Mai 2007 Par Christian DE BOCK Initiatives

Depuis quelques années, le comportement des jeunes face à la consommation d’alcool se modifie. Il se rajeunit, il se féminise. Le binge drinking (tendance à boire jusqu’à l’ivresse) est en nette augmentation. Les stratégies marketing des alcooliers (producteurs de boissons alcoolisées), entre autres celles visant les jeunes, ne sont pas étrangères à ces phénomènes.
Le premier contact de l’enfant avec l’alcool s’effectue généralement en famille. C’est le doigt dans le verre des parents, le premier vrai verre à l’occasion d’une fête. Le groupe des copains de l’école, les mouvements de jeunesse, les clubs sportifs, l’enseignement supérieur prennent ensuite le relais.
Les jeunes boivent pour faire comme les autres, faire la fête et bien rigoler, se changer les idées, se détendre, être moins timides et, pour certains, dépasser leurs limites.
Les stratégies marketing des alcooliers, visant spécifiquement les jeunes, contribuent largement à ces évolutions. Alcopops aux couleurs et aux goûts de limonade, ligue de football de division 1 portant le nom d’une bière blonde, offensives marketing en milieu étudiant, multiplication de la publicité sur le net et au cinéma… Ajoutez à cela une forme de banalisation, de normalisation par la société et par les jeunes eux-mêmes. En témoigne le nombre impressionnant de blogs mettant en scène des jeunes ivres.
Le secteur éducatif tente de promouvoir une consommation responsable et moins risquée, sans diaboliser ni banaliser la consommation d’alcool. Cependant, pour comprendre, et, le cas échéant, essayer de freiner ces évolutions, il apparaît également nécessaire de jeter un coup de projecteur sur les producteurs et non pas uniquement sur les jeunes consommateurs. Les alcooliers ont des responsabilités à prendre.
Aujourd’hui, il est clair qu’en matière de publicité et de marketing, le secteur développe de nouvelles pratiques commerciales plus agressives et très ciblées. Le Groupe porteur Les jeunes et l’alcool a dès lors mis en place un Observatoire des pratiques commerciales afin d’objectiver ces pratiques, d’aiguiser le regard critique et d’interpeller le monde politique.
En effet, le secteur s’est doté d’une convention réglementant la publicité, mais force est de constater que ce mécanisme est insuffisant pour protéger le jeune consommateur. De nouveaux produits formatés pour les jeunes, colorés, sucrés, branchés, colonisent le marché. Les alcooliers sont largement présents sur la toile. Les salles obscures ne sont pas en reste avec une convention No kids qui ne protège pas efficacement les mineurs. Le monde sportif est également largement envahi par les alcooliers.
Tout cela contribue à banaliser la consommation excessive d’alcool. Les blogs personnels des jeunes en sont le reflet. On y retrouve une banalisation de comportements inadéquats et une présence massive de la culture alcool.
Bref, les dérapages sont variés et nombreux. Il est temps de réagir, d’éduquer les adolescents et de mieux réguler ces pratiques. Les pouvoirs publics ainsi que les consommateurs doivent être acteurs de cette régulation et ce sur toutes les pratiques commerciales. Le jeune consommateur doit être protégé, mais aussi recevoir les informations adéquates lui permettant d’être pleinement acteur de santé.

Un outil aux multiples facettes

Média Animation (1), en partenariat avec les neuf associations membres du Groupe Les jeunes et l’alcool (2) et le CRIOC (3) publient aujourd’hui «Les publicitaires savent pourquoi», un outil de sensibilisation aux pratiques commerciales des alcooliers.
La prévention doit être centrée sur le jeune mais elle doit être structurelle également. La brochure participe à ces deux objectifs. Il s’agit d’un outil d’éducation centré sur le jeune via les relais éducatifs, et d’un outil de sensibilisation politique pour une meilleure régulation publique et transparente de ces pratiques parfois douteuses.
«Les publicitaires savent pourquoi» se décline en 11 chapitres brefs mais denses.
La publicité, un cocktail aux mille recettes (Yves Collard, Média Animation)
La publicité n’est pas une entreprise de salubrité publique. Si ses partisans en font un art, ses objectifs sont rarement désintéressés. Et le savoir-faire publicitaire, essentiel à l’essor des entreprises, ne s’improvise pas. C’est au contraire un métier qui ne cesse de se spécialiser au fil du temps. L’auteur nous rappelle ce qu’est exactement la publicité, les objectifs des annonceurs, les tactiques employées pour atteindre la cible jeune, les ingrédients des messages.
Le marketing nous tourne-t-il tous en barrique? (Martin de Duve, Univers santé, Nadine Fraselle, UCL, Marc Vandercammen, CRIOC)
L’alcool fait l’objet de dérives fréquentes parmi les adolescents. Ce phénomène est lié au développement du marché des boissons alcoolisées, à l’élargissement des gammes de produits et aux nouvelles formes de communication commerciale. Des pratiques qui mettent en place une véritable culture de l’alcool. Les auteurs nous rappellent combien la clientèle des jeunes est essentielle à un marché en lente érosion sur le long terme. Ils expliquent aussi les ressources du marketing actuel: mise au point de produits spécifiques, techniques de persuasion, fidélité à la marque, marketing viral et tribal, volonté de ‘rassurer’ les parents et les éducateurs ou plutôt de se dédouaner sur eux de la responsabilité sociale des entreprises…
L’alcool a bonne presse (Yves Collard)
Dans le milieu de la pub, la presse est le deuxième support en termes d’investissements. Elle présente divers avantages pour les alcooliers: segmentation, souplesse d’insertion, implication de la cible.
Y a-t-il des enfants dans la salle? (Steven Goffaux et Emilie Moreau, Univers santé)
Au cinéma, 10% des publicités vantent les mérites de l’alcool, qu’il s’agisse de bières légères, d’apéritifs ou de boissons fortes. Tombent-elles sous les yeux des enfants et adolescents qui fréquentent les salles obscures? En principe non, grâce au service No Kids de Screenvision, qui permet aux annonceurs d’ôter leurs annonces des écrans publicitaires précédant les films pour enfants quand ils les estiment inadaptées à ce public. Le nombre très important de films ‘enfants admis’ visant un large public et pas seulement les plus jeunes rend ce souci d’auto-régulation un peu vain.
Ricard nous ensoleille (Emilie Moreau et Florence Vanderstichelen, Univers santé)
Une étude de cas. Il est loin le temps où ce pastis pratiquait la réclame à l’ancienne. Aujourd’hui, le puissant groupe alcoolier tente de faire croire que dans sa bouteille, il y a avant tout de la fête et de la convivialité. En espérant convaincre les consommateurs de boire du pastis non seulement en été, quand le soleil est au rendez-vous, mais aussi en hiver, lorsque le froid les oblige à se mettre à l’abri et à se ‘réchauffer’…
Sobres, les sites web des alcooliers? (Geoffrey Dormal, licencié en communication)
Internet est un média relativement peu contrôlé et son utilisation est en augmentation constante. Les alcooliers ne pouvaient manquer d’investir ce puissant moyen de communication. Ils le font d’une façon relativement discrète et neutre, en utilisant parfois un ‘contrôle d’accès’ remarquablement hypocrite, qui refuse l’accès à l’internaute tapant une date de naissance trop récente. Il suffit évidemment d’en introduire une d’adulte pour pouvoir consulter les pages…
Et glou et glou et blog (Anne-Claire Orban, Blogmag.net et Steven Goffaux)
Il est impossible d’évoquer les jeunes sans aborder ce phénomène très populaire parmi eux. Selon les chiffres récents de l’étude Mediapro, 38% des jeunes Belges de 12 à 18 ans déclarent posséder au moins un blog! L’alcool et l’ivresse y tiennent souvent la vedette.
Quand la prévention part en campagne (Florence Vanderstichelen)
La publicité sociale recouvre l’ensemble des messages qui ont pour but de sensibiliser les individus à des problématiques telles que la santé, l’environnement, l’humanitaire. C’est dans ce champ que prennent place les campagnes de sensibilisation à l’usage responsable d’alcool par les jeunes. L’auteur précise que la communication éducative joue la carte du choix autonome de sa cible plutôt que la contrainte ou la manipulation, tout en analysant avec lucidité les arrière-pensées des discours de modération portés par l’industrie ou ses partenaires (dont la campagne récurrente Bob, financée pour partie par l’industrie brassicole, est un exemple parlant).
Quelques campagnes à la loupe (Xavier Scheuer, Secshop, Florence Vanderstichelen)
Ce chapitre aborde quelques campagnes de prévention au Québec, en France et en Belgique, au sud («Qu’est-ce que tu bois?») comme au nord («A Cool World»).
Leur savoir s’autorégule-t-il avec sagesse? (Martin de Duve, avec la collaboration de Nadine Fraselle et Marc Vandercammen)
Bien que des dérives soient régulièrement constatées dans leurs pratiques commerciales, on ne peut nier que les alcooliers ont généralement conscience des exigences légales de la protection des consommateurs. Mais la législation sur la question est très floue, peu connue, peu respectée. Le secteur est arrivé ces dernières années à convaincre les autorités de l’efficacité de l’auto-régulation en la matière, ce qui lui permet d’échapper à une législation plus claire et contraignante. L’efficacité du dispositif en termes de ‘consommation sage’ des jeunes est mise en doute, et certains plaident pour une démarche plus stricte qui n’excluerait toutefois pas les alcooliers, la co-régulation, que Nadine Fraselle définit ainsi: «un système moderne de contrôle public, souple, participatif, mais rigoureux où l’on retrouve tant les experts du secteur que les politiques et les acteurs de la société civile».
La publicité pour l’alcool en Communauté française (Conseil supérieur de l’audiovisuel)
En Communauté française, la publicité pour les alcools ne peut s’adresser aux enfants ou mettre des mineurs en scène. De plus, en contrepartie des espaces achetés pour promouvoir les boissons alcooliques, les médias concernés (TV et radio) doivent diffuser gratuitement des campagnes de promotion de la santé (mais pas spécifiquement sur le thème de la consommation responsable d’alcool).

A destination des jeunes mais pas seulement

«Les publicitaires savent pourquoi» est un outil d’animation parfaitement calibré pour aider les éducateurs à faire prendre conscience aux adolescents des risques d’une consommation erratique, et des dérapages de la communication publicitaire malgré le souci affiché des annonceurs de respecter les règles qu’ils se sont imposées librement.
Le but n’est pas évidemment pas de partir en croisade contre l’alcool, ce qui serait d’ailleurs la meilleure manière d’accroître sa séduction aux yeux des jeunes, mais de favoriser une prise de distance critique de leur part.
Un autre objectif est aussi de rappeler aux politiques que le secteur éducatif a tout à fait sa place dans ce débat, qui ne devrait pas être monopolisé par les intérêts sectoriels.
Le dossier témoigne d’un véritable ‘savoir-faire’, et est en outre très agréable à lire. ‘A consommer sans modération’ en quelque sorte!
Christian De Bock
Les publicitaires savent pourquoi – Les jeunes, cibles des publicités pour l’alcool. Les dossiers de l’éducation aux médias n°3, Média Animation, 2007, 50p.
Renseignements: Univers santé, Place Galilée 6, 1348 Louvain-la-Neuve. Tél.: 010 47 28 28. Courriel: univers-sante@univers-sante.ucl.ac.be.

(1) Média Animation est une asbl qui a pour but le développement d’une citoyenneté responsable face à une société de la communication médiatisée. Pour ce faire, elle organise les services et moyens nécessaires à la réalisation de son but: recherche, information, sensibilisation, formation, publications, réalisations audio-scripto-visuelles et multimédia. Elle s’adresse principalement aux adultes, animateurs, éducateurs et intervenants sociaux et culturels.
(2) Le Groupe porteur Les jeunes et l’alcool , lancé en 2003 et piloté par Univers santé asbl, mène en Communauté française réflexions et actions pour une consommation plus responsable et moins risquée d’alcool par les jeunes. Il réunit les associations suivantes: Fédération des centres de jeunes en milieu populaire – Fédération des étudiant(e)s francophones – Groupe RAPID – Infor-Drogues – Jeunesse et Santé – Ligue des familles – Mutualité socialiste – Prospective Jeunesse – Univers santé.
(3) Le CRIOC a pour but de fournir une aide technique aux organisations de consommateurs, de valoriser la fonction de consommation et de promouvoir la protection des consommateurs; il participe à la représentation des consommateurs tant au niveau fédéral qu’aux niveaux communautaires, régionaux qu’européen, il répond aux demandes d’information et aux demandes de documentation des organisations de consommateurs et du SPF Economie, PME, Classes moyennes et Energie, il effectue des recherches et réalise les études nécessaires à la bonne exécution de ses obligations.