Depuis le Service de psychosomatique des Cliniques Universitaires de Mont – Godinne , les Dr Reynaert et Zdanowicz lancent un appel à l’éducation aux plaisirs du corps et de l’esprit , ces plaisirs que les discours , pas seulement sanitaires , escamotent au profit d’une ritournelle de risques . Les campagnes de prévention n’échappent pas à leurs critiques .
Depuis plus de vingt ans, le Dr Christine Reynaert (psychiatre), examine et écoute des patients, dont de nombreux adolescents, souffrant de migraines, de stress, de problèmes d’assuétudes, d’anorexie, de dépression… Le Service qu’elle dirige est animé par une équipe pluridisciplinaire (psychiatres, médecin interne, kiné). « C’est que l’approche globale du patient revient en force », explique-t-elle. « La science , pour progresser , a bien dû découper son sujet d’étude , mais elle le restitue aujourd’hui . On renoue avec la globalité .»
La prévention de tels troubles devrait, selon elle, prendre une voie particulière, balisée de plaisirs. Plaisirs que le corps comme l’esprit nous procurent, la dopamine étant concentrée dans une zone du cerveau connectée à la fois au cerveau archaïque et au cortex, «acquisition» beaucoup plus récente.
« Les plaisirs physiques sont importants pour notre équilibre », précise le Dr Reynaert. « Mais tout autant les satisfactions nées de notre imaginaire , de la lecture d’un livre , d’un film ou de notre capacité à anticiper un moment agréable ou à garder confiance en son avènement . C’est ce qui crée notre monde intérieur , ce qui nous donne consistance . Plus on sera consistants , moins on aura besoin d’objets et de produits pour nous renseigner sur qui nous sommes ou nous faire oublier qui nous croyons être !» Qui dit plaisir dit désir mais aussi frustration. Lié au manque, le désir naît de ce manque, à la différence de besoins qui eux se comblent. « L’éducation au manque , l’acceptation de la frustration font défaut dans notre société », constate le Dr Reynaert. « Prenons l’exemple de l’anorexie . Souvent , elle est vécue par des jeunes filles très couvées alors qu’elles étaient dépendantes des adultes dans les premiers mois de leur vie . À force de recevoir trop vite , elle ont eu besoin de réintroduire le manque , et de quelle manière , franchement radicale !»
Peur du positif ?
Le Dr Nicolas Zdanowic , chargé plus particulièrement de la prise en charge des jeunes au sein du Service de psychosomatique de Mont-Godinne regrette que, dans les discours des professionnels en général, ce soit « toujours la même chanson », pour reprendre ses propres termes: « Comment parler aux jeunes de risques si on ne leur parle pas aussi des plaisirs , des bons côtés , si on ne leur donne pas l’envie de vivre ? Notre société oublie ce qui va bien . Elle préfère asséner les informations sur les facteurs de risque individuels !»
Ainsi attirerait-on rarement l’attention des jeunes sur les aspects positifs de l’usage de telle ou telle substance ou de tel comportement. Le Dr Zdanowicz en veut pour preuve la faible couverture médiatique de l’effet positif du chocolat sur la tension artérielle et sur le risque de décès par maladies cardiovasculaires. « Pourquoi ne parle – t – on pas non plus de l’effet positif de la sexualité sur le cancer de la prostate , constat qui a étonné les chercheurs eux – mêmes , puisqu’ils tentaient de démontrer le contraire . Pourquoi aussi à l’heure de la promotion de l’activité physique au quotidien ne pas rappeler qu’une relation sexuelle peut rivaliser avec la dépense physique occasionnée par une course à pied ?»
Il évoque encore ces pseudo-risques qu’on trouve dans bien des bouches et qui n’auraient pas autant de réalité qu’on veut bien nous le faire croire. Exemple frappant: Internet. Une étude épidémiologique a comparé des jeunes cherchant des partenaires en ligne et des «non-cherchant». « L’étude montre que la différence d’âge de la première relation sexuelle est de six mois . Le nombre de partenaires par an de ces jeunes est de 4 , 3 pour ceux qui recourent à Internet contre 1 , 7 pour ceux qui ne l’emploient pas . Mais la différence entre les deux est virtuelle ! Les partenaires en chair et en os ne sont pas plus nombreux pour ceux qui surfent !», indique-t-il (1) .
Contribuer au plaisir
Davantage encore, si au lieu de parler de plaisir, les milieux de vie contribuaient à les éduquer aux plaisirs… Ainsi, prodiguer des conseils relatifs à l’équilibre alimentaire est utile, mais devrait s’insérer dans un contexte favorable plus large, en famille, à l’école, en entreprise. « La nourriture devrait être associée au plaisir d’être ensemble , au plaisir du partage », explique le Dr Reynaert. « Pourquoi les jeunes préfèrent – ils grignoter seuls dans leur coin ? De quoi parle – t – on quand on est à table . Ils sont peut – être dissuadés d’y rester ! Il me semble aussi que boire un verre en famille fait partie de ce plaisir et devrait contribuer à apprendre à gérer sa consommation . Dans un autre registre , on parle d’assuétude des jeunes à l’égard d’Internet . Mais c’est leur solitude qu’il faut incriminer , voir ce qui se passe en amont .»
Rien ne vaut le plaisir, rien ne vaut non plus la parole. Dans le Service de psychosomatique, aux nombreux jeunes qui se plaignent de maux de ventre ou de migraines, on demandera comment ça se passe à la maison. C’est parfois l’expression d’une hypersensibilité à des problèmes de couple chez les parents. Nombreux sont les jeunes traités pour de la dépression, des phobies scolaires. « Cela peut paraître étonnant », relate le Dr Zdanowicz « mais des jeunes me disent ouvertement qu’ils regrettent le manque d’autorité de leurs parents . Bien entendu autorité ne signifie pas seulement punition . Et à l’heure où les autorités individuelles , celles que peuvent représenter les parents mais aussi les enseignants , perdent de leur légitimité et de leur pouvoir , je pense qu’il y aurait beaucoup à gagner de créer de la liaison entre ces protagonistes . On est à l’heure actuelle dans de la méfiance réciproque et c’est dommageable pour tout le monde .»
Le manque de rapprochements fructueux entre «autorités individuelles» serait une des principales faiblesses des campagnes de prévention. « Je pense », poursuit le Dr Zdanowicz, « à l’évaluation du programme DARE qui recourait aux forces de l’ordre en milieu scolaire pour prévenir les assuétudes . Les résultats ne furent pas positifs . L’évaluation a eu le mérite de montrer que le meilleur agent pour exécuter les campagnes , ce sont les jeunes eux – mêmes . Il y a aussi l’exemple , positif lui , d’une campagne norvégienne qui , plutôt que de se focaliser sur l’interdiction de fumer , insiste sur l’importance de la liberté individuelle , du libre arbitre et sur l’importance des prises de décisions » (2) .
Véronique Janzyk
On lira aussi, pour en débattre, l’article signé par les deux psychiatres dans «Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence» (vol 56, juin-juillet 2008, Elsevier).
(1) Mc Farlane M., Rietmeijer CA. Young adults on the Internet: risks behaviours for sexually transmitetted diseases and HIV. J Adolesc Health 2002; 31: 11-6
(2) Josendal O, Bergh IH. Effects of a school-based smoking prevention program among subgroups of adolescents. Health Educ Res 1998; 13: 215-24