Juin 2012 Par Anne LE PENNEC Vu pour vous

Tabac et alcool, alimentation, maladies infectieuses et vaccinations, petite enfance ou grand froid… Les campagnes de prévention par voie de mass médias se mêlent de tout ou presque tout, au prétexte d’avoir de réels impacts sur les comportements des individus et la santé des populations.
Ce n’est un secret pour personne: les campagnes de prévention ont toujours un but. Le plus évident concerne les comportements individuels. Il peut s’agir de les renforcer ou de provoquer le changement, ici pour protéger contre une maladie infectieuse ou un produit toxique, là afin d’éviter la survenue d’accidents. L’objectif affiché peut être quantitatif, par exemple réduire de 5% la prévalence de telle pathologie dans telle population, ou qualitatif, comme changer l’image de l’alcool auprès des étudiants.

La stratégie de l’iceberg

En Grande-Bretagne, une campagne anti-tabac aux effets modestes mais significatifs contribue à démontrer l’efficacité des medias de masse pour modifier les comportements.
Abaisser de quelque 1,2% la prévalence du tabac dans quatre régions du nord de l’Angleterre peut paraître bien peu, voire anecdotique. Pourtant, les instigateurs de la campagne publicitaire à l’origine de cette évolution dans les années 90 s’en félicitent. Derrière cette modeste proportion se cachent en effet des centaines de milliers d’adultes qu’un spot humoristique mettant en scène un célèbre acteur anglais a aidé à arrêter de fumer. Pour Dominic McVey, ex-directeur scientifique du Centre national de marketing social et fin connaisseur des actions de santé publique britanniques, cette campagne a même valeur d’exemple.
Chère (près de 2 millions de livres sterling) et chronophage (la campagne a été diffusée pendant deux ans), elle a permis de démontrer et surtout de quantifier l’impact des campagnes publicitaires sur les comportements de santé d’une population. Les évaluateurs ont pris soin de comparer le coût de la campagne aux dépenses liées aux traitements nicotiniques de substitution, alors nouveau-venus sur le marché (12,4 millions £) et à celles engagées par les cigarettiers pour promouvoir leurs produits (200 millions £!).
Vu sous cet angle, le recours à la publicité devient non seulement d’un bon rapport coût-efficacité mais s’avère aussi capable de contrer au moins en partie l’industrie du tabac. Et ces conclusions de gagner la partie émergée de l’iceberg, devenant ainsi visibles aux yeux de tous, notamment des pouvoirs publics.

Aux travaux d’évaluation de dire ensuite si ces objectifs ont été atteints et dans quelle mesure ils sont vraiment le fait de la campagne, ce qui n’est pas une mince affaire… Une série de telles évaluations, menées ces trente dernières années essentiellement dans les pays anglo-saxons, montrent que les campagnes médiatiques sont effectivement capables d’influencer les comportements de santé des individus. Plusieurs des spécialistes invités par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) français lors de son colloque scientifique 2011 consacré à l’évaluation étaient venus pour s’en faire l’écho.
Parce que ça marche

Rappelons que les campagnes de prévention médiatiques ont pour particularité de s’adresser à un très large public là où d’autres types d’actions relevant de la promotion de la santé ne touchent que quelques groupes (éducation pour la santé) voire ciblent les individus (consultation médicale, entre autres). Être en capacité d’inonder la sphère publique et de faire du bruit, telle est la force des campagnes médiatiques, en santé comme dans tout autre domaine, et la principale raison de leur utilisation massive par les acteurs de promotion de la santé qui en ont les moyens. Il est vrai que de telles opérations avec slogans, affiches, encarts dans la presse, spots de télévision, de radio, sites web et autres présences dans les réseaux sociaux coûtent cher et nécessitent de savoir s’y prendre ou, cas le plus fréquent, de s’adjoindre les services d’une agence de communication spécialisée. Elles s’avèrent aussi souvent efficaces, ce qui n’a pas échappé à la plupart des organismes nationaux chargés de la promotion de la santé comme le Centers for Disease Control and Prevention (CDC) aux États-Unis ou l’Inpes en France. Ces derniers mènent régulièrement ce genre d’action de grande envergure, parce que ça marche.
Trafic d’influences

Invité par l’Inpes pour rendre compte de trente années d’évaluation des campagnes de prévention américaines, le Prof Robert Hornick , du Center of Excellence in Cancer Communication Research (Université de Pennsylvanie) explique que les changements de comportements de santé sont sous-tendus par des réactions complexes aux contenus des campagnes. Il distingue leurs effets sur les individus eux-mêmes, imputables à l’influence directe de l’exposition aux messages, et des impacts plus indirects par le jeu des relations sociales ou de l’action institutionnelle concomitante. « Avoir conscience de cette complexité aide à penser une évaluation qui combine différentes approches », résume-t-il.
Pour Dominic Mc Vey, rien de tel que de mener de temps à autre une évaluation à grande échelle pour apporter aux décideurs la preuve chiffrée et documentée de l’efficacité d’une campagne particulière et par extension, des campagnes médiatiques en général. « En moyenne, on sait que les campagnes médiatiques provoquent des changements de comportement chez 5% de la population visée» , rapporte-t-il. «Les meilleurs scores concernent la promotion du port de la ceinture de sécurité en voiture (15%) tandis que les campagnes de lutte contre la consommation de drogue chez les jeunes opèrent chez 1 à 2% d’entre eux.»
VERB, campagne XXL

Pour augmenter le niveau d’activité physique des préadolescents, le Centre de contrôle et de prévention des maladies (CDC) américain a orchestré une campagne nationale digne d’une opération publicitaire de grande envergure. Budget de l’opération: 339 millions de dollars…
Mettez-y les moyens et vous obtiendrez des résultats ! Cette conviction est sans doute de celles qui ont guidé le Congrès américain lorsqu’il a décidé de promouvoir l’activité physique auprès des 9 à 13 ans. Le CDC qui a été mandaté pour concevoir et mener à bien cette opération nationale n’a pas lésiné sur les moyens de communication: créneaux publicitaires à la télévision, marketing viral (sur internet), encarts dans les journaux pour adolescents, interventions de sportifs célèbres, tournée dans les écoles, les zoos, les colonies de vacances… De juin 2002 à septembre 2006, la campagne VERB et la marque éponyme ont ainsi investi le quotidien des 21 millions de jeunes américains qu’elle ciblait, toutes origines ethniques confondues, avec des messages comme “Trouvez votre propre VERB” ou “Libérez les enfants, laissez-les vivre leurs rêves”.
L’évaluation de l’impact de la campagne s’est appuyée sur un suivi de cohortes dans le cadre d’une étude longitudinale nationale. Celle-ci a consisté à sonder les enfants et leurs parents chaque année entre 2002 (année de référence) et 2006 (fin de la campagne) afin de mesurer leur sensibilisation à la marque VERB™, la compréhension du message ou encore les changements d’attitudes.
Toute la difficulté consistait alors à imputer les impacts constatés à la seule campagne et non à d’éventuelles influences extérieures. L’enveloppe de 13 millions de dollars allouée pour l’évaluation a donc en partie servi à fabriquer un modèle analytique réduisant au minimum ces facteurs de confusion tout en tenant compte de niveaux divers d’exposition à la campagne.
Il en ressort que plus les jeunes ont été exposés à la campagne, plus ils croient aux bienfaits d’être physiquement actifs, à leur auto-efficacité et à l’importance de l’influence sociale sur les comportements. Autrement dit, VERB a bien influencé positivement le comportement des préadolescents vis-à-vis de la pratique d’activité physique. Vendre de l’activité physique aux jeunes comme on leur vendrait un produit de consommation est donc chose possible, concluent les auteurs.
Pour en savoir plus: http://www.cdc.gov/youthcampaign/

À ceux qui jugeraient faibles ces pourcentages au regard des moyens engagés, Dominic Mc Vey et Robert Hornick conseillent de faire la conversion en nombre de personnes. De fait, 1% de 11 millions d’individus, la population de la Belgique, représentent tout de même 110 000 personnes. Les changements occasionnés se font attendre? De tels phénomènes sont parfois lents et s’étalent sur plusieurs années, ce qui implique de les observer sur de longues périodes.
Reste à savoir qui sont les personnes dont les comportements évoluent suite à une campagne. Pour la française Catherine Bismuth , directrice des assurés à la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (Cnamts), la question est centrale et la réponse difficile à obtenir. «On touche là une différence majeure entre campagne de communication et campagne de prévention. L’évaluation ne peut pas se résumer à compter les personnes concernées» , juge-t-elle. «Il faut y regarder de près pour apprécier si on a bien touché la cible visée.»
Préparer le terrain

Les campagnes de prévention ont une autre utilité, moins visible mais tout aussi cruciale dans le champ de la promotion de la santé. Christian Andréo , directeur des actions nationales de l’association Aides, développe: «On attend d’elles qu’elles préparent le terrain et créent un environnement favorable pour amorcer des changements. » Car de fait, une campagne de communication seule, sans relais institutionnel ou réglementaire ne peut pas grand chose. Idem si l’opinion publique n’est pas prête.
Vingt-cinq ans de lutte contre le VIH en France

Au fil de ses campagnes de prévention, l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) a développé son arsenal de moyens et de méthodes pour en évaluer l’impact.
Si le préservatif est aujourd’hui un élément clé des campagnes de prévention françaises contre le sida, il n’en a pas toujours été ainsi. Qui se souvient que sa publicité était interdite en France jusqu’en 1987?
En faire un objet de consommation courante, qui plus est susceptible de sauver des vies, a nécessité un lourd et long dispositif de communication. «Force est d’admettre que les slogans des fabricants de préservatif ont eux aussi contribué à forger cette image» , note Nathalie Lydié , directrice adjointe des affaires scientifiques à l’Inpes. L’ensemble fut efficace si l’on s’en réfère à la forte progression des ventes depuis 25 ans: il se vendrait aujourd’hui chaque année 106 millions de boîtes, contre 39 en 1986. Les enquêtes explorant à échéance régulière les croyances, les représentations et les comportements des individus (dites KAPB), très vite utilisées par l’Inpes pour compléter sa démarche d’évaluation, mettent en évidence la banalisation progressive du préservatif et l’évolution des mentalités.
Au milieu des années 90, le thème du dépistage fait son apparition dans les campagnes. Pour quantifier l’effet des messages promouvant les tests, des séries de données sont passées au crible. Il s’agit notamment de celles récupérées auprès des centres de dépistage anonymes et gratuits (CDAG), de l’Assurance-maladie ou encore de la ligne téléphonique nationale Sida Infos Service. Une augmentation des chiffres de dépistage juste après les campagnes attestent de leur efficacité.
Le troisième axe de communication privilégié par l’Inpes, et ce depuis 1989 concerne la lutte contre les discriminations à l’encontre des personnes séropositives. Une campagne menée en 2006 tentait de modifier le regard sur la séropositivité et de montrer la possibilité de vivre en couple avec une personne de statut sérologique différent.
Les méthodologies s’étant enrichies, l’évaluation peut alors s’appuyer sur des études de cohorte exposés/non exposés qui renseignent sur l’acceptation sociale des personnes séropositives. Couplées à des études pré et post-tests, elles indiquent ici un meilleur niveau d’acceptation chez les personnes déclarant avoir vu la campagne.
Par ailleurs, les enquêtes KAPB effectuées régulièrement depuis 1992 montrent une évolution lente mais positive des mentalités.

À cet égard, l’exemple de l’interdiction du tabac dans les lieux publics français est éloquent: trente ans se sont écoulés entre la première mesure anti-tabac dans le pays, qui date de 1976 (loi Veil), et l’interdiction pure et simple de fumer dans tous les établissements accueillant du public, qui est effective depuis 2007. Christian Andréo souligne par ailleurs que les campagnes médiatiques sont «indispensables pour continuer à faire des questions qui nous occupent, en l’occurrence la lutte contre le sida, une affaire publique et non un objet privé, ce qui serait dramatique.» Dans la sphère publique ainsi imprégnée se trouvent notamment des acteurs susceptibles de relayer les messages à leur niveau ou de profiter d’une levée du tabou, à l’instar des médecins lorsqu’il s’agit de promouvoir un acte de dépistage lié aux pratiques sexuelles. «Convaincre les médecins généralistes de proposer à leurs patients des tests est un véritable enjeu» , renchérit le Dr François Bourdillon , président de la Commission prévention du Haut Conseil de Santé Publique français. «Parler de sexualité avec ses patients ne s’apprend pas à la faculté de médecine malheureusement. » D’après une enquête menée auprès de 2000 médecins généralistes français (1), 85% d’entre eux estiment que les campagnes grand public leur permettent de mieux remplir leurs fonctions de prévention et d’éducation.
(1) Pratique et opinions des médecins généralistes en matière de prévention – http://www.hcsp.fr/docspdf/adsp/adsp-77/ad770610.pdf
Références

http://www.aides.org/campagnes
http://www.cdc.gov/about/organization/mission.htm