À partir d’entretiens et de focus groups avec des femmes en situations de précarité et des professionnels intervenants en première ligne, ce récent rapport rassemble des informations qui traitent à la fois des différentes formes de précarités et de la pauvreté des hommes et des femmes, mais aussi des spécificités, particulières, liées au ‘devenir femme’ à Bruxelles.
La recherche a été menée à partir du point de vue et de l’expérience au féminin de la pauvreté et d’une approche multidimensionnelle du phénomène de la pauvreté. La notion de pauvreté a été complétée par celle de précarité afin de pouvoir aussi centrer l’analyse autour des processus de précarisation.
Ce rapport reflète la situation en 2014.
La pauvreté définie par les femmes
Même si les femmes rencontrées ont elles-mêmes défini la pauvreté et la précarité par des risques et un sentiment d’incertitude, ce sont surtout des situations concrètes de privations qui ont été évoquées. Elles se sont souvent distancées de l’étiquette «vivre dans la pauvreté» en la définissant aussi sous sa forme extrême (sans-abrisme, pauvreté dans les pays en guerre ou en développement…). Elles ont aussi parfois justifié leur situation actuelle d’allocataires sociales ou de chômage, témoignant ainsi d’une intériorisation des discours ‘responsabilisants’ actuels au sujet des personnes dites ‘dépendantes’ des dispositifs de protection sociale.
Ce qui compte le plus à leurs yeux rejoint leurs difficultés les plus grandes: les enfants, s’en sortir, l’emploi, la formation, les besoins de base, le logement, voir des gens, la santé…
Revenus insuffisants
Aujourd’hui, ni l’emploi ni la protection sociale ne permettent d’éviter de vivre la précarité ou la pauvreté. Qu’il s’agisse de revenus du travail (temps partiels, intérim, contrats précaires…), de revenus de remplacement (chômage, pensions…) ou de diverses allocations d’aide sociale, la plupart des montants des revenus perçus par les femmes rencontrées ne leur permet pas aujourd’hui de vivre dignement.
Si ce constat s’applique à l’ensemble de la population, il touche d’autant plus les femmes qui disposent plus souvent de plus bas revenus que les hommes. Ceci s’exerce de manière plus aigüe encore pour des groupes plus «vulnérables» comme par exemple des cheffes de familles monoparentales ou des femmes âgées isolées.
En termes de visibilité et de risques de précarité/pauvreté, de fortes disparités sont observables entre hommes et femmes selon leur position socio-économique. Tout d’abord, les femmes sont sous-représentées parmi les groupes bénéficiant d’un revenu ayant un lien direct ou indirect avec le marché du travail (au chômage, à l’emploi, en invalidité, bénéficiaires d’une pension légale…). La part des bénéficiaires d’un revenu d’intégration sociale ou équivalent apparaît légèrement plus élevée parmi les femmes (5,2 %) que parmi les hommes (4,5 %).
Enfin, les femmes sont surreprésentées dans la catégorie ‘inconnu’ de la sécurité sociale dont une part certaine se trouve souvent en situation de dépendance financière puisque sans ressources propres et se trouve donc en risque potentiel ou en situation effective de précarité/pauvreté.
Cohabitation ne signifie pas partage de revenus
Les taux de pauvreté ‘classiques’, qui se basent sur un partage des revenus du ménage, sont équivalents pour les hommes et les femmes en Région bruxelloise. Cependant, sur base d’une étude menée par Meulders et al (2011), si l’on individualise les revenus disponibles et que l’on rejette l’hypothèse qui postule un partage égal entre chaque membre du ménage (comme c’est souvent le cas pour divers indicateurs), le revenu individuel net des femmes est inférieur de 38 % à celui des hommes en Belgique. Les entretiens ont largement confirmé que ce n’est pas parce qu’il y a cohabitation qu’il y a un partage égal ou équitable des revenus au sein d’un ménage: bien des femmes vivent des situations de dépendance financière ou n’ont tout simplement pas accès à un revenu.
Meulders et al. ont montré que si l’on se base sur ces revenus individualisés pour calculer le ‘taux de risque de pauvreté individuel’ ou ‘taux de dépendance financière’, celui-ci s’élève alors à 36 % pour les femmes contre 11 % pour les hommes. Les taux de pauvreté ‘classiques’ masquent donc les inégalités importantes aux niveaux des ressources propres et du risque de pauvreté ‘individuel’ des hommes et des femmes.
Risque de précarité/pauvreté et configurations familiales
Le risque de pauvreté est fortement corrélé au type de ménage. Parmi les couples, les ménages de plus de deux enfants sont surexposés au risque de pauvreté. Parmi les isolés, le risque augmente dès le premier enfant. Le fait d’être mère devient donc un facteur potentiellement précarisant.Parmi les parents isolés, les femmes sont largement majoritaires en Région bruxelloise: 86,6 % des chef(fe)s de ménage de familles monoparentales sont des femmes. Les familles monoparentales représentent un phénomène croissant: entre 2009 et 2013, leur nombre a augmenté de 7,9 %.
Parmi d’autre types de ménages potentiellement précaires, on constate parmi les personnes isolées sans enfants une proportion légèrement plus importante de femmes.
Dans bien des cas, les allocations familiales représentent l’unique revenu garanti dont les mères disposent de manière relativement certaine. Les allocations familiales peuvent donc, en cas de perte de revenu (perte d’emploi, problème administratif, dégressivité des allocations de chômage…) ou de perte de droit (fin de droits, sanction, exclusion du chômage…), constituer l’unique ressource financière propre dont disposent les femmes.
Par ailleurs, le SECAL (Service des Créances alimentaires) permet à bien des parents de retrouver un complément de revenu en cas de non-paiement des pensions alimentaires. Les femmes représentent l’essentiel des personnes qui y ont recours. En 2012 en Belgique, 93 % des demandeurs sont des femmes dont 15 % en Région bruxelloise.
Actives et activées
Même si les femmes sont de plus en plus actives sur le marché du travail, les inégalités de genre demeurent tant au niveau de la participation au marché de l’emploi qu’au niveau de la qualité des emplois occupés (avec une flexibilité accrue, des horaires atypiques, des inégalités salariales, une concentration de femmes dans certains secteurs aux métiers moins bien rémunérés, etc.).Elles occupent très souvent des emplois à temps partiel et en subissent les conséquences (en termes de salaires, de chômage et de pensions…). Les femmes sans emploi sont par ailleurs plus souvent inactives que les hommes.
L’emploi sous plusieurs formes (emploi à temps partiel, à durée déterminée, niches d’emplois…) rémunère parfois peu et n’évite pas de vivre une situation de précarité ou de pauvreté. Les ségrégations horizontale et verticale restent d’actualité et contribuent à une précarisation potentielle et effective des femmes.
Si les femmes sont plus souvent ‘inactives’ que les hommes sur le marché du travail, elles sont en revanche très ‘actives’ dans la sphère domestique et privée. Elles sont par ailleurs souvent ‘activées’ c’est-à-dire accompagnées, (pré-)formées, mises à l’emploi par les politiques actives de l’emploi (contractualisation, conditionnalisation par les critères et les procédures, suivi de parcours pré-balisés, responsabilisation…).
Formation ne signifie pas automatiquement emploi
Parmi les femmes rencontrées, la formation est tantôt souhaitée, tantôt contrainte dans un contexte d’activation des personnes sans emploi. Si la formation constitue un instrument central des politiques d’emploi et que les ‘manières d’activer’ les personnes se développent, le fait de suivre une, deux, trois (ou plus) formations ne garantit pas automatiquement l’accès à un emploi, en raison notamment de l’inadéquation entre emplois disponibles et formations suivies mais aussi du manque structurel d’emplois.
La suite du parcours après le suivi d’une ou plusieurs formations dépend en outre d’un grand nombre de facteurs: l’histoire et la formation de base de la personne, la configuration familiale, la situation socio-économique, le respect des obligations et démarches prescrites, les événements de la vie, les imprévus (problèmes administratifs, de santé…).
Globalement, les filles et les femmes sont davantage diplômées, sauf les femmes de plus de 50 ans. Notons aussi que les femmes sont surreprésentées dans les diverses structures d’alphabétisation à Bruxelles et parmi ces apprenantes, plusieurs groupes de femmes (très) précaires: femmes sans aucun revenu personnel (au foyer pour la plupart, demandeuses d’emploi non indemnisées, demandeuses d’asile, étudiantes), au CPAS et au chômage.
Le coût du logement
Les formes du marché bruxellois du logement locatif privé avec ses prix en constante augmentation et un manque structurel de logements abordables font du logement social l’unique ‘clé de survie’ pour des personnes en situations de précarité/pauvreté. Toutefois, le manque de logements sociaux, les demandes en constante augmentation, les listes d’attente, procédures et modalités d’octroi posent encore de grandes difficultés d’accès tant dans le secteur public que public-privé.
En raison de leurs situations, de leur statut socio-économique et de leurs moindres revenus, les femmes subissent plus fortement une discrimination indirecte sur le marché du logement locatif privé.
Dans ces conditions, le fait de trouver un logement ne signifie pas que l’on vit une situation stable. Nombreuses sont les femmes qui vivent dans un logement ‘suroccupé’ ou inadapté, parfois insalubre. Le coût du déménagement, leurs situations précaires et l’évolution du marché locatif les obligent souvent à y rester.
Certaines femmes n’ont pas de logement et se logent temporairement dans leurs réseaux de connaissances (famille, amis, communauté…) ou en maisons d’accueil lorsque des places se libèrent.
L’ordre de priorité des dépenses
Pour la plupart des femmes rencontrées, le loyer comprend la plus grande partie de leur revenu et reste le premier poste dans les dépenses mensuelles. Le coût très élevé du logement à Bruxelles implique souvent des situations de précarité pour les personnes disposant de faibles revenus.
Toutes les dépenses liées aux enfants font également partie des dépenses prioritaires (frais scolaires, alimentaires, matériels, médicaux…). Les factures d’énergie figurent aussi parmi les premières dépenses. Les femmes doivent parfois jouer avec les diverses échéances et leurs risques corollaires (suppléments en raison des retards, suppléments pour procédures judiciaires, crédits, prêts informels,…). Elles doivent aussi faire face, à certains moments, à des situations concrètes de privations pour leur(s) enfant(s).
Une santé entre parenthèses
En général, et sauf pour leur(s) enfant(s), la santé ne semble pas constituer une priorité pour les femmes rencontrées (avec une exception pour les femmes plus âgées qui s’en soucient davantage).
Ce n’est pas parce qu’elles doivent prendre un médicament, suivre un traitement (dentisterie, kinésithérapie…), ou se faire opérer qu’elles suivent les prescriptions médicales. Et ce n’est pas parce qu’elles sont malades qu’elles se soignent: les évitements et reports de soins sont fréquents.
De manière générale, l’espérance de vie demeure plus grande pour les femmes qui vivent toujours plus longtemps que les hommes, mais elles vivent plus d’années en mauvaise santé. Les femmes moins favorisées vivent plus longtemps qu’avant mais en moins bonne santé que les femmes plus favorisées.
Les inégalités sociales de santé se vérifient dans plusieurs dimensions de la santé étudiées dans le rapport. Le gradient social est net par exemple en termes d’espérance de vie, pour le diabète, l’obésité, l’hypertension, la dépression, mais aussi par exemple pour les dépistages féminins (cancer du col de l’utérus, cancer du sein).
En termes de santé sexuelle et reproductive, la responsabilité reste souvent encore attribuée aux femmes. Les risques et les conséquences peuvent d’ailleurs ‘coûter’ plus cher aux femmes à plusieurs niveaux: coût financier et temporel (des consultations préventives, curatives), affections, soins nécessaires, contraception (information, coût financier…), grossesse… Les femmes semblent plus exposées et sont en première ligne en amont (prévention) comme en aval (conséquences diverses).
Notons aussi que certains groupes invisibles parmi lesquels des femmes n’ont accès à aucune couverture médicale.
Enfin, concernant l’environnement psychosocial, les femmes traversent (ou ont traversé) plus souvent des situations de violences physique, verbale et sexuelle que les hommes.
Parcours de vie et parcours d’aide
Suivant l’étude des parcours de vie et des parcours d’aides de femmes précaires et en situation de pauvreté à Bruxelles, il ressort que ce qui joue le plus dans les processus de (non) précarisation est d’une part, le fait de disposer ou non d’un réseau d’entraide informelle (famille, amis, communauté, rencontres…) et, d’autre part, la capacité des dispositifs d’aide formelle (institutions de protection sociale, d’aide sociale…) de répondre dans l’urgence à une demande.
Les entretiens avec les femmes et les professionnels ont permis de confirmer des tendances structurelles et évolutions récentes des politiques sociales. Dans certains cas, des ‘manières d’activer’ les individus peuvent constituer un facteur potentiel ou réel de précarisation en raison notamment des conditionnalisations et des obligations pouvant restreindre l’accès et le maintien aux droits sociaux.
Les femmes précaires rencontrées semblent vivre dans un équilibre où il est parfois impossible de remplir les formalités obligatoires pour accéder ou maintenir leurs droits. Et ce pour de multiples raisons: situations familiales; aide, soins et suivi des enfants; horaires incompatibles; accessibilité de l’information; mobilité et distance géographique entre lieux; coût financier… Certaines se sentent coincées entre divers types de ‘devoirs’ parfois contradictoires.
Dans certaines situations, une absence totale d’aide formelle ou informelle est constatée. Par ailleurs, on note parfois des tensions entre personnes en recherche d’aide sociale avec des «effets de concurrences» ou des discours stigmatisant vis-à-vis d’autres groupes.
Temporalités divergentes
En situation de précarité ou de pauvreté, les temporalités sont mises à l’épreuve ou s’opposent. Et ce, de manière d’autant plus manifeste en situation d’urgence sociale où le temps de trouver une aide effective ne correspond pas aux critères, procédures et parcours pré-balisés attendus par les services et institutions.
La plupart du temps, au sein des parcours des femmes précaires rencontrées, le temps nécessaire à la recherche d’une aide ou pour répondre à des obligations (recherche et acquisition des informations, démarches, documents, procédures, entrevues…) ne s’accorde ni aux délais octroyés, ni au temps disponible pour les réaliser dans leurs situations (trouver de l’aide informelle, une crèche, se déplacer, se former, accepter un emploi du jour au lendemain…).
Or, les femmes, qui demeurent les principales actrices de la sphère domestique, seront d’autant plus susceptibles de devoir répondre à ces diverses injonctions pour trouver de l’aide, maintenir leurs droits ou éviter d’être sanctionnées…
Une mobilité au sein d’un espace de précarités
Plus globalement, ce qu’il y a de remarquable dans les parcours des femmes rencontrées, c’est le passage fréquent d’une situation précaire à une autre situation précaire quelle que soit la (nouvelle) ‘situation socio-administrative’ de la personne: chômage, article 60, bénéficiaire du revenu d’intégration sociale, étudiante, invalide, pensionnée, travailleuse à temps partiel, au noir…
Cette mobilité au sein d’un espace de précarités explique en partie la consolidation des processus de précarisation sur le moyen terme avec des privations matérielles plus ou moins graves ou de plus en plus graves.
La chronicité de ces situations fragile témoigne d’un risque potentiel accru de vivre une plus grande précarité/pauvreté.
Être femme, c’est davantage risquer d’être précaire/pauvre?
Les femmes courent-elles un risque plus important de se précariser ou de connaitre une situation de pauvreté ou de précarité par rapport aux hommes? Si la plupart des femmes rencontrées pensent qu’elles sont plus exposées aux difficultés et aux risques de vivre dans la précarité et qu’il existe des facteurs d’inégalités de genre en matière de précarité, ce sont aussi des mécanismes généraux de précarisation et de paupérisation qui agissent et qui touchent autant les hommes que les femmes.
Ensuite, ces mécanismes de formation des inégalités hommes-femmes et des inégalités ‘classiques’ s’additionnent, se combinent et font alors des femmes un groupe parfois plus exposé ou différemment confronté à la précarité/pauvreté: plus souvent, plus fortement et plus spécifiquement.
Au niveau individuel et structurel, les inégalités de genre sont indispensables à la compréhension des processus de précarisations chez les femmes à Bruxelles. Et réciproquement.
De ‘simples’ événements comme facteurs de précarisation
En bien des lieux et en bien des moments, les mécanismes de précarisations et d’inégalités de genre peuvent se renforcer mutuellement et renforcer des situations de discriminations.
Ce Rapport permet de constater que les inégalités de genre peuvent être invisibles, représenter des facteurs de précarisation et renforcer ainsi d’autres inégalités socio-économiques. Ces inégalités opèrent dans un contexte de plus en plus instable et incertain au niveau de la sécurité sociale, fait de changements et de situations pouvant rapidement basculer sur le plan du revenu, de l’emploi et des situations familiales, avec des événements ‘simples’, des événements ‘communs’ ou ‘universels’ (naissance, séparation, maladie, décès, chômage, obligation de déménager, hospitalisation…) qui peuvent s’avérer déstabilisants, précarisants voire appauvrissants.
D’après la note de synthèse de la table ronde, Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté 2014, Commission communautaire commune: Bruxelles.
Pour plus d’informations, le rapport complet et un résumé de celui-ci sont disponibles sur le site de l’Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale.