La Belgique a l’ambition de réduire drastiquement la consommation de tabac d’ici 2040. Comme certaines mesures du plan interfédéral tardent à se concrétiser, les associations réclament des moyens pour qu’un avenir sans tabac devienne réalité.
Les communiqués se succèdent, tels des coups de semonce. L’Alliance pour une société sans tabac, dont le Fonds des Affections Respiratoires (FARES) asbl et la Fondation contre le cancer font partie, s’impatiente. Elle réclame que toutes les mesures de la Stratégie interfédérale 2022-2028 en faveur d’une génération sans tabac soient mises en œuvre sans tarder et que de nouveaux moyens soient dégagés à cet effet. Faute de concrétisation rapide, les acteurs de la dénormalisation du tabagisme craignent que ce rêve d’une « génération sans tabac » « ne parte en fumée ».
« On est sur le bon chemin. Les politiques précédentes ont fonctionné, maintenant il faut aller plus loin en mettant en place les nouvelles mesures définies par ce plan, très ambitieux et indispensable, parce qu’il a une approche globale en termes de promotion de la santé, de prévention et de soins » explique Leonor Guariguata, chercheuse chez Sciensano.
L’objectif interfédéral est d’atteindre 10% de fumeurs quotidiens dans la population générale en 2028 et 5% en 2040, contre 15,4% aujourd’hui. Or, sans mise en œuvre rapide des 14 mesures fixées en décembre 2022, le taux de prévalence tabagique ne tombera pas sous les 10% en 2040, alerte Sciensano.
La stratégie vise en particulier les jeunes entre 15 et 24 ans, parmi lesquels 11 % sont des fumeurs quotidiens (14 % des garçons et 8 % des filles). Pour cette catégorie de la population, l’objectif est de réduire le taux à 6 % d’ici 2028, puis à 0 % ou presque d’ici 2040 les personnes s’initiant aux produits du tabac.
La vape, point d’accrochage au tabac
Chez les adolescents de l’enseignement secondaire âgés de 11 à 18 ans, le tabagisme quotidien a pourtant diminué de manière significative. Ils représentaient 3,7 % de leur classe d’âge en 2022, contre 11,7% en 2010, selon les enquêtes belges HBSC (Health-Behaviour in School-aged Children) qui viennent de paraître. « La consommation recule nettement, reconnaît Leonor Guariguata, mais l’âge d’accrochage reste le même : 16-18 ans ».
Depuis plusieurs années, le vapotage fait débat. Même si les études manquent, l’Alliance redoute que l’initiation au tabac se fasse par la vape, alors que les cigarettes électroniques, jetables ou non, sont en principe interdites à la vente pour les moins de 18 ans. La Fondation contre le Cancer a justement mené une enquête quantitative en ligne sur le vapotage. Les résultats publiés 4 octobre dernier révèlent que les moins de 20 ans ont un rapport différent à l’e-cigarette de celui de leurs aînés. Pour les vingtenaires, l’e-cigarette est plutôt utilisée comme une aide au sevrage, tandis que pour les 15-20 ans, le vapotage est une activité en soi, facile à dissimuler aux parents, qui pourrait servir de point d’entrée dans la consommation.
C’est ensuite que se développe un tabagisme traditionnel qui risque de devenir quotidien, ce qui nécessite de renforcer les mesures de prévention, notamment auprès des familles. De nombreuses études montrent en effet que les enfants exposés au tabagisme passif – quand leurs parents fument – ont trois fois plus de risque de devenir fumeur à l’âge adulte.
Entre 2020 et 2023, un programme de prévention expérimental mené en Fédération Wallonie Bruxelles visait à prévenir et prendre en charge les assuétudes à l’intérieur des murs des établissements du secondaire. Celui-ci comportait notamment une offre de prise en charge à l’arrêt de tabac des jeunes pendant le temps scolaire, sous forme de séances collectives, menées par un tabacologue reconnu. Il s’est terminé à la fin de l’année scolaire 2023, alors que les dispositifs « Référents Assuétudes » et « Accompagnement des écoles par un opérateur spécialisé » de ce même Programme ont été prolongés par la ministre de l’éducation Caroline Désir jusqu’en juillet 2024.
Sollicité par Education Santé, le ministère explique qu’une « évaluation réalisée par les services de l’administration a conclu que le dispositif n’a pas assez démontré son efficacité, notamment l’arrêt du tabac à long terme. La clôture du suivi n’a en effet concerné que 28% des élèves. Ce qui ne répond pas à l’objectif visant l’arrêt du tabac et du cannabis à long terme. (…) Nous souhaitons nous repositionner sur la place du curatif au sein de l’école et recentrer sur une politique globale de prévention de toutes les assuétudes et pas uniquement ciblé tabac ou cannabis ».
Cinq mesures en souffrance
Parmi les 14 mesures du plan interfédéral, cinq tardent à être mises en place, certaines, faute de financements dédiés.
En premier lieu, le plan prévoit d’agir au niveau politique en supprimant l’interférence de l’industrie du tabac dans la préparation et la mise en œuvre des politiques de santé publique. « Les lobbyistes font le guet devant les parlements et les partis politiques et sont parfois encore reçus. Normalement, d’ici fin 2024, ça leur sera formellement interdit », explique Caroline Rasson, la cheffe du Service Prévention Tabac du Fonds des Affections Respiratoires (FARES) asbl.
La deuxième mesure, qui risque d’être impopulaire, vise à augmenter les prix pour réduire l’écart entre les différents produits du tabac, notamment entre les paquets de cigarettes et ceux de tabac à rouler. Certains élus résistent, au nom du pouvoir d’achat des populations les plus vulnérables. Or il existe des fonds, argumente l’Alliance qui rappelle que les recettes issues de la taxation (via la TVA et les accises) représentaient 2,6 milliards d’euros en 2012 selon l’étude Socost sur le coût social des drogues illégales, alcool, tabac et médicaments psychoactifs.
« Actuellement le Starter Pack d’aide médicamenteuse est limité à des spécialités liées à un diagnostic de maladie chronique. Il faut donc encourager le remboursement des thérapies de remplacement de la nicotine plus largement », explique Caroline Rasson. Elle insiste sur l’importance de financer une véritable prise en charge pluridisciplinaire du sevrage beaucoup plus en amont du diagnostic de maladie. Le niveau fédéral, lequel gère déjà le remboursement des médicaments, pourrait également choisir d’affecter une partie des fonds issus de la taxation à l’amélioration des trajets de soin en y incluant une aide au sevrage tabagique.
Transversalité et universalisme proportionné
Le troisième point vise à déployer des politiques de promotion de la santé par le biais de campagnes de sensibilisation grand public touchant à la fois à la prévention et à l’information relative à l’aide au sevrage. Mais aussi, renforcer la collaboration entre les acteurs des secteurs du social, de la santé et de la promotion de la santé. L’idée est d’agir sur les multiples déterminants environnementaux, sociaux, économiques, culturels, collectifs et individuels.
« Des mesures viseront plus spécifiquement les personnes ayant un statut socio-économique et un niveau d’éducation plus faibles qui consomment du tabac. La prévalence du tabagisme est parallèlement plus importante chez les personnes porteuses de pathologies psychiatriques, en particulier dans les cas de bipolarité, de psychose et d’anxiété généralisée », relève l’asbl Eurotox dans son Tableau de bord 2022 sur l’usage des drogues et ses conséquences socio-sanitaires.
La quatrième mesure vise à limiter les consommations dans les lieux extérieurs accessibles aux plus jeunes, car « voir fumer, fait fumer » explique Caroline Rasson.
Enfin, l’Alliance milite pour encadrer la vente des e-cigarettes et réduire le nombre d’arômes autorisés. « Les arômes jouent un rôle important dans l’attractivité des e-cigarettes, plus encore que la nicotine », alertait la Fondation contre le Cancer dans son communiqué du 4 octobre dernier. Elle interpelle le ministre de la Santé publique Frank Vandenbroucke pour que le gouvernement réduise drastiquement le nombre d’arômes autorisés et mette en place le plus rapidement possible une interdiction d’exposition des produits du tabac dans les points de vente, en particulier les night shops, afin de limiter les achats impulsifs.
« L’action est complexifiée par le morcellement des compétences, et l’absence de mécanisme de financement alloué à cette stratégie interfédérale de lutte anti-tabac » regrette Caroline Rasson, qui rappelle les chiffres de l’étude Socost. Les coûts directs de la consommation de tabac s’élevaient pour 2012 à 726 millions d’euros, et les coûts indirects à 756 millions d’euros. En outre, cette étude montrait que le tabagisme fait perdre aux Belges 293 550 années de vie en bonne santé, ce qui équivalait à 11 milliards d’euros.
Les acteurs de gestion et de prévention du tabagisme invitent la prochaine législature à poser les bases d’une loi de refinancement qui permettrait de dégager des moyens d’actions supplémentaires à la hauteur de ses ambitions. Le dialogue et la concertation vont continuer sur le sujet. Affaire à suivre !