Pascale Dupuis, correspondante Éducation Santé au Québec, a publié un très intéressant article dans le numéro 295 de décembre 2013. Sous le titre ‘Développement durable et promotion de la santé: une alliance tumultueuse’, l’auteure nous y livre un tableau de l’impressionnante réflexion faite outre Atlantique sur les rapports entre les deux concepts, portés chacun par des chercheurs, des études qui donnent à voir un va-et-vient intellectuel riche, fécond et qui laisse rêveur…
Cela nous a donné envie de reprendre le débat soulevé, de le confronter à une production didactique – les ‘Cahiers du Développement Durable’ – qui a vu le jour en Fédération Wallonie-Bruxelles et de poser quelques jalons supplémentaires sur le chemin d’une approche systémique des questions de santé et d’avenir de l’humanité dans ses rapports avec la planète.
Le grand mérite de l’article de Pascale Dupuis est d’avoir brossé largement l’essentiel des enseignements de ces parcours, tant pour le concept de promotion de la santé depuis la charte d’Ottawa en 1986 que pour le développement durable, tel qu’il a émergé du rapport Brundtland dès 1989.
Je m’inscris dans ce même cadre de référence et propose une réflexion en trois temps:
- peut-on tenter une approche systémique de problématiques humaines actuelles et tirer de cette approche une stratégie pédagogique en vue d’un concept d’éducation global et généralisable?
- qu’avons-nous voulu faire en rédigeant les ‘Cahiers du Développement Durable (CDD)’ et en quoi l’outil peut-il rencontrer les attentes des acteurs de l’éducation pour la santé?
- à quelles conditions rassembler les acteurs des différents champs éducatifs impliqués dans le changement paradigmatique de l’éducation et de la formation qui se profile? Car il s’agit, ni plus ni moins, de développer des comportements individuels et collectifs inédits dans un monde globalisé comptant 9 milliards et demi d’individus dans un contexte de rareté croissante des ressources.
Approche systémique et stratégie pédagogique
Vraiment pour tous
Il est de plus en plus difficile d’admettre que des enfants et des jeunes passent à côté d’une véritable éducation (voire formation) au développement durable et à ses composantes essentielles que sont la santé, la citoyenneté, l’environnement et la solidarité intra et intergénérationnelle. Avec quelques établissements scolaires convaincus de cette approche globale nous plaidons pour cette généralisation.
Il est tout simplement inacceptable qu’en fonction du choix de l’école le jeune ait ou non la possibilité d’être mis en situation d’appréhender la complexité du monde et d’en penser de manière critique les choix et les orientations politiques, technologiques, scientifiques, culturelles et éthiques.
Apprendre à penser le global et à appréhender le complexe, autrement dit: réfléchir et agir (dans) le monde
Les Nations Unies à travers leur agence chargée des questions d’éducation (UNESCO) ont opté pour placer l’éducation au développement durable tout en haut des priorités pour l’humanité. Décennie de l’éducation au développement durable (2005-2014), objectifs du Millénaire, éducation tout au long de la vie pour tous et inclusive et, plus récemment, le ‘Programme d’action global pour l’éducation en vue du développement durable’ pour l’après 2014, la Déclaration de Nagoya ainsi que la Déclaration ministérielle de Lima sur l’éducation et la sensibilisation de décembre 2014, en sont les principaux signaux.
Toutes ces questions ne sont pas assez présentes dans les structures éducatives. Celles-ci restent très instrumentalisées par un modèle économique tourné vers la compétition, la croissance et la consommation, qui ignore largement les limites de la biosphère et les conditions du vivre-ensemble. Modèle de plus en plus lourdement en panne qui se décline en crises sociales, environnementales, politiques et économiques.
Ces crises contemporaines ont des effets multiples sur la santé et le bien-être physique et psychique tant dans les pays à haut pouvoir d’achat que dans les pays émergents ou laissés pour compte: problèmes de santé mentale (peurs, craintes, replis, stress…) et physique (alimentation déséquilibrée, consommation malsaine en particulier chez les jeunes), souffrances liées aux conflits, aux guerres autour des ressources, réfugiés climatiques et environnementaux, mise à mal de la biodiversité et pollution des écosystèmes, etc.
Seule une éducation globale qui peut aider les jeunes à comprendre (prendre avec soi) et appréhender (prendre en main) la complexité du monde nous paraît à même de relever ce défi.
Les ‘Cahiers du Développement Durable’ (CDD)
Les CDD se présentent comme un outil didactique de 700 pages disponibles pour le premier volume en format papier et pour l’ensemble des quatre volumes sur le site internet www.cahiers-dd.be. La création de cet outil a été rendue possible grâce à un financement du ministre de l’environnement de la Wallonie depuis 8 ans.
De nombreuses questions de santé y sont traitées. Le volume 1, ‘Vivre’, est destiné au grand public et aux enseignants des cours généraux. Il aborde notamment les questions de répartition des richesses entre les humains et de réflexion sur les besoins fondamentaux, la croissance démographique et ses impacts écologiques et sociaux ainsi que les notions d’espérance de vie, d’accès à l’eau et aux soins de santé.
En deuxième partie, le volume 1 examine 10 thèmes à caractères environnementaux: les matières premières, les substances dangereuses, l’énergie, l’eau, l’air, le sol, la biodiversité, le climat, les déchets, la santé et l’environnement. Chacun aborde plusieurs aspects de la santé personnelle et collective et invite le lecteur à se pencher sur ses capacités d’action.
Le 2e volume ‘Entreprendre de manière durable’ se penche sur l’entreprise et le monde économique. Il développe pour les 10 mêmes thématiques que le volume 1 l’ensemble des liens existants entre les dimensions économiques, sociales, humaines et environnementales. Législations, bonnes pratiques, art de se poser les bonnes questions pour réduire les impacts négatifs de l’entreprise sur la santé de l’homme et de son environnement y sont abordés.
Le 3e volume ‘Travailler de manière durable’ propose une véritable démarche d’intégration de l’ensemble de ces thématiques dans la pédagogie des enseignants, avec un accent tout particulier sur les cours techniques et de pratique professionnelle. En effet, nous savons tous en quoi nos adolescents de l’enseignement professionnel et technique sont en situation de risques multiples en matière de santé et de prévention des accidents et comportements dangereux.
Rendre le futur travailleur, quel que soit son métier, totalement actif dans la préservation de sa santé, de celle de ses condisciples et de notre environnement planétaire: tel est le propos de ce volume 3. La méthodologie met sans cesse l’accent sur la participation et le développement des compétences sociales tellement essentielles pour un grand nombre de jeunes déjà fragilisés dans leur parcours scolaire et d’intégration. En ces temps où l’on s’interroge sur les questions de citoyenneté, n’est-il pas l’heure de prendre au sérieux la participation des jeunes à la construction de leur école et de la société?
Le 4e volume ‘Des points-clés sous la loupe’ comporte 40 fiches didactiques qui permettent d’approfondir les thèmes. Parmi ceux-ci les conditions de travail, le commerce équitable, la grille d’achat durable pour produits alimentaires et non-alimentaires, l’étiquetage de produits dangereux, la signalisation de sécurité et santé, etc.
En résumé, sans être un outil conçu dans le cadre de la promotion de la santé, les CDD proposent pourtant une multitude d’occasions de croiser les champs éducatifs que sont l’éducation à la citoyenneté, la promotion de la santé, l’éducation à l’environnement et l’éducation à la solidarité mondiale.
À l’échelle d’un établissement scolaire, poursuivre une approche parcellisée des savoirs et compétences, c’est ne pas vouloir s’apercevoir que cela ne fonctionne pas ou de plus en plus mal.
Partir d’un champ éducatif et prétendre à partir de celui-ci, pouvoir phagocyter tous les autres est tout aussi dommageable.
Nous plaidons donc pour une éducation globale, qui fédère toutes les approches, toutes les compétences, tous les acteurs publics et associatifs dans une démarche enfin décloisonnée.
Quelques conditions pour réussir
J’en pointe cinq principales.
Une indispensable meilleure connaissance des approches spécifiques, des originalités, des contenus et priorités de chaque champ éducatif… par les autres. Je n’arrête pas d’être surpris depuis 30 ans par la grande ignorance que les uns et les autres ont de ce que font leurs voisins pourtant tout aussi généreusement impliqués dans l’éducation et l’émancipation des jeunes.
La reconnaissance par chaque champ éducatif (et donc par les acteurs qui y sont engagés) que l’efficacité de chaque approche n’est possible qu’en synergie avec les autres. Non pas séparée des autres, non pas superposée aux autres mais bien menée concomitamment avec les autres dans des approches méthodologiques concertées, co-construites qui placent en outre les apprenants en situation de recherche et de construction de savoirs. S’il y a encore bien sûr place pour de l’enseignement frontal, la part de celui-ci se réduit et cela se justifie d’autant plus que la part belle est laissée à des priorités d’auto-socio-construction des savoirs, des comportements et des compétences.
Une mise à plat de chaque secteur sous l’autorité du service public qui vise à instaurer des critères de qualité sur les contenus comme sur les démarches pédagogiques, en évitant le fonctionnement par campagne, par appels à projets toujours limités à des périodes données et des thématiques circonscrites. Ce mode de fonctionnement laisse entendre ou fait en sorte que l’actualité l’emporte sur le long terme, sur les processus réellement éducatifs et formatifs qui eux sont toujours nécessairement inscrits dans la durée.
En environnement, il y a le jour de…, la semaine du … et l’année des …, comme si chacun de ces thèmes n’était pas une question permanente. En éducation pour la santé également on fonctionne souvent par campagnes et journée de ceci ou cela. Il en va de même au fond de chaque champ éducatif. Les établissements scolaires ont des missions permanentes avec un public partiellement renouvelé chaque année. Une approche intégrée dans les disciplines et développée régulièrement dans des démarches pédagogiques par projets, inter disciplinaires si possible, est porteuse de réussite.
Il y a sans doute lieu aussi d’affronter de face et en toute lucidité la question des financements. Réduire et éviter le financement de campagnes ponctuelles mais aussi assurer un financement récurrent aux missions retenues de manière à éviter les formes de concurrence, les doublons. Il est, par exemple, complètement improductif et irrationnel de devoir se battre sans cesse pour subsister comme acteur associatif alors que les missions reconnues sont réellement d’utilité publique.
Des avancées sont cependant à noter ces dernières années:
- la multiplication des approches croisées entre acteurs de champs éducatifs différents. Je salue ici le travail du Réseau Idée qui ouvre sa démarche aux acteurs de l’action sociale ou de la santé;
- le récent décret wallon garantissant le financement de l’associatif;
- les Assises de l’Éducation Relative à l’Environnement et au Développement Durable pilotées conjointement par la Fédération Wallonie-Bruxelles, les Régions et le Réseau Idée;
- la création des Cellules bien-être, autant d’occasions pour développer une approche globale;
- la volonté récente de la Fédération Wallonie-Bruxelles de développer une approche d’éducation à la citoyenneté qui déploierait sous un chapeau commun l’ensemble des champs éducatifs considérés comme essentiels pour l’avenir de nos sociétés.
Pour être actif dans une école depuis 30 ans, il me faut insister enfin sur l’urgence de transformer l’école. Impossible ici d’évoquer ce chantier, sauf à rappeler que les contraintes et les rigidités des structures représentent un frein important à la mise en place de pédagogies dont j’ai effleuré ici quelques aspects. Un frein, mais pire, bien trop souvent une cause de mortalité de projets éducatifs de qualité entraînant encore trop souvent le départ d’enseignants généreux et compétents vers d’autres cieux.
Les CDD souhaitent contribuer à ce travail qui voudrait dans l’école montrer une voie possible, en ouvrant quelques portes entre les disciplines, entre les cours généraux, techniques et de pratique professionnelle, entre les préoccupations de former et d’éduquer, ces deux grands domaines qui devront inspirer davantage de clairvoyance aux générations futures.
Au fond, la question ultime qui reste quand nous mettons en regard l’état de la planète et le sort futur de l’humanité reste bien: «Quels enfants laisserons-nous à notre terre?»
Adresse de l’auteur: Institut Robert Schuman, Route de Verviers 89-93, 4700 Eupen. Courriel: jean-michel.lex@rsi-eupen.be.
Adresse de contact pour les Cahiers du développement durable: Jasmin Jalajel et Ingrid Collins, tél.: 0493 19 40 25. Courriel: info@cahiers-dd.be
Dupuis P., Développement durable et promotion de la santé: une alliance tumultueuse, Éducation Santé n° 295, décembre 2013.