Quand la fonction cognitive s’émousse, restent les fonctions émotionnelles. Voici un enseignement majeur du projet de danse mené l’an dernier à Soignies.
© Photographie Chris Bulté
Guy Druart est médecin coordinateur à la Maison du Grand Chemin de Soignies (Hainaut), une institution qui héberge notamment des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer dans une unité spécialisée de 60 lits.
Des personnes recroquevillées dans leur fauteuil, dont les corps ne réagissent d’habitude plus à la voix, s’animent subitement en présence d’un danseur ou d’un musicien. Les visages s’illuminent, les poings se desserrent. Certain·e·s se lèvent, dansent, crient, pleurent, demandent si l’on revient demain… Des personnes démentes profondes réussissent à fixer leur regard sur l’artiste alors que d’habitude, elles sont aréactives ou éteintes. Ces scènes se sont déroulées en avril 2024 à la Maison du Grand Chemin de Soignies sous le regard ému du personnel soignant et des familles résident.es.
Tout commence en 2022, quand nous découvrons le travail du chorégraphe français Thierry Thieû Niang grâce au documentaire Une jeune fille de 90 ans de Valeria Bruni Tedeschi et Yann Coridian. Le film diffusé sur la chaîne franco-allemande Arte retrace l’intervention du danseur dans un service de gériatrie. Rapidement, la caméra se focalise sur une résidente Blanche Moreau, 92 ans, atteinte de la maladie d’Alzheimer qui noue un lien d’amitié avec le danseur.
Après avoir vu le film, la Maison du Grand Chemin contacte le chorégraphe, pour lui proposer d’intervenir avec une équipe de danseurs et musiciens. Grâce au programme Un Futur pour la Culture 2023, l’établissement reçoit un subside pour développer une expérience de communication avec des personnes âgées fragilisées, par la danse.
La mission des artistes : amener de la vie
« Ce n’est pas une animation ou la préparation d’un spectacle, mais un travail sensible sur la question du mouvement et du vivre ensemble entre résidents, personnel soignant et artiste » précise Thierry Thieu Nyang.
Au cours des premières explorations, les artistes Célia Rorive, Rob Hayden (danseurs) Damien Brassart et Akram Ben Romdhane (musiciens) ont construit des rythmes, des motifs et les premiers jets d’une forme chorégraphiée et composée avec le regard de la chorégraphe et dramaturge Florence Augendre (spécialisée en fasciapulsologie) et de Thierry Thieu Nyang.
L’intention des artistes est d’échanger avec l’autre pour mieux le comprendre. L’art peut apporter ce qu’il y a de plus précieux : être, exister, communiquer et aussi sublimer le quotidien souvent morne de la maison de repos.
Le projet s’appuie sur les principes physiologiques. Les interventions par la danse, le mouvement et la musique réveillent le cerveau émotionnel. Elles mobilisent les forces et les capacités motrices des personnes malades, dépendant.es, parfois désorienté.es et souvent éteint.es des suites d’une maladie neuro-évolutive. Elles les apaisent. Elles permettent de recréer des ponts, entre les personnes âgées, le personnel soignant et leur famille.
Danser au cœur des unités de vie
Les danseurs, les musiciens se sont mêlés aux unités de vie, avec leurs corps en mouvement, les sons de leurs instruments, ils sont entrés en résonance avec les résident.es. Pourtant, une maison de repos est un monde à part entière. Les identités sont modifiées, certain.es personnes ne peuvent plus parler ou s’expriment dans un jargon qui n’a plus aucun sens, d’autres ne peuvent plus se déplacer. Le danseur cherche dans ces lieux un mouvement qui n’est pas réparateur mais qui accompagne un geste amenant du présent, de la vie.
Être artiste dans ce cadre, c’est d’abord être témoin, et utiliser la danse pour entrer en communication, tisser un dialogue et créer des liens. Le danseur a besoin d’un autre corps pour danser, jouer, rendre sonore et inventer. Il doit expérimenter différents temps (linéaire, cyclique, spiralé, sphérique), et la temporalité d’un corps, fatigué, empêché, chaotique, dont les émotions sont enfouies.
Le mouvement, le son que cherche l’artiste, est une imprégnation, une traversée qui lui permet de reconnaître ce qu’est un corps fatigué, et de voir comment l’imaginaire porté par la danse et par le geste, remet tout à coup du présent, de la joie, et crée des sursauts où le geste se réorganise.
La danse stimule l’émotion, la mobilité, l’équilibre. Elle favorise une participation physique et morale plus active. Les familles et les aidants ont été conviés, avec leur autorisation, à assister à certaines prestations sur une demi-journée, afin de voir comment leur proche réagissait.
Un impact sur le personnel soignant
Être soignant en maison de repos et en particulier auprès des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, est un métier hors du commun, humainement exigeant. Il faut bien sûr donner des soins, assurer les toilettes, alimenter, veiller au confort des résident.e.s mais souvent supporter l’agitation, les cris, essayer d’accrocher les regards perdus des patient.e .s désorienté.e.s.
L’intervention des artistes a aussi permis de montrer au personnel qu’il est possible de communiquer avec des personnes qui paraissent éteintes en mobilisant des émotions, en échangeant un regard, en partageant un mouvement, une mélodie.
La danse est un modèle à diffuser, elle doit être amenée dans l’ensemble de la société, sûrement dans les maisons de repos auprès des personnes fragilisées, tout comme dans les institutions pour personnes handicapées, les hôpitaux, les unités d’oncologie, les soins palliatifs. Ce type d’intervention gagnerait à être mieux connu des pouvoirs publics en charge de ces compétences, pour être pérennisé. Il nécessite des ressources humaines, matérielles, financières. La Maison du Grand Chemin est à la recherche de subsides pour réitérer l’expérience.
Le lien vers la bande-annonce du film :
https://www.arte.tv/fr/videos/076302-000-A/une-jeune-fille-de-90-ans/