Je vais être honnête. Avant de m’adresser à vous, autant que vous le sachiez: moi aussi, comme la majorité des non-fumeurs, je suis plutôt favorable aux réglementations qui me permettent de vivre dans un environnement sans fumée. Et dans une logique médicale, je ne peux qu’y adhérer et encourager les fumeurs qui le désirent dans leur chemin vers l’abstinence.
Pourtant, j’assume une ambiguïté certaine quand je me projette dans votre quotidien… Car enfin, jusqu’où accepterez-vous d’être désignés à la vindicte collective?
Supporterez-vous donc d’être interdits en tout lieu de vie, d’être regroupés dans des lieux dévolus à l’assouvissement, sous surveillance, de votre «vice»? Et peut-être demain d’être exclus des systèmes de solidarité comme l’assurance maladie invalidité, sous prétexte que vous recherchez sciemment par votre comportement les ennuis de santé?
Appréciez-vous d’être traités avec pitié ou condescendance? Jusqu’à quand supporterez-vous d’être désignés comme des tueurs (via le tabagisme passif que vous imposez aux autres), des inconscients et des suicidaires (vous qui attentez plusieurs fois par jour à votre santé et à votre vie), au mieux des malades incapables de résister à ce poison qui hante vos pensées?
Mais, au fond, êtes-vous encore des citoyens à l’égal des non-fumeurs?
Comment en arrive-t-on à de telles situations? Où est passé le souci de John Stuart Mill , qui prônait la plus large liberté dans la vie privée des individus, seuls juges des comportements infligés à leur corps? Le même s’insurgeait contre les mouvements qui cherchaient à éradiquer des comportements jugés déviants, comme l’alcoolisme, le jeu, etc.
Ce débat lancé il y a près de trois siècles reste d’une troublante actualité: jusqu’où la société doit-elle guider les citoyens vers la vertu pour faire leur bonheur? La polémique peut évidemment s’enrichir de la classique assertion «ma liberté s’arrête où commence celle des autres» – qui peut s’appliquer sans conteste aux situations de tabagisme passif – et de bien d’autres encore que je n’ai pas l’espace de citer ici.
Est-il donc si difficile de préserver à la fois la liberté, le respect des individus et le simple bien-être général? Ne peut-on éviter de stigmatiser des styles de vies ou des conduites… dont on construit progressivement, à coups de réglementations et d’interdictions, l’immoralité?
Mais une autre interrogation me turlupine. Il m’apparaît qu’on a peu légiféré sur le produit de tous les dangers. Pourquoi n’a-t-on pas interdit à l’industrie l’usage de toutes ces substances dont on sait qu’elles sont incorporées au tabac pour accroître son addictivité, ces produits par ailleurs eux-mêmes sources de toxicité? Bien d’autres exemples nous amèneraient au même doute: face aux pouvoirs économiques, les Etats ne délaisseraient-ils pas leur rôle de protection du «bien commun», négligeraient-ils de «construire les conditions du possible pour que la santé des citoyens puisse se déployer» ?
Patrick Trefois
Pour ceux qui ont envie de continuer sur ces réflexions: Je fume, pourquoi pas vous? Contre la tabacophobie. Sous la direction de Marc Cohen. 2005. Fondation du 2 mars. Pauvert Ed.
Voir aussi la page http://www.toxicoquebec.com/actus/index.php?2006/10/25/1498-mort-au-fumeur-decrete-le-sociologue-robert-castel