Un ouragan, une inondation, une canicule, un séisme ou un tsunami frappent-ils sans distinction ? On pourrait croire que, dans la violence qui la caractérise de plus en plus souvent, la nature ne fait pas de différence entre ses victimes.
Pourtant, comme dans la répartition de la plupart des problèmes de santé, les facteurs socio-économiques jouent un rôle déterminant dans l’exposition aux désastres climatiques et à leurs conséquences. Fin octobre 2012, la tempête tropicale Sandy atteignait la côte Est des États-Unis. Huit millions de foyers se retrouvaient sans courant, on recensait 131 morts. Vingt-trois États américains étaient touchés mais ce sont surtout les images de la ville de New-York inondée et privée d’électricité qui envahissaient les écrans du monde entier, à quelques jours des élections présidentielles. Quelques jours avant, dans les Antilles, en Haïti notamment, des milliers d’habitations étaient détruites sous l’effet de l’impétuosité des vents et du flot des pluies. Septante pour cent des récoltes de bananes, de café et de sucre étaient ravagées tandis que les dégâts au réseau routier isolaient des régions entières. Dans ce pays qui peinait encore à se remettre du séisme qui l’avait secoué deux ans et demi plus tôt, le bilan est lourd : à une centaine de morts s’ajoutent les disparus et les 200 000 personnes qui se retrouvent sans abri.
Philosophe des catastrophes
Près d’un an avant ces évènements, le philosophe français Pascal Acot invité à Québec évoquait devant le public des Journées annuelles de santé publique les conséquences des catastrophes naturelles sur les sociétés qui les subissent. Si Sandy a marqué par son ampleur et sa force, il n’est que l’un des quelque 80 cyclones tropicaux que l’on dénombre dans le monde chaque année et dont la fréquence et l’importance continueront à croître tant que le problème du réchauffement climatique n’aura pas été résolu. Chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et membre statutaire de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques, Pascal Acot étudie les vulnérabilités sociales liées aux aléas climatiques. Il s’intéresse de près au processus qui permet aux populations de se relever après un désastre, la résilience sociétale.
La capacité de rebondir
L’étymologie du mot résilience, le verbe latin resilire, évoque l’acte de sauter en arrière. Le concept, originairement utilisé dans le domaine de la résistance des matériaux en physique, se réfère à une idée de rebond, de retour à un état initial après un choc. C’est surtout le neurologue et psychiatre Boris Cyrulnic qui a développé le concept de résilience en psychologie. De ses observations des survivants de camps de concentration et des enfants vivant dans les orphelinats et dans les rues, Cyrulnik conclut que certains peuvent renaître de leurs souffrances. Ainsi, la résilience est la capacité de recommencer à vivre après une tragédie. En fait, elle peut être vue comme «l’aptitude à transformer une expérience personnelle douloureuse en dynamique permettant d’ouvrir de nouveaux horizons et la construction ou la reconstruction» (1).
Le mystère de la résilience
Aujourd’hui encore, la résilience reste un processus mystérieux. Ceux qui s’en sortent ne comprennent souvent pas eux-mêmes comment ils ont pu surmonter le drame. Comment expliquer la résilience de l’un quand un autre, confronté à la même situation traumatisante, s’effondre ?
Une multitude de facteurs peuvent favoriser la résilience. Pour Pascal Acot, «le développement et l’histoire du sujet avant le fracas donnent à un même évènement un poids plus ou moins lourd». Parmi les facteurs individuels, le chercheur cite l’estime de soi et la certitude de sa propre valeur. Il nomme aussi les facteurs familiaux et les facteurs sociaux, tels que les succès personnels et l’intégration à un groupe porteur d’un projet commun. Plus largement, les expériences constructives du passé, peut-être surtout celles de la petite enfance, peuvent avoir une valeur d’enseignement, apprenant à l’individu à faire appel aux ressources qui lui permettront de surmonter le désastre. Mais Pascal Acot souligne aussi que rien n’est jamais strictement individuel: la société est partout présente dans la dynamique de la personnalité humaine.
La résilience, une ressource collective
Pour ce spécialiste des conséquences sociétales des aléas climatiques, «une catastrophe dite naturelle n’est pas une catastrophe en soi. Tout dépend de l’état de la société qui la subit et de ses vulnérabilités matérielles et sociales». Comme c’est le cas pour un individu, il existe des liens étroits entre la dynamique d’une société et sa capacité à se rétablir et même à progresser à la suite d’un cataclysme. La résilience, que les acteurs de la santé connaissent surtout comme un facteur de santé individuel, peut donc aussi s’appliquer à une société entière. Elle repose alors sur des caractéristiques immatérielles telles que la mobilisation des communautés, la solidarité, l’éducation aux risques, le capital social, les services du gouvernement et l’équité sociale. Pascal Acot précise encore que «ce n’est pas la richesse, le produit intérieur brut de la société qui est décisif dans la prévention du désastre et dans la reconstruction psychologique des personnes touchées, mais la qualité des liens tissés entre les êtres humains.»
La dimension matérielle d’abord
Suite aux aléas naturels de grande ampleur, de multiples interventions sont nécessaires pour permettre la survie et plus tard la résilience. On pense spontanément aux secours directs aux sinistrés, à la sécurité des survivants, au soutien psychologique ou, à moyen terme, à la reconstruction matérielle des biens et à la réorganisation de la société. Toutes ces interventions sont utiles et nécessaires à la mise en route d’un processus de résilience.
La compassion des autorités est aussi nécessaire, comme la solidarité nationale et internationale. À cet égard, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme vient de lancer un cri d’alarme à propos du sort des 370 000 Haïtiens vivant encore dans des camps près de trois ans après le tremblement de terre de janvier 2010 (2). Violence, insécurité, assassinats, enlèvements et viols sont en hausse dans la région de Port-au-Prince, tout comme la pauvreté, l’exclusion sociale et l’insécurité alimentaire. Alors que les ONG quittent le terrain, la situation empire et contraste avec l’afflux d’aide humanitaire apportée juste après le séisme. La dernière chose dont l’île antillaise avait besoin, c’était de subir un nouveau désastre climatique. Dans ce contexte, la résilience sociétale semble particulièrement difficile, car les conditions matérielles que requiert ce processus ne sont pas réunies.
Les conditions immatérielles de la résilience
Cependant, lorsque la dimension matérielle des dégâts est prise en charge par les assurances, les collectivités et l’aide aux sinistrés, une autre reconstruction reste à opérer. Selon Pascal Acot, la dégradation ou la destruction d’une maison, la désorganisation de la vie quotidienne, même la perte d’êtres chers n’expliquent pas entièrement la détresse des victimes : «C’est comme si la catastrophe leur avait enlevé quelque chose d’essentiel qui empêcherait désormais qu’elles soient elles-mêmes tout à fait comme avant.» Les conditions profondes de la résilience seraient donc immatérielles. Le philosophe fait l’hypothèse que ce qui pose problème, c’est la question de la maîtrise humaine de la nature.
Un sentiment d’humanité diminuée
Depuis l’époque de l’ homo habilis, l’être humain peut se définir par sa capacité à manier un outil et à se bâtir un abri, que ce soit pour se défendre des animaux sauvages ou pour se protéger des intempéries. Augmenter sa maîtrise de son environnement en fabriquant des outils et des habitats a permis aux premiers hommes de s’émanciper, bien que de manière imparfaite, des agressions de la nature. «Les êtres humains se sont constitués dans la transformation de la nature par le travail», suggère Pascal Acot. «Ce qui blesse en profondeur les victimes de catastrophes naturelles, c’est le fait de se sentir victimes de forces contre lesquelles elles ne peuvent pas grand chose. Une catastrophe naturelle ne diminue pas l’humanité des victimes mais celles-ci se sentent affaiblies. Le fait d’avoir été incapable d’échapper au désastre et d’en protéger ses proches est particulièrement douloureux pour un être appartenant à une espèce qui s’est construite en dominant la nature.» Dans la prise en charge des victimes, il faut donc considérer la détresse et le sentiment de culpabilité de ceux qui n’ont pas pu se sentir à la hauteur de ce qu’ils croyaient être ou devoir être.
Inégalités sociales face aux aléas climatiques
Cela fait un certain temps maintenant que l’on sait que les conséquences du dérèglement climatique ne touchent pas les populations de manière ‘équitable’, ni même de manière hasardeuse. Il y a une quinzaine d’années, une canicule extrême frappait Chicago. Les autorités avaient prévu que les températures atteindraient 46 degrés et averti les habitants de s’équiper en matériel de climatisation et de ventilation. Parmi les 730 personnes décédées en à peine quatre jours, la majorité n’avait pas pu se permettre ces investissements : «La carte de la mortalité durant la vague de chaleur recoupe celle de la violence urbaine et de la ségrégation raciale et sociale. Sur les quinze quartiers ayant le plus souffert, onze sont habités par une proportion exceptionnellement élevée de personnes qui vivent avec des revenus inférieurs à la moitié du niveau officiel de pauvreté» analysait alors le Monde Diplomatique (3).
La répartition des victimes des dérèglements climatiques dans le monde est d’autant plus choquante que celles-ci ne font généralement pas partie de ceux qui portent la plus grande responsabilité dans les émissions des gaz à effet de serre !
Sandy aussi a choisi les plus faibles
Les évènements récents montrent encore que les inégalités face au climat se marquent non seulement entre pays mais également entre groupes sociaux au sein d’un même pays, comme c’est le cas pour les inégalités sociales de santé. À New-York, une semaine après le passage de l’ouragan Sandy et alors que les températures approchaient zéro degrés, 40 000 personnes devaient être relogées. Plus de la moitié d’entre elles habitaient des quartiers HLM (4).
Sur l’île d’Haïti, les ravages sont considérables, bien qu’ils aient moins retenu l’attention médiatique. En plus des dégâts directs, on a constaté dans les jours suivant le drame une recrudescence des cas de choléra liés aux inondations et à la fermeture de plusieurs centres de traitement. Sans surprise, c’est dans les camps de réfugiés – ceux qui existent toujours depuis le séisme de 2010 – que le choléra est le plus virulent.
Néanmoins, comme le démontre le nouvel Atlas de la santé et du climat (voir encadré), les désastres climatiques ne peuvent être considérés comme des fatalités. En tant que sociétés, nous avons le pouvoir collectif d’agir pour en prévenir les conséquences.
Un Atlas de la santé et du climat
Par une triste ironie du calendrier, le 29 octobre dernier, alors que Sandy se déchaînait sur le continent américain, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation météorologique mondiale (OMM) – l’autorité des Nations Unies relative au temps, au climat et à l’eau -, lançaient conjointement leur Atlas de la santé et du climat .
La prévention passe par la prévision
Par ses cartes, tableaux et graphiques, l’Atlas donne des exemples concrets de la façon dont l’utilisation des informations météorologiques et climatiques peut protéger la santé publique. Un des intérêts de cette publication de 68 pages est de montrer l’emprise que peuvent avoir les sociétés sur les conséquences des désastres climatiques. L’ouvrage démontre également comment la relation entre la santé et le climat est marquée par des facteurs tels que la pauvreté, la dégradation de l’environnement et la (mauvaise) qualité des infrastructures.
Maladies infectieuses, catastrophes climatiques et défis environnementaux
Divisé en trois sections, l’Atlas aborde d’abord les maladies infectieuses liées au climat. L’incidence de maladies telles que le paludisme, la dengue, la méningite et le choléra varie en effet de manière significative d’une saison et d’une année à l’autre, en fonction des conditions météorologiques.
La seconde section est consacrée aux catastrophes climatiques et aux urgences qui en découlent. Une prévention efficace est possible notamment par une collaboration optimale entre les services météorologiques, les services d’urgence et les services de santé. Par exemple, on peut y lire que le nombre de morts dues à des cyclones d’intensité similaire au Bangladesh a été réduit de près de 500 000 en 1970 à 3 000 en 2007.
Enfin, la publication s’attache à décrire les nouveaux défis environnementaux tels que les pollens, les radiations UV, la pollution de l’air ou le stress thermique, révélant par exemple que le passage aux énergies propres permettrait de sauver la vie d’environ 680 000 enfants victimes de la pollution atmosphérique chaque année.L’Atlas de la santé et du climat est en cours de traduction et sera prochainement disponible en français. La version originale anglaise peut être téléchargée en à l’adresse suivante : http://www.who.int/globalchange/publications/atlas/report/en/index.html
(1) D’après Stefan Vanistendael et Jacques Lecomte, dans Le bonheur est toujours possible… Construire la résilience (2000), un ouvrage présenté dans un article de Sophie Grignard, dans Éducation Santé , n° 160, juin 2001.
(2) Claude Lévesque, Haïti retombe dans l’oubli, dans Le Devoir, 13 novembre 2012
(3) Éric Klinenberg, Autopsie d’un été meurtrier à Chicago , dans Le Monde diplomatique , août 1997
(4) Brigitte Dusseau, L’exaspération monte encore , dans Le Devoir , le 5 novembre 2012