Le gouvernement Vivaldi affirme dans sa déclaration politique vouloir combattre la surmédicalisation. S’il faut agir efficacement contre la consommation inappropriée de certains médicaments, il est nécessaire d’analyser le phénomène sous le prisme du genre car ce sont les femmes1 qui en sont les plus touchées. Quel que soit son parcours de vie, chaque femme peut, à un moment ou à un autre de sa vie, être confrontée à une forme de surmédicalisation de son existence. Dans certains cas, des usages non pertinents ont des conséquences négatives sur sa santé et son bien-être, sur l’environnement et sur les dépenses privées et publiques.
Un phénomène de société
La surmédicalisation de l’existence peut se définir comme un processus par lequel des problèmes non-médicaux, principalement sociaux (troubles de la libido, timidité, stress, chute de cheveux, etc.) ou certains aspects de l’existence (menstruations, ménopause, etc.) sont définis et traités comme des problèmes médicaux, voire comme des maladies2 . Il s’agit de faire respecter des normes de société (sous peine d’être perçu·e comme défaillant·e, malade) en usant d’un encadrement médical et médicamenteux qui s’institue au détriment d’approches plus préventives ou non-médicamenteuses3 . Ce phénomène résulte d’une foi en la science « neutre et inébranlable », une montée de la surconsommation générale, un individualisme croissant et un modèle capitaliste prônant la compétition et la performance. Pour rester productive·if, le recours aux psychotropes demeure un moyen de rester dans la course, particulièrement pour les personnes dont le revenu est faible. Une enquête de Solidaris4 a mis en évidence que plus le revenu d’une personne est faible, plus celle-ci a peur d’être en congé maladie trop longtemps, étant donné la précarité du marché de l’emploi, des conditions de travail et/ou du niveau d’endettement personnel. Ainsi, elle préfère consommer des médicaments pour rester active au lieu de prendre le temps de se reposer pour guérir. Cette réalité touche particulièrement les femmes qui sont généralement moins bien rémunérées que les hommes, sur-représentées dans les emplois à temps partiel et qui sont davantage à la tête d’une famille monoparentale. Au vu de leur statut économique et familial, de nombreuses femmes ne peuvent se « permettre » un congé maladie.
Retrouvez l’étude complète de Anissa D’ORTENZIO, « Une médecine sexiste ? Le cas de la surmédicalisation des femmes », Etude FPS, 2020.
Un phénomène typiquement féminin ?
La vie des femmes est rythmée par différentes étapes physiologiques et symboliques, construites étroitement par la médecine et les représentations sociales et culturelles5 . Il existe une pathologisation (c’est-à-dire la définition d’un aspect de la vie comme une pathologie, une maladie à guérir) des étapes de la vie des femmes qui, pathologie après pathologie, justifie une médicalisation continue de leur vie. Ainsi, médicaliser de manière aussi intensive leur existence permet de démontrer que le corps des femmes et leurs fonctions corporelles sont en fait considéré·e·s comme un réservoir d’irrégularités et d’anomalies qui nécessitent d’être normalisées par un traitement médicamenteux. Les cas de la contraception et de la dépression en sont deux exemples saillants6 .
La contraception : un enjeu concret de surmédicalisation
Les féministes des générations précédentes se sont battues pour que les femmes aient accès à la contraception, enclenchant par là même des changements socio-culturels majeurs et une amélioration de leurs conditions de vie. Toutefois, la contraception, et particulièrement la pilule, est de plus en plus vivement critiquée par les usagères. En effet, la surmédicalisation de l’existence passe par des usages détournés de l’objectif premier de la pilule, c’est-à-dire de l’éviction des grossesses non-désirées. C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit de traiter l’acné ou l’hirsutisme7 par la pilule, démontrant par la même occasion à ces jeunes filles que respecter les normes de beauté (une peau parfaite et sans poils) est plus important que les effets secondaires sur leur santé. La pilule est aussi prescrite comme « traitement » pour les symptômes de l’endométriose. De plus, régulariser les cycles menstruels chez les jeunes filles est un autre exemple fréquent de prescription de la pilule. Le temps de régularisation des règles est une information rarement partagée aux jeunes adolescentes qui s’inquiètent et consultent souvent pour la première fois les gynécologues de peur de ne pas être dans la « norme ». On remarque ici que les menstruations, perçues de manière négative, doivent être standardisées. Dans un autre contexte, les femmes militaires américaines sont vivement encouragées à prendre continuellement la pilule pour ne pas avoir leurs menstruations afin de « pouvoir être et faire comme des hommes » au détriment de leur santé8 . Cela démontre le contrôle des corps réglés, perçus comme un handicap dans la sphère professionnelle.
La surmédicalisation de l’existence des femmes passe également par la sur-prescription de la contraception hormonale au détriment d’autres moyens contraceptifs moins médicalisés ou plus durables dans le temps, qui pourraient mieux correspondre à certaines femmes. Parmi 12 004 participant·e·s à une enquête9 sur les moyens contraceptifs, 64,5% ont été à une consultation de gynécologie pour prendre une contraception, et 80,6% utilisent la pilule contraceptive. À la question « de quels moyens de contraception le/la soignant-e vous a-t-il déjà parlé ? », 89,5% répondent la pilule, contre 57,4% pour l’implant et le DIU10 au cuivre. Le DIU serait moins prescrit car à la fois, il existe encore des stéréotypes à son encontre (un moyen contraceptif uniquement pour les femmes ayant déjà eu un enfant, peut provoquer la stérilité, etc.) et à la fois, le DIU autorise l’insouciance. Après avoir posé un DIU et vérifié par une échographie un à trois mois plus tard si tout va bien, cette contraception permet une liberté pendant 3 à 10 ans. Au contraire, prendre la pilule implique plus de contrôle et de surveillance : prendre un comprimé tous les jours à heure fixe (et garder à l’esprit le risque de maternité tous les jours telle une épée de Damoclès au-dessus de la tête), retourner faire une ordonnance régulièrement chez le médecin, répondre à un interrogatoire préliminaire, et parfois à des examens invasifs (toucher vaginal, palpation de la poitrine, etc.).
En conséquence d’une volonté de surveiller le corps des jeunes femmes, les effets secondaires des contraceptifs hormonaux ne sont finalement que peu pris en compte alors qu’ils sont bien réels. Bien que la pilule féminine reste le moyen de contraception le plus connu, de plus en plus de femmes ne s’en sentent plus satisfaites car un sentiment de non-choix les envahit. Elles sont également de plus en plus conscientes des controverses médicales relatives à la pilule : les effets secondaires, le risque accru d’accidents thromboemboliques pour certaines générations de pilules et d’autres problèmes cardio-vasculaires, ou encore le développement du syndrome des ovaires micro polykystiques. Les effets secondaires de la contraception hormonale (manque de libido, prise de poids, migraines, sautes d’humeurs, saignements, etc.) semblent à priori bénins, mais ils peuvent réellement détériorer la qualité de vie de certaines femmes (relation de couple, charge mentale, confiance en soi, etc.). Pourtant, ils sont généralement niés et ne sont que vaguement expliqués lors de la prescription de la pilule. Il est essentiel que l’ensemble des moyens de contraception soit proposé à toute femme désirant en prendre, afin qu’elle soit libre de faire un choix éclairé au regard de la situation qui lui est propre et du moyen contraceptif qui lui correspond le mieux.
La dépression
Selon Solidaris11 , en 2006, il y avait déjà 18,5% de femmes de 18 ans et plus sous antidépresseurs contre 9,1% d’hommes, soit le double chez les femmes. En effet, la littérature médicale relève deux fois plus de dépressions chez les femmes. On remarque une prescription disproportionnée de tranquillisants pour celles-ci : une femme sur cinq de plus de 18 ans a déjà consommé un antidépresseur. Dans certains contextes, les femmes sont perçues comme fragilisées par les changements physiologiques et hormonaux qui se produisent chez elles lors d’un accouchement, d’une période post-partum, de la ménopause, etc. Cette affirmation signifierait que les changements hormonaux sont problématiques et à traiter médicalement car la norme est la non-fluctuation d’hormones (qui est davantage le fait du cycle hormonal masculin). Pourtant, les résultats de plusieurs études ont démontré qu’il y a la même proportion de femmes et d’hommes dépressifs12 mais l’évaluation d’un état dépressif se fait généralement à partir des symptômes spécifiquement féminins. Cela montre à quel point la représentation sociale des femmes comme des êtres vulnérables pousse à leur médicalisation et à une forme de diagnostic qui leur est spécifique, davantage que pour les hommes dans la même situation de souffrance psychologique. Enfin, il est récurrent de mal diagnostiquer certaines pathologies chez les femmes (comme l’endométriose13 ) car certains symptômes sont parfois (trop) rapidement expliqués par des « problèmes psychologiques ».
Des recommandations pour lutter contre la surmédicalisation féminine
Pour diminuer concrètement ce phénomène, il faut pouvoir avoir accès à des alternatives thérapeutiques et d’autres moyens alternatifs à l’utilisation de médicaments afin de répondre à la volonté des patient·e·s (méthode contraceptive plus naturelle, accouchement naturel, etc.) et à une volonté politique et budgétaire (raccourcissement des séjours à l’hôpital). Or, les alternatives thérapeutiques sont généralement peu connues, peu proposées par le personnel soignant et plus coûteuses que l’achat de médicaments. Il est donc primordial de partager davantage d’informations de qualité à ce sujet et de diminuer le coût pour la population. De manière plus spécifique, la contraception repose, dans 90% des cas, sur les femmes. Dans ce contexte, il est important de développer davantage de recherches scientifiques (médicales et sociologiques) sur les contraceptions masculines et les alternatives pour les femmes afin d’aboutir à une mise sur le marché concrète et une véritable contraception partagée entre les partenaires. Ensuite, intensifier l’EVRAS14 peut aider les citoyen·ne·s à développer une attitude active, informée et consciente quant à leur santé dès le plus jeune âge et tout au long de leur vie. Réduire la surmédicalisation de l’existence, c’est aussi avoir une meilleure maitrise du budget des médicaments en limitant le pouvoir des firmes pharmaceutiques qui n’hésitent pas à employer des stratégies de marketing auprès de la population et du lobbying intense auprès des organisations politiques et de la santé afin de générer de nombreux profits. Les efforts ne doivent pas être consentis qu’en aval mais également en amont de la « chaine du médicament ». Finalement, les politiques de santé ne pourront être effectives qu’à condition de prendre en compte le facteur genre dans l’équation en appliquant réellement le « gendermainstreaming »15 .
[1] Le terme « femme » désigne ici l’ensemble des personnes nécessitant un suivi gynécologique, la prise de contraception féminine et vivant des états physiologiques spécifiques tels que la ménopause. Nous partons ici d’une notion biomédicale binaire entre femmes et hommes en fonction du sexe auquel on tâchera d’ajouter ici l’impact du genre.
[2] WAGGONER Miranda et STULTS Cheryl, « Gender and Medicalization », Sociologists for Women in Society Fact Sheet, printemps 2010.
[3] COLLIN Johanne et SUISSA Amnon Jacob, « Les multiples facettes de la médicalisation du social », Nouvelles pratiques sociales, vol. 19, n° 2, 2007, p. 26.
[4] SOLIDARIS, « Vous, vos médicaments et votre pharmacien », Grande enquête Solidaris/Multipharma, 2018
[5] CAPIAUX Isabelle, « La ménopause, une construction socioculturelle ? », Femmes Plurielles, 2019
[6] Les menstruations, la ménopause, les compléments alimentaires sont d’autres exemples présents dans l’étude.
[7] Apparition d’une pilosité spécifique sur le visage, le cou, ou le thorax chez certaines femmes.
[8] Jeffreys Sheila, « Double Jeopardy: Women, the US military and the war in Iraq », Women’s Studies International Forum, vol.30, 2007, pp.16-25.
[9] Gineste Coline, L’impact du sexisme sur la qualité des soins en gynécologie (Mémoire de master en Ethique du soin et de la recherche), Université de Toulouse, 2017.
[10] L’abréviation DIU désigne les dispositifs intra-utérins, souvent également nommés les stérilets (qu’ils soient en cuivre ou hormonaux).
[11] Boutsen Michel, Laasman Jean-Marc et Reginster Nadine, « Données socio-économiques et étude longitudinale de la prescription des antidépresseurs », Solidaris, Direction Études, 2006.
[12] MARTIN Lisa et al., «The Experience of Symptoms of Depression in Men vs Women – Analysis of the National Comorbidity Survey Replication », JAMA Psychiatry, 70, 2013, pp. 1100-1106
[13] Une maladie gynécologique liée au développement de cellules d’origine utérine en dehors de l’utérus.
[14] Education à la Vie Relationnelle, Affective et Sexuelle.
[15] C’est une stratégie qui intègre systématiquement des réflexions sur les conséquences positives et négatives des politiques publiques pour les femmes et les hommes.