Février 2006 Par A. MANCO M. BORN S. PETIT Dossier

Contexte général

L’Europe communautaire attire un flux continu de migrants et de demandeurs d’asile même si, comparé à d’autres régions du monde, ce flux reste dans des proportions modestes. En ce qui concerne la Belgique, la décennie 1990-2000 a permis de compter une moyenne de 42.000 entrées par an.
Parmi ces personnes, 23.000 sont des citoyens d’autres pays de l’Union européenne et ne représentent donc qu’une immigration intérieure, le solde étant constitué d’immigrants provenant de l’extérieur de l’Union. On estime à 5 à 6000 le nombre d’immigrants bénéficiant d’un regroupement familial, de mariages, ou de contrats d’emploi justifiant l’installation en Belgique.
Les 13 à 14.000 personnes restantes constituent, pour la décennie citée, la moyenne annuelle de demandes de droit de séjour enregistrée en Belgique. Si le début de la décennie 2000 a vu ce chiffre monter à une moyenne d’environ 2000 personnes par mois (effet de la guerre du Kosovo), avant de reprendre son rythme de croisière de 1000 à 1500 personnes par mois, le mouvement de retour des réfugiés s’est lui-même accéléré, soutenu par un taux de non recevabilité important de ces demandes (90%).
On estime que 75% des primo-arrivants (personnes présentes en Belgique depuis moins de cinq ans) sont des demandeurs d’asile. Les observations impressionnistes réalisées localement durant la recherche UNI-SOL laissent entendre que 40% de cet ensemble provient de régions du monde qui sont en conflit armé.
La plupart des personnes qui arrivent en Belgique avec une demande d’asile ont ainsi en commun la recherche d’un monde meilleur, l’envie de recommencer une nouvelle vie, de se reconstruire, de se donner, ainsi qu’à sa famille, de meilleures chances pour l’avenir.
Tout demandeur d’asile est porteur d’un drame personnel qui peut avoir comme origine des situations sociopolitiques inhérentes à son pays de naissance. Ce drame est souvent amplifié par la trajectoire migratoire faite de séparations, et les dangers et ruptures qu’elle recèle.
Une des violences potentielles subies sur ce chemin est l’incrédulité des membres de la société d’accueil face au récit du drame du candidat réfugié. Le déni des difficultés éventuelles qui ont motivé la demande d’asile politique est manifeste, il est notamment visible dans le taux très important de refus de droit de séjour qui tend à montrer que toute détresse n’est pas également reconnue par l’appareil juridique ou administratif et l’opinion publique du pays d’accueil.
Il est indéniable également que la plupart des migrants sont insérés dans une filiation dont la plupart des membres se trouvent dans le pays d’origine et à qui tôt ou tard il faut porter assistance. Dans bien des cas, le migrant est un «envoyé» qui doit ouvrir son groupe d’origine à un monde meilleur.
Si partir est un fait accompli, c’est une autre histoire que d’arriver. L’attente d’un «positif» peut se faire longue et fixe les demandeurs d’asile dans un «no man’s land» qui les empêche de se projeter dans l’avenir. Or cette projection de soi-même dans l’avenir est le moteur du développement personnel.
Certains demandeurs d’asile qualifient ainsi la procédure de demande de droit de séjour de violente et la comparent ouvertement aux violences subies dans leur pays d’origine, en précisant que la violence et la destruction de leur être est ici menée de manière plus déguisée et peut-être plus dangereuse. Les réactions habituelles à ce contexte sont connues et signalées par les intervenants: réactions d’agressivité ou de revendication, chez certains réfugiés, retournement de l’agressivité contre soi par la somatisation, ainsi que par des symptômes dépressifs.
Comment faire pour donner un sens à la vie en pareil contexte d’attente, d’impuissance et d’angoisse?
Toute tentative d’aide aux réfugiés doit tenir compte de la spécificité de la situation des demandeurs d’asile et l’intégrer dans sa démarche méthodologique. Le récit de légitimation de la migration a sa propre validité qui doit être considérée comme telle. Il peut être le terrain de rencontre sur lequel une communication de confiance doit pouvoir s’établir. C’est à ce prix que l’intervenant peut construire le projet d’installation ou tout autre projet d’avenir qui donne sens à l’histoire migratoire de l’individu et de la famille en demande d’aide.
C’est également à travers cette pratique de construction de projet et de précision d’intentions, compte tenu des contextes sociaux et administratifs dans lesquels les familles réfugiées sont plongées, que l’intervenant chargé de l’accueil et de l’orientation peut donner sens à sa propre démarche professionnelle.

La recherche UNI-SOL

Dans l’espoir de mieux comprendre et de mieux identifier les aspects problématiques de l’accueil socio-sanitaire des familles primo-arrivantes, et ainsi d’optimaliser ce processus afin d’accroître le bien-être des familles et de leurs enfants, le projet UNI-SOL du Fonds Houtman de l’ONE a été lancé en Belgique francophone début 2003 et s’est prolongé jusqu’à aujourd’hui.
Le travail vise à développer une approche pratique et positive de la problématique à travers les différentes disciplines des universités, mais aussi en collaboration avec les institutions oeuvrant au mieux-être de ces populations, et enfin, avec toutes les structures locales des quartiers investis à titre pilote.
En effet, chaque université engagée dans le projet œuvre dans une commune donnée qu’elle connaît et où elle a déjà développé un projet, auquel pourront s’ancrer les diverses problématiques du projet UNI-SOL.
Parmi les populations récemment immigrées, il existe de nombreuses familles à haut risque de difficultés d’intégration, difficultés pouvant entre autres avoir des répercussions importantes sur le plan du bien-être et de la santé sociale, psychique et physique de leurs membres. La majorité de ces familles possède des ressources propres (ce sont leurs capacités de résilience). Si ces familles pouvaient s’appuyer sur des «tuteurs de résilience», sous forme de services sociaux, services de santé, réseaux sociaux, lieux de paroles «bientraitants», elles seraient plus à même de développer leurs propres capacités, souvent mises à mal par les épreuves traversées.
Le but de la recherche action est ainsi de déterminer , décrire , tester des processus opérationnels visant , à travers une démarche proactive , à favoriser la rencontre , la connaissance , l’adaptation réciproque entre ces familles et les différents « tuteurs de résilience » dans le pays d’accueil , et singulièrement dans le secteur socio sanitaire et scolaire .
La contribution liégeoise à cette recherche-action s’enracine dans trois interrogations de base: quelles sont les ressources et les difficultés inhérentes aux familles primo-migrantes? Quels sont les besoins et les ressources des professionnels qui les prennent en charge? Comment l’université peut-elle se rendre utile et «solidaire» pour développer les compétences des acteurs de terrain?
Les objectifs principaux de la recherche liégeoise sont les suivants:
-identifier auprès des services et des familles concernées, ainsi qu’à travers la consultation de spécialistes et de la littérature afférente, les problèmes socio-sanitaires des familles avec enfants récemment immigrées en Belgique ainsi que les ressources et contraintes de ces dernières;
-analyser le parcours migratoire et le projet de vie des familles;
-repérer les facteurs intrinsèques de résilience des enfants et de leurs familles;
-favoriser leur expression concernant les besoins de santé et l’accessibilité aux structures existantes;
-créer des réseaux intra- et inter-universitaires;
-favoriser la création de réseaux avec et entre les structures locales de prise en charge des familles;
-produire une information et une impulsion favorisant la compréhension et la solidarisation entre les familles de demandeurs de droit de séjour et les intervenants socio-sanitaires.
Les zones d’intervention de la recherche-action liégeoise sont, d’une part, le quartier Ste-Marguerite au centre de Liège et, d’autre part, le centre d’accueil de réfugiés de Nonceveux en province de Liège. Le choix du quartier s’explique par le caractère populaire de cet espace, qui accueille depuis plusieurs décennies les vagues successives de familles de réfugiés qui se présentent dans la cité ardente.
Les services sociaux du quartier, le centre local de consultations ONE, ainsi que l’hôpital de la Citadelle tout proche ont développé des stratégies d’accueil et d’intervention adaptées au caractère d’installation récente et temporaire de ce type de public. Le centre de Nonceveux dispose d’équipements scolaires appelés à accueillir des familles avec enfants en bas âge.
Le concept « public primo arrivant » est assez large. Il est surtout lié à une dimension subjective dépendant du parcours migratoire, du capital culturel et des facilités d’intégration des familles récemment immigrées. Ainsi, il nous a paru important de couvrir un échantillon composé tant de familles tout juste arrivées en Belgique que d’autres déjà en place depuis trois, quatre ou cinq ans.
Afin de pousser plus avant les investigations et de rencontrer différentes réalités, un échange avec des familles installées dans la région depuis dix ans et plus a également été réalisé.

La démarche

La première étape du travail consiste en l’identification et la synthèse de la littérature portant sur les difficultés de santé des populations immigrées, y compris les productions récentes d’associations de migrants ou travaillant avec les immigrants. Cette synthèse a donné lieu à la rédaction d’un outil d’entretien qui oriente la rencontre avec les professionnels de la santé, ainsi qu’avec les familles concernées. Des institutions, partenaires potentiels de la recherche-action, ont également été identifiées grâce à cette synthèse. Les différentes investigations empiriques ont également été l’occasion d’initier trois groupes d’étudiants de maîtrise en sciences humaines à la problématique des primo-arrivants dans les institutions scolaires et de santé.
Une quarantaine de professionnels de la santé (médecins d’hôpitaux, travailleurs socio-médicaux, responsables d’associations travaillant dans le quartier, psychologues, enseignants, etc.) ont été rencontrés au moyen du guide d’entretien.
Il s’agissait de dresser un tableau des principales problématiques rencontrées sur le terrain. Par la suite, des réunions régulières ont été organisées entre les membres de l’équipe de recherche et les intervenants en santé rencontrés. Il s’agissait, d’une part, de produire une information sur le sujet et, d’autre part, de recueillir les pratiques apparaissant comme utiles dans l’accueil et l’intégration socio-sanitaire des familles récemment immigrées.
Les rencontres ont également permis une plus grande cohésion et collaboration entre les partenaires présents autour de la table, ainsi que le développement de réseaux d’intervenants. En fonction des problématiques évoquées, des personnes ressources ont été invitées afin d’éclairer les participants en rapport avec les différents thèmes abordés.
Parmi les personnes rencontrées, 12 sont des intervenants scolaires (directeurs d’écoles, enseignants, psychologue, assistante sociale, animatrice d’école de devoirs) répartis dans 7 établissements de l’enseignement primaire et secondaire de la région liégeoise. La plupart des établissements visités se situent dans le quartier Ste Marguerite.
Le but de ces rencontres était d’établir un état des lieux de l’accueil scolaire et des conditions d’apprentissage de la langue française au sein de ce système pour le public non-francophone. Un travail d’observation dans les institutions a également vu le jour au cours de la recherche. L’objectif d’une telle démarche est de permettre aux chercheurs de s’imprégner de l’ambiance de l’institution et de parvenir à illustrer et/ou nuancer l’ensemble des discours qui ont été recueillis au cours des différentes rencontres avec les professionnels de la santé et les familles. La nature des comportements observés et leur localisation exacte évolueront en fonction de l’importance des priorités thématiques dégagées par les tables de discussion et la négociation entre les partenaires. Ce travail d’observation s’est déroulé dans les locaux de la consultation ONE du quartier Ste-Marguerite, ainsi qu’auprès du service de médiation interculturelle de l’hôpital de la Citadelle.
Des familles ont également été rencontrées. La sélection a été possible grâce à l’implication de diverses associations qui desservent le quartier investi. L’inquiétude de ne pas toucher les familles qui fréquentent très peu le monde sociomédical s’est dissipée grâce à l’implication du public fréquentant les Médecins sans frontières où les familles, même les plus isolées, passent régulièrement. L’échantillon sélectionné offre donc la garantie de couvrir la plupart des réalités observables dans la population cible, tant du point de vue de la durée de séjour en Belgique que du point de vue de l’intensité des relations avec les institutions socio-sanitaires, ou encore du point de vue de la stabilité du séjour en Belgique.
Douze familles primo-arrivantes, installées en Belgique depuis moins de cinq ans et ayant des enfants de moins de douze ans, dont certaines hébergées au centre d’accueil de Nonceveux, ont été rencontrées de façon longitudinale durant les deux années de recherche. Tous les membres des familles sont concernés par l’interview. Pour les adultes et les adolescents, les interviews sont basées sur la grille d’entretien établie à partir des informations obtenues suite aux enquêtes auprès des professionnels de la santé. Un bilan des données démographiques et sociales liées à la situation familiale des personnes rencontrées est dressé durant l’entretien. Celui-ci sera suivi par l’établissement du récit de vie des personnes concernées.
Afin de mieux comprendre la dynamique dans laquelle fonctionnent les familles, un bilan des causes qui pourraient amener des problèmes liés à la santé est établi avec les adultes et adolescents rencontrés. Les thèmes abordés ont rapport à l’insécurité de séjour, financière et de logement, les actes d’exclusion subis, le sentiment d’inutilité, le sentiment d’isolement psychosocial, les problèmes liés à l’apprentissage de la langue, le stress acculturatif, l’aliénation des enfants, la difficulté d’emploi, les problèmes éducatifs par rapport aux enfants, la culpabilité de l’immigré, et enfin, le tiraillement culturel.
La parole est également donnée aux enfants de moins de 12 ans. Le dessin d’enfant permet d’entamer le dialogue avec ces derniers. Les épreuves sélectionnées portent sur le dessin du bonhomme et de la famille, sans oublier un dessin représentant le plus grand rêve des enfants. Les résultats obtenus grâce à cette technique seront présentés dans un autre travail.
En cours de recherche, il est apparu intéressant d’ajouter à l’échantillon de familles primo-migrantes vivant en Belgique depuis un maximum de cinq ans, la rencontre de familles vivant en Belgique depuis plus de dix ans et ayant, lors de la migration, des enfants en âge scolaire. Cette extension des critères de sélection du public cible permet dès lors de se faire une meilleure idée du vécu de la migration dans la durée et donne plus d’informations sur les personnes qui ont «réussi» la migration et qui sont enfin «installées» en Belgique.
Dans le dernier trimestre de la recherche, 36 adolescents primo-arrivants de l’enseignement secondaire ont également été interviewés sur base d’un guide d’entretien. Ces rencontres ont permis de cerner les difficultés qu’ils rencontrent, mais également les éléments qui leur permettent de s’intégrer et de vivre au mieux leur installation au pays d’accueil.
En fonction des problématiques et des pratiques dégagées, l’organisation d’une animation-discussion avec des résidents a été réalisée au centre d’accueil de Nonceveux. Cette rencontre a permis aux participants de s’exprimer et de fournir des informations de nature à nuancer les propos et à illustrer les pratiques positives qu’ils mettent éventuellement en place pour déjouer les problèmes liés à la santé qui ont été constatés lors de la rencontre avec les professionnels et les familles.
Dernière étape, un programme de diffusion des résultats et d’interpellation des décideurs a également été mis en place à travers la publication d’articles de synthèse destinés aux travailleurs socio-sanitaires et à travers la tenue de séminaires, de formations et de rencontres avec les intervenants travaillant avec le public réfugié.

Synthèse des constatations et perspectives

Les résultats des investigations renforcent le sentiment selon lequel le traitement de la question du droit d’asile en Belgique est lui-même producteur de désordres relevant de la santé psychosociale. Les personnes qui arrivent en Belgique avec la volonté d’y trouver un monde meilleur se trouvent face à un système défensif qui les cantonne dans un entre-deux et une instabilité de séjour qui les met dans l’impossibilité de projeter une quelconque action visant à leur intégration dans le pays. Cette situation floue favorise dans certains cas des décompensations psychiques et autres somatisations.
Il se dégage une impression d’incohérence de la politique d’asile qui, d’une part, tente d’accueillir et de répondre aux besoins primaires des demandeurs et, d’autre part, les cantonne dans des espaces physiques tels que les centres, ou un espace social tel que le statut de personnes assistées, d’autant plus que ce cantonnement peut durer de longues années. Les familles réfugiées ont ainsi tout le loisir de se déstructurer et de consommer une rupture avec leur milieu d’origine sans pouvoir se réinsérer dans leur nouveau monde. La situation des enfants naissant et grandissant dans de telles familles est alors préoccupante dans la mesure où les conditions nécessaires pour favoriser un développement psychologique sain sont compromises, y compris au sein des écoles qui les accueillent. Même après avoir obtenu le droit d’asile, les difficultés se prolongent: discrimination, racisme, impossibilité de trouver du travail, etc.
Il est donc important de reconsidérer la politique d’asile. Si ce point de vue est partagé par de nombreux autres interlocuteurs depuis longtemps et nécessite encore bien des développements, il n’en reste pas moins que la lenteur des démarches administratives et juridiques a des conséquences évidentes sur la santé des familles en demande d’asile. Bien souvent le refus d’octroyer une stabilité de séjour aboutit à pousser la famille concernée dans une clandestinité totale. Cette situation n’est pas sans incidences majeures sur l’état de santé des groupes de réfugiés. Cette constatation fait immanquablement songer à l’hypocrisie du rapport aux demandeurs d’asile qui sont d’une part refoulés mais, d’autre part, exploités notamment dans des réseaux de travail bon marché. La réponse musclée d’exclusion et de fermeture des frontières qui est actuellement donnée au phénomène de demande d’asile politique semble destinée à calmer les angoisses d’une partie de l’opinion publique. Une réponse plus positive serait d’imaginer une politique d’immigration pro-active à l’échelle européenne qui pourrait adoucir la pression migratoire sud-nord, charriant des flux importants de personnes à la recherche d’une vie meilleure.
Cependant, ces considérations générales, bien qu’elles soient fondamentales, ne doivent pas nous distraire de la nécessité d’envisager des problématiques spécifiques liées à la santé et à l’accueil des familles dont certaines finissent tout de même par être stabilisées dans leur droit de séjour dans le pays. Aussi, un autre des enjeux est d’imaginer des actions contribuant à une prise en charge autonomisante des familles en voie d’intégration en Belgique. En effet, il est paradoxal de constater que les familles rencontrées jugent extraordinaire l’accueil sanitaire dont elles font l’objet, d’autant plus que leurs références sont les systèmes sanitaires du pays d’origine. Mais, cette prise en charge totale ne les prépare pas à la réalité de la vie en Belgique si un droit de séjour leur est accordé.
Les démarches du parcours migratoire des familles rencontrées génèrent en elles de nombreuses souffrances. Ces personnes ont dû déployer une énergie incroyable pour arriver vivantes en Belgique. Leur histoire est remplie de traumatismes: tortures, fuite, séjours en prison, guerre, corruption, etc. Elles sont sans cesse confrontées à leur histoire ce qui complique d’autant plus leur intégration. De plus, elles dépensent une grande énergie pour les besoins primordiaux que sont le logement, les problèmes administratifs, les réactions de rejet, le racisme, la scolarisation des enfants, etc. C’est ce qui crée un repli sur elles-mêmes dû à la fatigue physique et psychique.
Les personnes immigrées passent par une longue période d’incertitude et de démarches administratives (de un à trois ans en moyenne) avant d’obtenir leur statut de résident. Tant qu’elles n’ont pas le statut de réfugié, elles n’arrivent pas à faire le deuil de ce qu’elles ont perdu, à se refaire une vie. La majorité des demandeurs d’asile (90%) se verront confrontés par la suite à un ordre de quitter le territoire. La majorité d’entre eux choisiront de vivre dans la clandestinité. Ce sera le temps de la perte complète d’espoir, de la vie sans projet, du «no man’s land». Ceux qui auront la chance d’obtenir le droit d’asile ne seront pourtant pas sortis d’affaire. Ils devront souvent accepter une perte de statut social.
Un des grands facteurs facilitateurs du parcours migratoire est de prendre appui sur des personnes ressources, des tuteurs de résilience, ceci aussi bien pour les parents qui s’appuieront sur quelqu’un qui propose son aide que pour les enfants qui rencontreront des amis, des membres du personnel de l’école, d’autres parents d’élèves… Ces personnes accompagnent les familles immigrées pour leurs démarches, les procédures administratives, l’obtention d’un logement ou d’un travail, l’accès aux soins de santé, ainsi que l’éducation des enfants. Elles peuvent être de la famille, des amis, une rencontre fortuite, des fonctionnaires mais aussi des personnes rencontrées dans un lieu de culte, la foi étant un élément important pour garder courage.
Depuis que ces personnes ont vécu les événements qui les ont poussées à quitter leur pays, elles ont rencontré des obstacles qui ont rendu leur parcours perturbant. Dans un premier temps, leur résilience a été rendue possible grâce à un premier réseau d’aide constitué de proches de la famille; dans un second temps, c’est un second réseau constitué de professionnels du monde de l’enfance qui les aident à voir la lumière au bout du tunnel. Il est également important de souligner le rôle joué par l’enfant dans le processus d’intégration. En effet, il «oblige» ses parents à avoir des contacts avec des professionnels de la santé, de l’éducation, ou simplement les parents de ses camarades de jeux.
Dans ce contexte général, les aspects qui méritent le plus d’attention et qui doivent s’inscrire dans une démarche pragmatique sont principalement: les besoins des immigrants à leur arrivée, les questions de communication lors des soins et des actions de prévention, ainsi que les difficultés d’accès aux systèmes sanitaires et scolaires. Les investigations menées afin d’identifier les problématiques majeures et les solutions qui se dégagent en matière d’accueil socio-sanitaire et socio-scolaire des familles et enfants primo-arrivants permettent de noter l’existence de dispositifs utiles rencontrant la majeure partie des difficultés listées.
Ainsi, les services socio-sanitaires centralisés et spécifiques comme les «relais-santé» ou les services de médiation interculturelle, les dispositifs de logement subventionnés et les classes passerelles sont parmi les exemples que nous pouvons rappeler.
Toutefois, les travailleurs de terrain rencontrés déclarent que ces solutions ne répondent pas à l’ensemble des problèmes auxquels ils sont confrontés. Notamment, ces pistes restent très insuffisantes en termes quantitatifs et ne couvrent que certains points centraux, laissant de vastes zones géographiques excentrées sans moyens. Ainsi, une série d’orientations restent encore à envisager et à organiser. Il s’avérerait intéressant notamment de mettre en place un service d’interprétariat permettant à la fois des traductions à proprement parler, mais aussi des interventions de médiation interculturelle lorsque cela s’avère nécessaire. Ce service devrait être localisé dans un lieu précis et accessible à tous, notamment par les moyens de télécommunication.
Il est important de souligner la nécessité de favoriser les liens entre différentes cultures, de s’ouvrir à l’autre, de communiquer et surtout de bien comprendre la difficulté qu’il y a pour un enfant étranger à trouver sa place dans notre système scolaire. Tous les acteurs sur le terrain font un travail important, mais il serait bon qu’ils soient encouragés et soutenus par les pouvoirs publics en recevant les moyens nécessaires à leur action. Une des solutions qu’il nous semble bon d’encourager est le recours à des professeurs spécialisés en français langue étrangère dans tous les établissements qui accueillent des élèves primo-arrivants. Cela permettrait de réduire le séjour dans les classes passerelles et une intégration plus rapide dans les classes ordinaires.
Les professionnels rencontrés dans le cadre de l’investigation soulignent également leur intérêt quant à la mise au point d’une chaîne de relais, de collaborations, de partenariats où eux-mêmes, tout comme les personnes étrangères, pourront trouver rapidement les ressources nécessaires à une problématique déterminée. Ils soulignent également l’importance d’établir une liste de personnes ressources qui permettrait d’organiser aisément des formations au niveau interculturel et santé.
Un grand intérêt est également porté au fait de trouver des pistes afin d’informer au mieux les personnes étrangères sur le fonctionnement du système socio-sanitaire et scolaire belge. L’utilité de la création de lieux de paroles et d’expression pour les personnes étrangères est également soulignée par un grand nombre de travailleurs sociaux. Dans ce cadre, les exemples sont peu nombreux et devraient intégrer des techniques créatives pour atteindre un maximum d’efficacité en termes d’expression et de prévention de l’incommunication.
Un autre des besoins identifiés par les intervenants du secteur socio-sanitaire et scolaire vise le soutien à apporter aux professionnels eux-mêmes face aux difficultés soulevées par la présence des familles et enfants issus de l’immigration. Les acteurs rencontrés semblent préconiser la constitution et le développement des réseaux d’échanges entre professionnels qui dépassent le simple fait de partager des informations à caractère technique.
Cette recherche peut être un exemple type de ce genre d’initiatives qui permet à un ensemble d’intervenants de se rencontrer régulièrement afin d’échanger informations et points de vue sur l’incidence de la présence des familles primo-arrivantes sur leurs pratiques professionnelles. Ces rencontres servent à diffuser des pratiques positives et éprouvées au sein de ce réseau. Elles servent également à se délester de certaines expériences difficiles à travers la confrontation aux autres. Les professionnels gagnent ainsi en estime d’eux-mêmes et en sentiment d’efficacité. La production et la distribution de documents utiles aux professionnels entrent dans la même stratégie.
Au vu de toutes ces constatations, il devient évident qu’un des enjeux majeurs est d’imaginer et de valider des modalités d’accueil, de soutien, de soins et d’accompagnement qui soient autonomisantes et positives pour les personnes en voie d’intégration en Europe ou, tout au moins, en transit avant un transfert vers un autre territoire. L’objectif d’une future action sera ainsi d’accompagner les professionnels socio-éducatifs et socio-sanitaires chargés d’orienter les familles demandeuses d’asile. Cette démarche permettra de travailler à l’identification, au maintien et au soutien, ainsi qu’au développement, à la validation – évaluation, à la modélisation et à la dissémination de pratiques existantes ou à inventer, qui soient soucieuses d’investir et de valoriser le « temps d’attente » des demandeurs d’asile de façon à ce que cet espace-temps ne constitue pas une violence institutionnelle à l’égard de ces candidats au séjour et des professionnels.
Les travaux menés dans le cadre de la recherche UNI-SOL permettent également de constater que les contextes favorisant l’expression du vécu, des projets et rêves, et l’humour auprès des candidats réfugiés en situation d’instabilité de droit de séjour et d’attente exercent un effet favorable sur leur estime d’eux-mêmes, leur sentiment d’efficacité personnelle, leur renforcement identitaire, ainsi que sur leur inscription sociale au sein de leur groupe d’appartenance et de la société en général. Aussi, il apparaît opportun de proposer la conduite d’actions socio-éducatives à caractère ludique et créatif au public de candidats réfugiés et à leurs enfants dans les contextes d’accueil dans lesquels ils évoluent.
Les résultats attendus de ces actions sur le terrain seront de permettre:
– aux personnes participantes une expression libératrice sur leur vécu migratoire et trajet de demandeur d’asile, une prise de distance sur ce vécu et une valorisation personnelle à travers la maîtrise de techniques, de réseaux sociaux, et de connaissances nouvelles;
– aux enfants et à leurs parents de se rencontrer à travers les activités proposées de façon à tendre vers un équilibre intergénérationnel dans le contexte difficile du temps d’attente;
– le développement de nouvelles dynamiques relationnelles positives et de la cohésion sociale au sein des centres d’accueil et des quartiers où résident les familles réfugiées à travers le développement et la diffusion des activités récréatives et de leur produit;
– aux intervenants socio-éducatifs travaillant avec des familles réfugiées de développer de nouvelles connaissances et techniques d’animation avec le public cité, de développer également de nouveaux réseaux d’échanges transdisciplinaires entre professionnels impliqués par ce même public. Il s’agira enfin de produire des contenus de publications et de formations à diffuser plus largement auprès de la communauté, des travailleurs sociaux et des décideurs chargés de l’accueil des familles réfugiées.
Altay Manço , IRFAM (1), Michel Born et Sylvie Petit , Université de Liège
Dans le cadre de la Recherche-action UNI-SOL menée en collaboration avec le Fonds Houtman et l’ONE
Adresses de l’IRFAM: rue Agimont 17, 4000 Liège. Tél.: + 32 (0)4 221 49 89.
Haie le Comte 47 App. 3/1, 5001 Belgrade. Tél.: + 32 (0)81 74 66 27.
Courriel: amanco@irfam.org. Internet: http://www.irfam.org .
Adresse de l’ULg: Service de psychologie du développement social, Sart Tilman B 33, 4000 Liège. Tél.: + 32 (0)4 366 22 71. Courriel: mborn@ulg.ac.be.
(1) IRFAM = Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations

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