Novembre 2009 Par G. CERFONTAINE F. SCHOENAERS Réflexions

Arrivés à mi-chemin d’un projet de recherche européen consacré à la thématique des relations entre les savoirs scientifiques et l’action publique dans le champ de la santé mentale (1), deux constats centraux peuvent d’ores et déjà être dressés. Sans s’intéresser précisément à l’éducation à la santé, l’attention portée aux nouveaux standards internationaux montre la prégnance d’une nouvelle vision des soins de santé mentale dite holistique.
En voulant prendre en compte tous les déterminants de la santé – parmi lesquels, l’éducation à la santé occupe une place de première importance – dans un seul cadre les articulant autour de la notion de «bien-être», cette position innovante, malgré un relatif consensus quant à sa pertinence, constitue un véritable challenge pour notre système de soins de santé. En effet, si l’impératif de coordination qui se dégage de cette nouvelle vision peut déjà poser problème dans un champ où se côtoient de nombreux paradigmes concurrents, la coexistence, en Belgique, de plusieurs niveaux de pouvoirs, et d’une administration bureaucratique complique encore considérablement la donne.
De l’asile à l’hôpital, jusqu’aux nouveaux lieux d’accueil en réseau, le secteur de la santé mentale a connu d’importantes reconfigurations qui témoignent de l’évolution de nos institutions et, corrélativement, de la citoyenneté et ses modèles de subjectivation individuelle. Que ce soit l’impératif sécuritaire du système asilaire ou le développement de services hospitaliers de prise en charge curative des pathologies avec le développement de l’Etat Providence, ces différentes attentes adressées par la société aux professionnels de la santé mentale se retrouvent encore aujourd’hui mises en tension.
Le développement ces dernières années d’une injonction à la responsabilisation des individus et d’un Etat dit «social actif» va s’accompagner d’une redéfinition des objectifs des systèmes de soins de santé mentale. La notion de «bien-être» définissant un état optimal ne se limitant pas à la seule absence de maladie est promue par l’OMS depuis sa fondation. Loin d’être anodin, cet objectif que les différents organismes internationaux tentent de mettre tout en haut de l’agenda politique des différents pays illustre parfaitement les nouvelles attentes qui pèsent sur le champ de la santé mentale. A un individu éduqué et responsable de son bien-être doivent faire face des praticiens moins directifs et dont le rôle s’apparente à une consultance dans différents parcours de vie singuliers (2).
Cette nouvelle vision passe, en Belgique, par une redéfinition du rôle de l’hôpital et son intégration dans des réseaux le reliant à une multitude d’intervenants. Educateurs, assistants sociaux, praticiens de l’hospitalier et de l’ambulatoire doivent pouvoir se coordonner pour faire advenir un modèle où le «care» domine le «cure». Parfois en concurrence, ces différents intervenants relèvent de plusieurs administrations et niveaux de pouvoir gérant eux-mêmes différemment leurs priorités et le contenu de leur politique.
Face aux difficultés de coordination qu’ont pu éprouver des administrations gérant des matières aussi diverses que l’éducation et la promotion de la santé, les services ambulatoires, les institutions hospitalières ou encore les affaires sociales, sont nées des expériences pilotes appelées projets thérapeutiques.

Une explication de la position du chercheur dans cette étude

L’étude de l’action organisée d’une part et des sciences et innovations, d’autre part, nous situe d’emblée dans une posture a-normative. L’armada conceptuel que nous mobilisons ne nous permettant aucunement de juger de la véracité des propos tenus par les acteurs, qu’ils soient scientifiques ou non, cette méthode nous met dans une position particulière que ce soit par rapport aux autres disciplines ou vis-à-vis des liens entre la recherche et l’action. La description et l’explicitation des énoncés scientifiques et des «futurs possibles» qu’ils mettent en œuvre permettent de les rendre plus facilement discutables par les acteurs à qui il revient d’en évaluer la désirabilité. Ainsi, si l’étude de la science rend questionnable certaines innovations dont la nature et les conséquences pouvaient, en d’autres temps, passer inaperçus (par exemple: quels conceptions du monde sous-tend tel instrument de mesure psychiatrique?), l’étude des organisations permet, à contrario, de mettre en lumière les mécanismes inhibant les facultés d’apprentissage et d’innovation des organisations. La mise en œuvre de nouveaux savoirs peut rencontrer de nombreux obstacles et nécessiter un travail de mise à plat des contraintes humaines et cognitives que l’inertie d’une organisation peut faire peser sur ses membres.
Sans aucune prétention de dire le «vrai», la posture méthodologique que nous privilégions tente, par l’investigation des schémas prospectifs que proposent les différents savoirs et l’aide à la prise de conscience des limites organisationnelles, de rendre aux acteurs prise sur leur activité collective. Au-delà d’une intégration des résultats de recherche dans les logiques institutionnelles, c’est à une prise de conscience de ces dernières et à un développement des capacités d’innovation que nous aspirons.
GC et FS

Organisés en deux grandes parties, ces projets visent à la fois à tester et évaluer les possibilités de mise en réseau tout en répondant aux difficultés de coopération éprouvées au niveau central par la mise en œuvre d’une coordination locale des intervenants. La mise en place de ces politiques dites «procédurales» soulève cependant plusieurs questions. Cette forme d’action publique laisse, en effet, et malgré un cadrage partiel, les acteurs locaux définir, pour leur projet, les grands objectifs et les manières d’y parvenir. Souvent utilisées dans des contextes potentiellement conflictuels, ces politiques qui relèvent d’un «Etat réseau» ou post-bureaucratique tranchent avec les pratiques bureaucratiques où l’intérêt général est défini entièrement à un niveau central et dont la seule mise en œuvre laisse une marge de manœuvre aux acteurs locaux. La gestion des soins de santé restant principalement le fait d’une administration bureaucratique centralisée, la tentation de contrôle peut être grande. Pris dans ce contexte, la réussite des projets et de la mise en réseau n’est pas garantie. De fait, entre l’hôpital et les les administrations existent des logiques convergentes (3). Par ailleurs, l’étude de projets particuliers montre que le primat du thérapeutique sur d’autres formes d’actions sociales est régulièrement rappelé. In fine, c’est ainsi la possibilité d’intégration des acteurs relevant de l’éducation à la santé ou de l’action sociale qui pose question et nous rappelle, dans la foulée de divers travaux en sociologie, que la coopération n’est jamais donnée.
Gaëtan Cerfontaine et Frédéric Schoenaers , Centre de Recherche et d’Intervention Sociologique de l’Université de Liège (CRIS) (1) Know & Pol, pour KNOWledge and POLicy making, programme européen s’intéressant par une étude multinationale et multi-niveaux à la question suivante «Comment les différentes sources d’information et les divers modes de connaissance sont-ils mobilisés dans le processus de décision? Douze équipes de recherche spécialisées dans l’analyse de politiques publiques sectorielles posent ces questions à propos des secteurs de l’éducation et de la santé, tous deux soumis aux pressions des gouvernements et des citoyens, et tous deux confrontés à la question de la combinaison des représentations scientifiques, pratiques et gestionnaires.» (www.knowandpol.eu)
(2) Ce travail de mise en perspective historique a abouti à une publication dont nous nous inspirons beaucoup pour ces quelques lignes: DE MUNCK (J.), GENARD (J.-L.), KUTY (O.), VRANCKEN (D.), DELGOFFE (D.), DONNAY (J.-Y.), MOUCHERON (M.), MACQUET (C.), 2003, ‘Santé mentale et citoyenneté : les mutations d’un champ de l’action publique’, Gent, Academia Press, Série: Problèmes actuels concernant la cohésion sociale. p. 180.
(3) Nous rejoignons, sur ce point, le constat qu’avaient déjà pu faire les auteurs mentionnés dans la note précédente.