Octobre 2012 Par J. NEVE Réflexions

De tous temps, les champs du savoir ont été dans la ligne de mire du pouvoir, mais à chaque époque correspond une velléité de contrôle particulière. Pour le philosophe Yves Charles Zarka, le temps des démocraties a ainsi vu l’évaluation se substituer à la censure. C’est désormais à travers l’évaluation et avec l’expert comme guide que nos décideurs entendent assurer leur maîtrise du social. Julien Nève, rédacteur en chef du trimestriel ‘Drogues Santé Prévention’, l’a interrogé.

Julien Nève : Le savoir et le pouvoir ont toujours entretenu des relations compliquées et conflictuelles. À l’heure actuelle, quel en est l’état des lieux ?

Yves Charles Zarka : Il y a toujours eu un rapport du pouvoir au savoir, une tentative du pouvoir de contrôler le savoir. Au cours de l’histoire, la censure a été le mode de contrôle le plus courant. Ainsi, il fut un temps, singulièrement durant l’Inquisition, où pour être publiés, les livres devaient bénéficier de l’imprimatur, à défaut de quoi ils étaient mis à l’index.

À première vue, il semble que l’avènement des régimes démocratiques ait sonné le glas de cette époque de censure, notamment grâce au mouvement initié par John Milton au 17e siècle et par René Diderot au 18e siècle, lequel dénonçait la censure au nom de la liberté de penser et donc de la liberté de savoir. On pensait alors que cette liberté était essentielle au savoir et qu’elle devait s’affirmer de manière radicale et totale, que la démocratie ne pouvait lui imposer aucune limite.

Force est toutefois de constater que les démocraties fonctionnent également en termes de pouvoir et qu’elles aussi s’efforcent d’avoir un contrôle sur le savoir. Elles le font simplement sur un mode qui n’est plus celui de la censure, désormais réduite à une fonction totalement marginale.

J.N. : Comment décririez-vous ce nouveau mode opératoire ?

Y.C.Z. : À l’heure de la société de connaissance, le savoir n’est plus cantonné au seul monde scientifique mais étend son champ à tous les domaines, notamment médicaux et technologiques. Pour le pouvoir l’enjeu consiste dès lors à contrôler non pas seulement le savoir technique, mais la totalité de production du savoir, non plus pour simplement s’auto-justifier mais parce que le pouvoir cherche à donner lui-même la norme du vrai et donc de dire ce qui est acceptable et pas acceptable, ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, ce qui est prometteur et ce qui n’est pas prometteur, ce qui est utile et ce qui est inutile.

N’étant pas en mesure de faire cela lui-même, le pouvoir crée des instances qui ont comme finalité de produire cette fonction de contrôle du savoir. En France, c’est notamment le cas de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), ou, en matière médicale, celui de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) une agence qui ne craint pas d’accréditer de véritables poisons tels que le Mediator qui a tué entre 500 et 2000 personnes ou plus récemment les fameux implants mammaires défectueux.

À côté de ces institutions publiques gravitent de nombreuses autres institutions privées, qui ne valent pas mieux et qui ont elles aussi pour fonction de contrôler la manière dont la société gère elle-même son savoir. Aujourd’hui la fonction par laquelle le pouvoir gère le savoir n’est plus du tout la censure, mais l’évaluation.

J.N. : L’évaluation est donc devenue l’instrument privilégié par le pouvoir pour asseoir sa domination sur le savoir.

Y.C.Z. : Oui, mais il ne faut pas se méprendre. Comme nous l’enseigne la philosophie de Nietzsche qui dans son ensemble relève de l’évaluation, évaluer c’est déterminer la valeur et pour ma part, je n’ai rien ni contre les valeurs ni contre l’évaluation en général.

En revanche je m’oppose au système et à l’idéologie de l’évaluation. La raison pour laquelle j’ai pratiquement banni le mot évaluation de mon vocabulaire tient à la nature de ce système de contrôle entendu comme le contrôle de toutes les productions relevant du savoir mais aussi de la validation de la santé, de l’environnement etc. Vous m’objecterez qu’en l’absence d’évaluation, on laisserait toutes les choses se faire d’elles mêmes sans se soucier de leurs conséquences, ce qui serait irresponsable. Cette objection ne vaut rien car je ne dis pas qu’il ne faut pas examiner ce qui se fait ou ce qui ne se fait pas en matière de savoir, de médicaments ou d’environnement. Je dis simplement que le système actuellement mis en place est une catastrophe dans la mesure où il repose sur la fixation d’un certain nombre de valeurs telles que l’efficacité, la performance, ou la productivité.

J.N. : Ce qui pose problème, c’est donc moins l’évaluation en tant que telle que les critères d’évaluation.

Y.C.Z. : Non, c’est l’évaluation elle-même comme système de pouvoir et comme idéologie qu’il faut remettre radicalement en cause.
Dans le monde universitaire par exemple, vous êtes évalués sur votre productivité, c’est-à-dire principalement sur le nombre d’articles écrits. On ne se demande pas ce vous avez découvert de neuf en termes de contenu, mais on examine un certain nombre de critères chiffrables à partir desquels on peut vous classer comme performant ou non performant. Ainsi, quand vous publiez un article, même très mauvais, dans une revue bien classée vous obtenez un nombre de points déterminé et votre évaluateur n’a même pas besoin de lire ce que vous avez produit pour déterminer votre valeur. Ce système permet donc à des chercheurs médiocres d’obtenir des classements supérieurs à ceux obtenus par des chercheurs qui ont pourtant réalisé des travaux importants.

Au final, sous l’apparence de produire un jugement objectif parce que chiffrable, un tel dispositif d’évaluation produit un jugement totalement biaisé dans la mesure où, précisément, il occulte la qualité et le contenu, c’est-à-dire les enjeux les plus fondamentaux. Bien entendu, la catastrophe est davantage palpable là où elle se traduit par des conséquences immédiatement visibles comme dans les cas du Mediator ou des prothèses mammaires.

Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, les conséquences sont moins visibles. Les gens ne voient pas que telle ou telle recherche a été arrêtée. Le processus arbitraire de destruction est pourtant identique et il est lui aussi couvert par l’idéologie de l’évaluation. On ne cesse de nous dire que l’évaluation est nécessaire, que les dépenses publiques doivent être contrôlées car un euro c’est un euro. Tout à fait d’accord, à condition que l’on examine en dehors de ce système de pouvoir destructeur.

J.N. : En Belgique, le travail d’évaluation commandé par la Ministre de la santé a coûté énormément d’argent alors même que ses résultats ont été en grande partie dénoncés par les acteurs du secteur comme étant à côté de la réalité.

Y.C.Z. : Ici, on nage en pleine folie évaluatrice. Ces agences privées qui ont leurs propres intérêts à promouvoir vont le plus souvent répondre conformément à ce que la personne ou l’institution qui les paye souhaite entendre. Il est en outre aberrant que l’on puisse imaginer demander à une agence privée d’inspecter des institutions publiques. D’autant plus si celles-ci œuvrent dans le champ de la prévention. Leur imposer une évaluation de type managérial relève de la pure démence. On pourrait faire le parallèle avec la façon dont les États se font évaluer par les agences de notation. On voit que le système de domination est très large et couvre les institutions publiques jusqu’aux États eux-mêmes.

J.N. : Et ce système a pour lui la figure de l’expert qui lui confère une sorte de caution scientifique.

Y.C.Z. : Cette figure prend effectivement une place considérable et cet envahissement est synonyme de destruction du politique dans le sens où le rôle de l’expert se substitue à la délibération et aux choix politiques. Il faut également noter que l’expert est presque toujours un expert biaisé, c’est-à-dire engagé pour accomplir une mission commanditée par quelqu’un en vue d’un certain résultat: effet ou jugement. Il n’est jamais neutre.

J.N. : Quelle serait alors selon vous la voie à suivre pour que se constitue un champ d’expertise qui puisse légitimement inspirer le politique ?

Y.C.Z. : Il faut avant tout laisser l’expert à sa place en tant que simple instrument. Il faut ensuite s’assurer du contrôle du travail des experts par, non pas une, mais plusieurs instances formées suivant des règles déontologiques très précises. En outre, ces instances ne doivent pas pouvoir se contrôler l’une l’autre. Elles doivent se composer de membres totalement différents. Bref, il y a un certain nombre de critères à fixer pour d’une part contrôler les experts contrôleurs et d’autre part s’assurer que l’expertise ne se substitue pas à la délibération et au choix.

Entretien de Julien Nève avec Yves Charles Zarka, philosophe (1)
Interview parue précédemment dans le numéro 61 de Prospective Jeunesse, ‘Guide pour une réforme de la promotion de la santé’ et reproduite avec son aimable autorisation.

(1) Y. Ch. Zarka est professeur à la Sorbonne, Université Paris Descartes, chaire de philosophie politique. Il est par ailleurs fondateur et directeur de la revue Cités, publiée aux Presses universitaires de France.