Le suicide est un problème essentiellement masculin. Au Québec, année après année, au moins trois quarts des suicides sont commis par des hommes. C’est un phénomène que l’on retrouve dans la grande majorité des sociétés occidentales, notamment en Belgique où les chiffres sont du même ordre de grandeur. Se préoccuper du suicide, c’est donc surtout se préoccuper du suicide des hommes. La prévention ne peut se faire sans tenir compte de cette réalité (1).
Le suicide des hommes au Québec
Chaque jour, au Québec, 2 à 3 hommes s’enlèvent la vie. Le suicide est responsable de 3 % des décès masculins. En 2009, 881 suicides d’hommes ont été déplorés, soit un taux de 22,6 pour 100 000. C’est entre 35 et 49 ans que les hommes sont les plus susceptibles de s’enlever la vie. Les 50-64 ans constituent le deuxième groupe, suivi par les jeunes de 20 à 34 ans. Au Québec, contrairement à ce que l’on observe dans la plupart des autres pays industrialisés, les aînés de 65 ans et plus connaissent des taux plus bas que la moyenne et les jeunes de 15 à 19 ans constituent le groupe le moins touché. Ces données masculines suivent, ou plutôt mènent, celles de la population générale.
Portrait de la situation belge
En Belgique, 1453 hommes se sont enlevé la vie en 2008, pour un taux de 27,69 pour 100 000. Ce sont quatre hommes par jour en moyenne. En termes de nombre, les plus concernés sont les hommes de 35 à 60 ans. Si l’on considère le taux, soit le nombre de suicides pour 100 000 personnes, on constate, particulièrement chez les hommes, une augmentation des suicides à partir de 35 ans et un pic à partir de 75 ans. Ces dernières années, les taux sont à la hausse dans plusieurs groupes, notamment les hommes de plus de 85 ans et les jeunes de 15 à 24 ans. En Belgique comme au Québec, le suicide représente la première cause de mortalité des hommes de 25 à 44 ans et, dans cette tranche d’âge, tue deux fois plus que les accidents de la route.
Facteurs multiples
De récentes recherches ont tenté de comprendre ce phénomène : pourquoi les hommes se suicident-ils à ce point plus que les femmes? En matière de suicide, aucune explication causale simple ne tient la route. On parle davantage de multifactorialité, d’une combinaison d’éléments qui prédisposent au suicide, y contribuent ou déclenchent le passage à l’acte, et d’un déficit en facteurs de protection.
Ainsi, une série de facteurs sont pointés du doigt pour expliquer le nombre inquiétant de suicides masculins. Bien que tous les hommes suicidaires soient différents et poussés par des motivations variées, la recherche nous informe de certaines constantes dans les éléments qui incitent les hommes au suicide: le rôle masculin traditionnel, la difficulté à demander de l’aide, le manque de soutien social¸ les problèmes d’intégration sociale, le sentiment de solitude, les troubles de santé mentale, le choix du moyen, l’agressivité et enfin l’acceptabilité du suicide. Tous ces facteurs peuvent être reliés au champ socioculturel. En effet, ils doivent être vus comme collectifs plutôt qu’individuels, puisqu’ils sont liés au rôle qu’assigne la société aux hommes et aux attentes sociales qui pèsent sur eux.
Le rôle masculin traditionnel, facteur de risque suicidaire
Le nombre impressionnant de suicides masculins pourrait en effet s’expliquer par le rôle attendu de l’homme par les sociétés occidentales. Ce rôle masculin s’acquiert par la socialisation, c’est-à-dire par l’apprentissage de valeurs, attitudes et comportements valorisés par la société. Ainsi, pour se conformer à son rôle traditionnel et éviter la stigmatisation sociale, un homme fera preuve d’autonomie dans la résolution de ses problèmes, de réticence à exprimer ses émotions, de volonté de réussite et, le cas échéant, d’agressivité. Autant d’exigences qui peuvent entraver le développement de ses relations significatives, le priver du soutien social dont il pourrait avoir besoin en cas de difficulté, diminuer le recours à la demande d’aide et, par là, augmenter son risque de suicide.
Un phénomène socioculturel
Les différents facteurs de risque suicidaire peuvent, d’une certaine manière, être rattachés au rôle masculin et aux dimensions collectives du phénomène du suicide. C’est assez évident en ce qui concerne la difficulté à demander de l’aide, le manque de soutien social¸ les problèmes d’intégration sociale et le sentiment de solitude: tous ces éléments peuvent être des conséquences de l’adoption d’un rôle masculin fort. On sait par exemple que les hommes qui tentent de se suicider sont plus souvent ceux qui entretiennent une relation moins soutenue et moins engagée avec leurs enfants.
De plus, les troubles mentaux sont présents dans la majorité des cas de suicide. Bien qu’il s’agisse d’un facteur psychologique, donc individuel, le fait que la dépression masculine soit sous-diagnostiquée et sous-traitée apporte une dimension sociale au problème. La consommation et la dépendance à la drogue ou à l’alcool, identifiées comme facteurs de risque également, sont aussi plus fréquentes chez les hommes.
Par ailleurs, le choix de moyens très radicaux contribue aussi à expliquer le nombre de suicides d’hommes. Au Québec, la pendaison est le moyen utilisé par la majorité des hommes, suivie par les armes à feu. Les femmes ont quant à elles principalement recours à l’intoxication et à la pendaison. Ici encore, l’accessibilité, la familiarité et l’acceptabilité des méthodes létales relèvent d’un phénomène de société.
Enfin, l’adhésion au rôle masculin traditionnel pourrait aussi conduire les hommes à envisager le suicide comme une option plus acceptable que pour les femmes, puisqu’il est une manière de mettre fin à sa souffrance par soi-même, en cohérence avec la valeur d’autonomie notamment.
Masculin pluriel
Les tentatives de compréhension du phénomène ne doivent pas nous faire tomber dans le piège de la généralisation abusive. En cherchant à décrire les comportements typiquement masculins, particulièrement si on les oppose aux féminins, on risque de verser dans le stéréotype alors qu’il existe une diversité d’attitudes masculines comme de facteurs de risque et de protection personnels. Cependant, si de multiples masculinités existent, plus encore aujourd’hui qu’hier, c’est toujours en référence à la masculinité traditionnelle qu’elles se définissent. Les jeunes hommes déterminent leurs attitudes en fonction du rôle traditionnel, en s’y conformant ou en s’en éloignant. «Bien qu’il puisse sembler obsolète, le rôle masculin traditionnel demeure néanmoins très présent au sein de la population masculine. Il influence la manière dont les hommes interprètent les événements qui surviennent dans leur vie tout comme le choix des stratégies d’adaptation qu’ils vont privilégier dans les moments difficiles» indiquent la chercheuse Janie Houle et le psychologue Marc-André Dufour dans un récent article. Par ailleurs, le constat de la surreprésentation des hommes homosexuels dans les statistiques de suicide doit aussi inviter à envisager le risque de suicide masculin comme un phénomène multiple.
L’homme évolue mais son modèle reste
Depuis une trentaine d’années, on assiste, au Québec comme dans d’autres sociétés occidentales, à une certaine évolution du rôle masculin. En parallèle des attitudes traditionnelles toujours valorisées se développent d’autres attentes: en couple, en famille, au travail, dans ses relations amicales, l’homme d’aujourd’hui doit être à la fois indépendant et attaché, stoïque et capable d’exprimer ses émotions, performant et collectif, rude et affectueux, individualiste et solidaire, pourvoyeur de la famille et père présent… La société permet un développement pluriel et, tout en le permettant, l’exige. L’homme doit s’adapter à de nouvelles exigences, multiples, moins univoques. Quelles sont et quelles seront les conséquences de ce changement ? Les hommes en perte de repères vont-ils perdre le sens de leur contribution à la société et celui de leur vie ? Ce bouleversement, lent mais réel, est-il en lui-même un facteur de dépression masculine ? Ou au contraire, une plus grande adhésion à des attitudes traditionnellement féminines et une prise de distance des valeurs masculines joueront-elles comme facteurs de protection ? Les recherches ne l’indiquent pas encore mais l’évolution des statistiques le laisse supposer. «Se distancer du modèle hégémonique de masculinité semble représenter un facteur de protection important en matière de dépression et de détresse psychologique» argumentent Gilles Tremblay et ses collègues du Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence faite aux femmes et la violence familiale à Québec. Se distancer des modèles reconnus nécessite toutefois une dose importante de confiance en soi.
Double exigence
Les hommes d’aujourd’hui doivent en effet faire face à des attentes sociales plus complexes que par le passé. La société valorise toujours les modèles masculins, les hommes qui connaissent le succès, les leaders forts et autonomes, qui ne doivent leur réussite qu’à eux-mêmes, qui ne parlent que très peu de leurs problèmes. Simultanément, elle attend du commun des mortels un comportement différent, des attitudes plus humaines et plus relationnelles, particulièrement lorsqu’une situation de vie difficile se présente.
Pour une société sans suicide
Parce qu’il est le produit collectif de la socialisation des garçons, et parce qu’il est un phénomène disproportionné, le suicide des hommes nous concerne tous. Conscient de ce risque spécifique, le réseau de la prévention du suicide au Québec a mis et continue à mettre en œuvre des programmes d’intervention adressés aux hommes en particulier. Ceux-ci tiennent compte des caractéristiques et manifestations de la dépression masculine, du frein à la demande d’aide, des attentes spécifiques des hommes vis-à-vis de ces services.
En amont de l’intervention, des actions pourraient être envisagées pour encourager les hommes à augmenter leur soutien et leur intégration sociale. Par exemple, les politiques qui permettent de développer le lien père-enfant peuvent avoir un impact significatif sur l’attachement familial, qui joue un rôle protecteur. Les projets qui proposent aux hommes du soutien social en-dehors du couple, tels que des groupes pour hommes séparés, pourraient aussi contribuer à renforcer la prévention. Le milieu scolaire pourrait également jouer un rôle, en augmentant le développement d’habiletés d’adaptation chez les jeunes garçons.
La chercheuse Janie Houle indique en conclusion de sa thèse de doctorat qu’ «en somme, il serait important de réfléchir collectivement au modèle masculin que l’on souhaite transmettre aux générations futures et de se demander comment nous pourrions mieux préparer nos jeunes garçons à traverser les moments difficiles.» Les hommes eux-mêmes auraient aussi leur part à assumer, en déclarant leur pluralité, en participant à la valorisation de modèles multiples, en construisant ensemble de nouvelles façons d’être ‘hommes’.
Sources
Houle, J., & Dufour, M.-A. (2010). Intervenir auprès des hommes suicidaires. Psychologie Québec, 27(1), 27-29.
Chagnon, F., Vrakas, G., Bardon, C., Daigle, M., & Houle, J. (2008). Consensus entre la recherche et la pratique pour améliorer les programmes en prévention du suicide chez les hommes. Montréal: CRISE.
Tremblay, G., Morin, M.-A., Desbiens, V. & Bouchard, P. (2007). Conflits de rôle de genre et dépression chez les hommes. Collection Études et Analyses, 36, Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes. Québec: CRI-VIFF.
Houle, J. (2005). La demande d’aide, le soutien social et le rôle masculin chez des hommes qui ont fait une tentative de suicide. Université du Québec à Montréal, Montréal.
Centre de prévention du suicide (2008). Le suicide, un problème majeur de santé publique – introduction à la problématique du suicide. Bruxelles.
(1) Sur le même sujet, nous avons publié le mois dernier ‘http://www.preventionsuicide.info est né! Allez vite le découvrir’ de Colette Barbier et ‘Prévenir le suicide : coup d’œil sur quelques stratégies précédentes’, de Pascale Dupuis.