
GOT/GPT > 2.5 x normale | 63 | 23.8 |
Tableau 2: quelques caractéristiques des personnes testées (en % des consultants)
Transfusion avant 85 Soucis/inquiétudes Avec un partenaire occasionnel ou si plusieurs partenaires
Oui Oui
Comptoir | asbl Sida MST | |
Nature du risque | ||
0 | 4 | |
Usage de drogues en intraveineux | 54 | 2 |
Echanges seringues et matériel de consommation | 68 | 0 |
Prostitution | 17 | 2 |
Risques professionnels (6) | 18 | 4 |
MST connue | 9,1 | 8 |
Motivations du dépistage | ||
50 | 44 | |
Risque particulier | 30 | 36 |
Nouvelle relation | 27 | 34 |
Signes physiques attribués à la maladie | 0 | 6 |
Autres raisons (hépatites) | 20 | 0 |
Utilisation du préservatif | ||
10 | 70 | |
Non | 42 | 18 |
Irrégulièrement | 48 | 10 |
Avec un nouveau partenaire | ||
39 | 60 | |
Non | 26 | 5 |
Irrégulièrement | 35 | 34 |
Caractéristiques de la population dépistée
Nous avons comparé certaines données concernant les personnes faisant un dépistage au Comptoir et celles venant à l’asbl Sida MST parmi lesquelles une très faible proportion viennent dans un contexte d’usage de drogue. Ce qui suit reprend les risques et motifs de dépistage (le détail des autres chiffres sont disponibles auprès des auteurs).
Entre ces deux populations, on note peu de différences en ce qui concerne l’age et le sexe. L’aire géographique des consultants de Sida MST est plus large et il y a davantage de chômeurs ou d’attributaires du revenu minimum d’insertion parmi les usagers du Comptoir (82,5 % versus 34%). De même, davantage de consultants de Sida MST sont en ordre de mutuelle ou en voie de régularisation que ceux du Comptoir (94% versus 79,2%). Le parcours scolaire des personnes fréquentant le Comptoir s’est arrêté plus rapidement que celui des consultants de Sida-MST. Ce constat situe le public des usagers dans une position d’exclusion sociale assez nette.
Peut-être y a-t-il un peu plus de personnes du Comptoir qui avaient déjà fait des tests de dépistage (65% versus 52%) et davantage d’usagers de drogue qui ont eu des relations sexuelles avec des prostitué(e)s (36% versus 15%) et certainement avec d’autres usagers de drogues (6,5% versus 0%), alors que les consultants de Sida MST rapportent davantage de risques liés à un rapport sexuel avec une personne venant d’un pays à haute endémicité du VIH ou se disant (ou ayant l’air?) séropositive pour le VIH (19% versus 0%): c’est bien là une différence logique.
Si le type de relation sexuelle, le nombre et la stabilité des partenaires sont semblables dans les deux groupes, l’utilisation du préservatif est nettement différente. La cause principale de cette non utilisation par les usagers de drogue est le fait que son utilisation est jugée «non agréable», ce qui est aussi le cas, mais de manière moins nette, pour les consultants de Sida-MST Charleroi.
Evaluation et orientation future
L’annonce d’un résultat positif, quel qu’il soit, a souvent déclenché les réactions habituelles de déni, de colère, de déprime et puis d’acceptation. En discutant avec les permanents du Comptoir mais aussi avec les usagers eux-mêmes, on arrive à mieux cerner les raisons qui font que certains usagers ne viennent pas reprendre leur résultat (hospitalisation, prison).
La charge financière du médecin (temps de travail proprement dit mais également temps de réflexion avec les équipes et de l’évaluation de l’activité) a été assurée par l’asbl Sida MST Charleroi dans son budget de prévention du VIH tandis que le matériel et l’analyse de laboratoire elle-même étaient pris en charge par le CHU de Charleroi. A partir du moment où le CHU de Charleroi participait au projet de dépistage du VIH subventionné par la Communauté française, les dossiers ont été joints à ceux faits dans ce cadre.
Partie d’une démarche de dépistage du VIH, notre action s’est en fait fort logiquement déplacée vers une démarche de dépistage de l’HCV. L’étape suivante a été franchie entre les deux premières périodes lorsque nous avons ajouté la détermination des tests hépatiques, première étape vers une démarche thérapeutique puisqu’il est communément admis que des tests hépatiques anormaux sont une des conditions du traitement (et d’ailleurs de son remboursement).
Nous avons découvert dans notre population 9 personnes (soit près de 10 %) chez qui une indication de traitement pourrait se discuter. Il est évident que si on refait ces tests hépatiques aux autres personnes HCV+, on en trouvera l’une ou l’autre qui aura des GO/GP anormales. En effet, ces tests sont classiquement fluctuants avec des périodes de normalité, même dans l’hépatite chronique qui nécessiterait un traitement. Lors de la 3e période, nous avons revu quelques usagers déjà testés antérieurement, qui se souvenaient du résultat de leur test et venaient, soit pour en avoir confirmation, soit pour savoir si leur hépatite avait évolué. On est là aux prémisses d’une continuité de surveillance et de soin!
L’étape suivante est évidemment d’amener les personnes qui rentrent dans les indications de traitement à se faire soigner. Il faudrait pour cela qu’ils rentrent dans les critères de traitement, ce qui demande cette fois inévitablement un suivi dans une structure médicalisée de type plus classique, pour une mise au point comprenant essentiellement des analyses sanguines plus poussées, une échographie du foie et une biopsie hépatique dans la plupart des cas. Les dernières recommandations européennes ne considèrent plus la continuation de l’usage de drogue comme une contre-indication en soi au traitement. Il faut toutefois constater que cette continuation de l’usage va souvent de pair avec une mauvaise adhésion au régime régulier des consultations et des prises de médicaments, facteur important du succès thérapeutique.
Face à cette dernière contrainte, on peut réagir de deux manières.
Soit on constate que la difficulté de l’usager de drogue à faire la démarche, qui paraît minime, d’aller dans un centre de dépistage est, en soi, une indication qu’il ne sera pas capable de suivre le parcours thérapeutique complet, surtout si cela implique l’arrêt de la consommation de drogue. Dans cette optique, le dépistage comme nous l’organisons n’a pas de raison d’être et nous devons l’arrêter.
Ou alors on considère que le contact régulier au Comptoir avec le début de médicalisation que sont les deux entretiens médicaux dans le cadre du dépistage, suivis éventuellement d’une surveillance des tests hépatiques à ce même Comptoir est une manière pour l’usager d’apprivoiser la démarche médicale et pourra, du moins pour certains, ouvrir la porte vers un suivi médical plus classique, tout en donnant une motivation (de plus?) à l’arrêt de la consommation ou du moins au passage à la méthadone. Dans cette optique, nous devons continuer notre action et l’orienter vers une «fidélisation» de l’usager.
Nous sommes pour l’instant en pleine réflexion sur ce dernier point. Il nous reste aussi à réfléchir à un programme de vaccination contre l’hépatite B pour les usagers n’ayant pas d’anticorps et qui ne sont pas (encore) porteurs de ce virus. Ceci rentrerait bien aussi dans l’objectif d’«apprivoiser» l’usager.
Sommes-nous en train de nourrir un projet irréaliste ou au contraire de découvrir une nouvelle piste de resocialisation et de traitement d’usagers de drogues avant qu’ils ne soient tout à fait déstructurés?
Dr JC Legrand , CHU Charleroi, Maladies infectieuses, Dr D Dufour , asbl Sida MST Charleroi, Florence Przylucky , asbl Comptoir d’échanges.
Adresse des auteurs: Sida IST Charleroi Mons et Centre de suivi CHU Charleroi, Bd Janson 92, 6000 Charleroi. Courriel: jean-claude.legrand@chu-charleroi.be.
Cette action de promotion de la santé est possible grâce à des subventions de la Communauté française
(1) Il ne s’agit ici bien entendu que d’un survol très rapide et simplifié de l’hépatite C, de son histoire naturelle et du traitement.
(2) Depuis quelques mois, le Comptoir a déménagé près du Parc de la Ville Haute.
(3) On y ajoutera par la suite le dépistage de la syphilis par un test d’anticorps et la détermination de deux tests hépatiques (GO/GP) permettant, assez grossièrement, d’évaluer l’activité d’une éventuelle hépatite.
(4) Ces tests n’ont pas été confirmés par PCR mais on peut dans un premier temps s’en contenter, la valeur prédictive positive étant vraisemblance élevée dans cette population.
(5) Ce test n’a évidemment que peu de sensibilité et de spécificité pour affirmer l’activité d’une hépatite chronique.
(6) Ce chiffre peut étonner: une des explications est que quelques permanents du Comptoir se craignant (à juste titre ou non?) à risque ont également demandé de faire un test.