Au travers de cette enquête de terrain, Gaëtan Absil et Patrick Govers nous proposent une plongée dans le monde de la prostitution (celle dite « visible »). Une « ethnographie des combats quotidiens pour une vie ordinaire », comme le titre l’indique. L’observation est au fondement de la démarche, et les auteurs nous livrent leur interprétation, appuyée par des théories portées par le féminisme critique.
De nombreuses questions préalables
Dès l’introduction, il est fort intéressant de suivre la remise en question critique et le positionnement de ces deux chercheurs (hommes, blancs, « experts »). Ils interrogent d’entrée de jeu l’androcentrisme, la notion de consentement, l’impossible neutralité, par exemple, et reviennent sur ces questions tout au long de l’ouvrage. On prend le temps de poser le cadre et de rappeler les différentes thèses qui abordent la prostitution (abolitionniste, réglementariste, prohibitionniste et syndicaliste) et sont mises en tension au sein des différents courants féministes ainsi que dans les débats publics.
A la rencontre d’un public « invisibilisé »
Disons-le d’emblée, c’est un ouvrage écrit par deux chercheurs universitaires, utilisant un langage d’experts. Pas votre tasse de thé ? Ne passez pas votre chemin pour autant ! Au-delà des explications sur les choix méthodologiques, il s’agit avant tout de donner la parole aux personnes exerçant la prostitution. La parole, ou devrait-on dire, « les paroles », pour rendre compte de la polyphonie des voix. G. Absil et P. Govers ont la « volonté sinon de comprendre au moins de rendre compte. D’essayer de faire entendre la voix des personnes exerçant la prostitution dans l’espace public où elle est souvent inaudible. Une voix tellement ténue qu’on ne lui reconnaît, au mieux, qu’une présence anecdotique. Une présence de faits divers. Une présence de témoins au service de l’avis ou de la théorie d’un autre. Absente comme parole véritable et non présente comme témoignage déjà (sur)déterminé. »Soulignons également que l’enquête ne prétend à aucun moment dresser un tableau exhaustif du champ de la prostitution. D’une part, les protagonistes exercent une prostitution « visible » (en vitrine, dans des Eros center, etc.), ce qui ne rend pas compte de la diversité du champ prostitutionnel (la prostitution dite « de survie », celle issue de la traite, etc.). D’autre part, il n’y a, par exemple, pas de volonté de la part des auteurs de dresser des « profils types », et donc aucune prétention à l’exhaustivité à ce niveau-là non plus.
Au-delà de la prostitution, la vie des gens
Le propos ne se réduit absolument pas à l’activité de la prostitution, mais aborde toutes les implications de celle-ci dans la vie des personnes (avant d’y entrer, en dehors des heures de travail, dans les relations avec l’entourage, dans la gestion du couple et de la famille, dans leurs relations avec les institutions, les travailleurs sociaux, etc.). On sort d’une vision stéréotypée, sujette à toutes sortes de fantasmes, pour aborder diverses facettes du parcours des protagonistes.
Au travers de la pensée de Iris Marion Young, se dévoilent toutefois des parcours multiples, mais tous marqués par les 5 figures de l’oppression. « A partir de cette méthodologie et de ces ancrages, l’objectif de l’enquête est finalement de décrire les multiples formes de l’oppression ordinairement vécues par les personnes qui exercent la prostitution dans leur vie quotidienne, cette dernière ne se résumant, en aucune façon, à la prostitution. »
Une démarche qui fait écho
Les questions des chercheurs (entre autres : « Comment rendre compte du vécu et du quotidien des personnes qui exercent la prostitution, activité hautement stigmatisée ? ») et les explications sur leur méthodologie et leur posture éthique trouvent un écho chez tout acteur en promotion de la santé.Aborder les personnes sans stigmatiser mais sans prétendre non plus à la neutralité, entendre plus qu’écouter, déconstruire les préjugés… au travers de leurs réflexions, tout acteur de terrain est renvoyé à sa propre approche du/des publics, sa compréhension des besoins…
Bien-être, bonheur, émancipation ?
Enfin, l’ouvrage se prolonge dans les dernières pages par une réflexion plus générale sur la notion de bien-être, devenue aujourd’hui plutôt une « injonction au bonheur », celle de l’émancipation et l’économie politique néolibérale. Morceau choisi pour vous mettre en appétit : « Pour les personnes interviewées dans le cadre de cette enquête et qui exercent la prostitution en dehors des réseaux de traite, la vision néolibérale de l’émancipation se révèle être une double contrainte, voire une impasse insurmontable. D’une part, elles participent à l’émancipation de leurs clients et, d’autre part, leur propre émancipation est aliénée par celle de leurs clients. »
ABSIL, Gaëtan, GOVERS, Patrick. 2019. Emprises dans les prostitutions : Ethnographie des combats quotidiens pour une vie ordinaire. Liège : HELMo
p.20
p.180
p.189