Octobre 2011 Par D. WEINSTOCK Pascale DUPUIS Réflexions

L’apparition de la notion de déterminants sociaux de la santé a modifié la structure de la justice sociale. Depuis leur prise en considération, la manière dont sont appréhendées la justice sociale et la santé ont profondément changé. C’est ce qu’affirme et explique le philosophe québécois Daniel Weinstock.
Professeur au Département de philosophie de l’Université de Montréal, Daniel Weinstock était l’invité des Journées annuelles de santé publique, événement québécois réunissant le monde de la santé en novembre dernier. Son remarquable exposé fut l’occasion pour l’assemblée d’assister à une application des concepts de la justice sociale au domaine de la santé. Car le philosophe l’affirme: depuis que l’on observe la santé sous l’angle de ses déterminants sociaux, la définition de ce qu’est «une société socialement juste» s’est vue modifiée.

L’analogie de la course

Ce passionné des questions de justice sociale et de philosophie politique est soucieux d’appliquer ses réflexions aux réalités concrètes de la société. Il a ainsi partagé avec l’assistance ses observations relatives aux différentes conceptions de ce qu’est une société juste. « Dans l’après guerre », indique Daniel Weinstock, « les institutions avaient un rôle d’égalisation des chances . Prenons l’analogie de la course à pied : à cette époque , la société avait la responsabilité que les gens partent du même point de départ et aient des chances égales dans la vie .» Dans une telle conception, les inégalités qui sont constatées en fin de parcours – sur la ligne d’arrivée de la course – ne sont pas considérées comme préoccupantes, puisqu’elles sont le fruit d’un point de départ égalisé. « Aujourd’hui , le tournant de la santé publique a changé le regard sur les théories de la justice », annonce le directeur du Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal. « On s’intéresse de plus en plus à la ligne d’arrivée », ce point d’arrivée qui est assimilé à la santé.

La justice distributive admet les inégalités sociales

Dans la conception traditionnelle d’une justice distributive qui veille à ce que chacun ait les biens et ressources nécessaires pour vivre une vie décente, certaines inégalités dans la distribution des ressources sont acceptables. En effet, pour les tenants de la justice distributive, il importe surtout que les biens soient suffisants pour vivre décemment.
Au-delà de ce seuil minimal requis, des différences sont acceptables, qui peuvent d’ailleurs avoir un effet bénéfique sur la motivation et la productivité des individus. L’effet des circonstances et du hasard, quant à lui, est contrôlé par des mécanismes d’assurance comme la sécurité sociale. Dans ce modèle dans lequel la société se charge d’offrir les ressources minimales de départ et des systèmes de contrôle des hasards de la vie, les inégalités sociales existent et sont admises, parce qu’elles résultent des choix individuels. Dans un tel modèle social, les gens sont considérés comme libres et responsables de leurs choix. Une société juste n’a pas à immuniser les gens contre l’impact de leurs choix, lesquels entraînent inévitablement certaines inégalités.

La place de la santé dans cette société

« Quelle est la place de la santé dans cette conception d’une société juste ?» s’est interrogé le philosophe. À l’instar de multiples autres valeurs, la santé est vue comme une ressource et non comme une fin. Elle est un moyen pour jouir d’une bonne vie. Ainsi, si les points de départ sont équitables et si les individus sont assurés contre les effets du hasard, les inégalités de santé ne sont pas préoccupantes du point de vue de la justice sociale. Selon ce paradigme, il peut donc y avoir des inégalités sociales de santé dans une société dite juste.

Vers une nouvelle vision de la santé et de la justice

Depuis quelques années, on assiste à un changement majeur de logique, au Québec comme ailleurs dans le monde: les déterminants sociaux de la santé font l’objet de l’attention de plus en plus de spécialistes de la santé publique. Il n’est plus correct d’affirmer aujourd’hui qu’une société est socialement juste si elle assure à tous un seuil minimal de biens et ressources et laisse chacun agir selon ses choix. Par exemple, selon Sir Michael Marmot , spécialiste de la question des inégalités sociales de santé, les différences de statut et de revenus ont un effet majeur et mesurable sur la distribution des états de santé, même au sein des bien-nantis.
Dans cette nouvelle conception, les inégalités constatées à la fin de la course sont révélatrices d’injustices et doivent être combattues. Selon ce modèle également, la santé n’est plus un moyen parmi d’autres permettant d’atteindre la ligne d’arrivée de la course, mais elle en est la fin: la qualité de la distribution des ressources se mesure désormais à son impact sur la santé. En fait, toute inégalité sociale de santé est vue comme étant problématique du point de vue de la justice. Une telle vision a un impact non négligeable sur notre vision du rôle de l’État.

Choix de société

Voulons-nous d’une société qui assure le minimum vital et laisse ses membres vivre selon leurs choix, ou préférons-nous un monde avec moins d’inégalités sociales de santé, mais dont l’État serait nécessairement un peu plus ‘intrusif’? Sans avoir analysé la question sous l’angle éthique, nous sommes nombreux à avoir été confrontés à cette question. Les critiques adressées à ceux qui sont perçus comme des «ayatollahs» de la santé y font directement référence.
Peut-on avancer vers un monde présentant moins d’inégalités de santé sans (trop) sacrifier les libertés individuelles, si chères à nos sociétés occidentales? Daniel Weinstock, quant à lui, est un philosophe: si son travail est de révéler et d’analyser ce changement de focus, il refuse de trancher en faveur de l’un ou l’autre de ces modèles. « Mon rôle est de mettre en lumière les impacts que les décideurs ont à connaître avant de faire leurs choix .» a-t-il indiqué en conclusion de son exposé.
Pascale Dupuis , Correspondante Éducation Santé au Québec
La vidéo de l’exposé est disponible sur http://www.inspq.qc.ca/aspx/fr/jasp_videos.aspx?sortcode=1.55.58.62.69.80&Annee;=2010