Un constat
Après l’adoption par l’Assemblée Mondiale de la Santé, en mai 1977, de la fameuse résolution en faveur de « la santé pour tous » WHA30.43 1, les pays de la région européenne ont élaboré une stratégie de santé commune en 1980 2 et ils ont défini 38 objectifs régionaux en 1984 3.
L’objectif régional n°35 proposait, dès ce moment, une définition politique du système d’information sanitaire que chacun des pays de la région s’était engagé à mettre rapidement en place:
«Avant 1990, les Etats Membres devraient s’être dotés de systèmes d’information sanitaire pouvant soutenir leur stratégie nationale de ‘La santé pour tous’. Ces systèmes d’information auront pour vocation de soutenir la planification, la surveillance continue et l’évaluation des actions du développement sanitaire et des services, l’évaluation des progrès réalisés aux niveaux national, régional et mondial en direction de ‘La santé pour tous’ et de diffuser des renseignements scientifiques pertinents; ils auront d’autre part pour tâche de rendre l’information sanitaire aisément accessible au public.»
Force est de reconnaître qu’en Belgique cet objectif n’est toujours pas atteint. La situation actuelle, à tous les niveaux de pouvoir, se caractérise par la maîtrise insuffisante de nombreux éléments importants du système d’information sanitaire.
Il en résulte, en particulier,
– des manquements récurrents aux obligations nationales et internationales relatives à la collecte et au traitement des statistiques sanitaires (par exemple, dans le domaine de la déclaration des causes de décès ou de la déclaration des maladies transmissibles);
– une productivité faible du système et une exploitation limitée des informations disponibles en vue de la mise en œuvre d’une politique de santé cohérente;
– d’importants besoins d’information non couverts, particulièrement dans le domaine des comportements de santé et des attentes de la population.
Ce diagnostic, forcément incomplet, gagnera à être précisé et documenté dans le cadre de la préparation et de la réalisation de la table ronde qui est envisagée sur le sujet.
Le défi à relever
Face à cette situation, le défi principal à relever est celui de la maîtrise d’un système d’information sanitaire cohérent et performant au sein du système global de santé .
Il s’agit de relever un défi dans la mesure où la situation actuelle, jugée insatisfaisante, remet en cause la nature, la pertinence et l’adéquation des politiques et des moyens mis en œuvre dans le domaine de l’information sanitaire en Belgique et dans les entités fédérées.
Il s’agit d’affirmer un choix en faveur d’une approche qui prend en compte le système global de santé , c’est à dire l’ensemble des services (publics et privés), des acteurs (formels et informels), des politiques, des attitudes et des pratiques (explicites ou implicites), ainsi que des éléments du contexte socio-économique ou politique (identifiés ou non) qui, en interrelation plus ou moins visible, influent sur la santé des habitants. Le système d’information sanitaire peut alors être défini comme la partie du système global de santé, qui permet de fournir les données objectives, nécessaires à la prise de décision en santé et à l’évaluation des politiques, stratégies et tactiques, mises en œuvre. Ce choix a pour conséquence d’imposer que la réflexion sur le système d’information sanitaire en Communauté française de Belgique soit conduite de manière intersectorielle, s’appuie sur la réunion des représentants de l’ensemble des acteurs en santé, transcende les clivages de compétences entre les divers niveaux de pouvoirs et prenne en compte les attentes internationales en la matière (Union Européenne et Région Européenne de l’OMS).
Il s’agit enfin d’afficher une conviction 4. Le champ de la santé n’est pas celui de patients à normaliser, mais celui de personnes porteuses d’un projet individuel. Que tout un chacun puisse être un acteur social en santé suppose une capacité de choix et d’action autonome, permettant l’exercice d’un véritable droit personnel à la santé. La politique de santé publique doit donc avoir pour but de contribuer à réunir les conditions permettant l’exercice de ces droits objectifs et subjectifs. Pour réunir ces conditions, il est indispensable que, tant les décideurs que les professionnels et le public, aient accès à un système d’information sanitaire cohérent et performant. La mise en place d’un tel système est donc l’une des mesures indispensables de réorganisation des services de santé qui procèdent d’un impératif moral.
Les objectifs à atteindre
Le système d’information sanitaire (S.I.S.) a une finalité et ses objectifs doivent être identifiés, négociés et explicités. La situation actuelle se caractérise, entre autres, par un manque de clarté des objectifs poursuivis. Divers instruments de collecte des données sanitaires sont utilisés en vue de satisfaire à des obligations administratives, de réunir des informations pour assurer la gestion financière du système de santé, de soutenir des efforts de recherche, de contribuer à la surveillance épidémiologique, ou de permettre l’orientation optimale de programmes d’interventions spécifiques, mais les objectifs de ces activités en vue de l’amélioration de la santé de la population ne sont ni précisés ni hiérarchisés.
Il y a donc lieu d’ouvrir une négociation avec tous les acteurs de manière à redéfinir les objectifs du système d’information à mettre en place en vue de contribuer à une meilleure santé de la population. Ces objectifs devraient être redéfinis en fonction des priorités de santé identifiées au préalable. En effet, ce qui justifie la collecte continue d’informations sur un problème de santé c’est le caractère prioritaire de ce problème.
A l’heure actuelle, en Communauté française de Belgique, on peut constater que la disponibilité des informations relatives à un problème de santé est plutôt déterminée par les circonstances ou par des exigences opérationnelles que par un choix raisonné. Il en résulte que, dans le même temps, des informations d’une qualité exemplaire sont collectées sur des problèmes qui sont loin de pouvoir être rangés parmi les toutes premières priorités de santé (exemple: la tuberculose 5), alors que la pénurie d’informations utiles est criante pour ce qui a trait à des priorités reconnues par tous (exemple: les cancers 6).
De l’information utile pour servir un plan : le couplage entre objectifs de santé et objectifs du système d’information sanitaire doit donc être systématiquement organisé. La finalité première du système est de monitorer ce qui permettra d’atteindre les objectifs de santé que l’on s’est fixé, et de produire des données articulées aux interventions envisagées pour les atteindre. Afin de définir de tels objectifs, il serait certainement utile de prendre en compte les objectifs régionaux de l’OMS quitte à modifier, adapter et enrichir cette liste. En l’état, celle-ci propose cependant un cadre utile à la réflexion. Et les attentes de la Commission européenne devraient également être prises en compte de manière à ce que la Belgique contribue à la mise en place d’un recueil coordonné d’informations sanitaires en Europe 6-9.
De l’information utile pour alerter : par ailleurs, le système d’information sanitaire (S.I.S.), outre cette finalité première, peut aussi contribuer à définir de nouvelles priorités et doit être capable aussi de se détacher des politiques décidées, (ne pas monitorer qu’en fonction des objectifs), et rester apte à détecter un problème émergent ou à révéler l’apparition d’une problématique non suffisamment prise en compte jusque là.
De l’information utilisable pour guider l’action : le S.I.S. doit aussi fournir l’information nécessaire pour orienter les stratégies d’interventions et gérer les aspects opérationnels des programmes.
De l’information utilisée pour mobiliser : le S.I.S. doit encore veiller à organiser la diffusion des informations auprès des acteurs de santé et sociaux de manière à constituer un outil de sensibilisation, de clarification des débats démocratiques sur les enjeux de santé et de mobilisation sociale.
De l’information utilisée pour plus de justice sociale : de même, il faut certainement garder à l’esprit que l’un des objectifs du S.I.S. doit être enfin de fournir les données utiles à la recherche de plus d’équité en santé comme les données relatives à la situation et aux besoins spécifiques des plus défavorisés.
Les qualités du système à mettre en place
Le système à mettre en place doit être maîtrisé , cohérent et performant .
Maîtrise – On maîtrise une situation si on a prise sur elle, si on peut l’influencer. Ceci implique, en particulier, que le management du système d’information sanitaire soit assuré de manière continue, souple et réactive. De ce point de vue, il faut rappeler que la maîtrise du système d’information sanitaire implique la maîtrise de chacune des étapes du traitement de l’information: production 10, collecte, gestion, analyse, exploitation des données et diffusion des résultats.
Il y a également lieu d’insister sur la nécessité de donner au système d’information sanitaire les moyens nécessaires à la réalisation des objectifs fixés. Au minimum, ces moyens doivent permettre de professionnaliser la gestion du système et d’en assurer le pilotage de façon concertée entre les différents niveaux de pouvoir. Pour ce faire, il est sans doute indispensable de pouvoir compter sur une petite équipe permanente de professionnels qualifiés chargés de réguler le fonctionnement du système et de mettre à jour les indicateurs.
Cohérence – La cohérence du système d’information sanitaire concerne son aspect organisé (c’est-à-dire structuré, pensé, construit, voulu, réfléchi…), et tout le processus menant à l’amélioration de son organisation, en fonction d’une finalité de santé publique clairement reconnue par tous comme la référence ultime au point de vue politique, éthique, managérial, etc.: cette finalité ne peut être que la recherche d’une meilleure capacité de décision en vue de promouvoir la santé de la population. Cette proposition, qui semble évidente, l’est déjà moins lorsqu’on reconnaît que cette recherche se fait sous contrainte: contraintes budgétaires, mais aussi limites des ressources humaines et conflits d’intérêts. Au milieu de ces contraintes, conserver une cohérence signifie admettre que le critère ultime de référence ne peut être, par exemple, la défense d’intérêts sectoriels, la sauvegarde d’institutions obsolètes, le seul souci de l’efficience et de la réduction de coûts, ou les désirs exprimés unilatéralement par différents groupes de pression. La cohérence du système d’information sanitaire suppose donc que l’on évite le maximum de contradictions entre les enjeux, entre les objectifs et entre les acteurs. Comme il existe toujours des contradictions (ou des tensions) au sein de tout système social, la cohérence suppose que l’on gère au mieux les contradictions qui ne peuvent être évitées, en un élargissement continu et constant des zones de consensus entre intervenants.
Performance – Par performance du système d’information sanitaire, il faut entendre sa capacité à contribuer effectivement à améliorer la qualité des décisions relatives à la promotion de la santé de la population, mais aussi ses modalités de fonctionnement (processus de prise de décision, de règlement des conflits, de définition d’objectifs, de contrôle de la gestion, etc.). Cette performance est à apprécier davantage comme une dynamique d’amélioration que comme l’obtention de résultats considérables à court terme. Il ne s’agit pas avant tout d’obtenir de bons résultats ponctuels mais de garantir une évolution positive dans le temps.
Utilité – La qualité du système d’information sanitaire va être mesurée également en termes d’exhaustivité, de validité et de continuité de l’information recueillie, ainsi qu’en référence à sa pertinence par rapport au problème de santé visé.
Les outils à utiliser
Sans prétendre être exhaustif à ce stade de la réflexion, il semble possible de définir trois types d’outils pour réaliser les objectifs du système d’information sanitaire.
Les statistiques sanitaires de base 11 – Il va de soi que la collecte d’informations sur les causes de décès et la morbidité doit être assurée. Le recueil de ces informations est indispensable non seulement en raison d’obligations nationales et internationales mais encore par ce qu’il permet de suivre l’évolution à long terme d’indicateurs épidémiologiques robustes.
Dans ce domaine, il est absolument indispensable, en Communauté française de Belgique, de tout mettre en œuvre pour résoudre rapidement les problèmes inacceptables posés par les insuffisances de la collecte des données de mortalité et des données relatives aux maladies à déclarer.
Une concertation dans ce but est nécessaire entre l’INS, l’ISSP-LP, les Médecins Inspecteurs d’Hygiène et les autres acteurs concernés. Nous proposons d’envisager de créer une structure de veille sanitaire qui garantirait la réalisation de ces missions de surveillance épidémiologique de base. Cette structure devra prendre, à terme, la forme d’une agence nationale de veille sanitaire (un service fédéral, un parastatal).
Les registres et les enquêtes12 – Nous disposons, en Belgique, d’un ensemble d’outils mis en place en vue de collecter des informations exhaustives, valides et continues sur différents problèmes de santé prioritaires. Ce sont, par exemple, les registres du cancer ou de l’infarctus, l’enquête de santé par interview, le réseau des médecins vigies, etc. Ces outils se caractérisent cependant par des qualités et des modalités de gestion fort diverses. Ils sont très souvent le produit de l’initiative de quelques-uns. Ils disposent généralement de moyens précaires.
Afin de renforcer la maîtrise, la cohérence et la performance de ces éléments du système d’information, nous proposons d’envisager d’organiser une gestion concertée de ceux-ci en suscitant la création d’un comité national des registres et enquêtes de santé qui travaillerait en dialogue avec les autorités de tutelle, à l’image de ce qui se fait dans d’autres pays d’Europe comme la France 13.
Les observatoires et les réseaux locaux – Nous disposons, en Belgique, d’un réseau en voie de structuration d’Observatoires de la santé, avec des mandats de proximité et disposant de ressources spécifiques pour les assumer. Les Centres locaux de promotion de la santé et d’autres structures délocalisées ont également des responsabilités en matière d’identification des besoins. Il nous semble que les missions respectives et les actions de ces structures, en matière de collecte d’information sanitaire, devraient être le mieux possible définies et coordonnées, dans le cadre de la construction du S.I.S. Leur enracinement sur le terrain doit être valorisé comme source potentielle d’information sur les comportements et les attentes de la population. Probablement il y aurait-il lieu d’envisager le renforcement du maillage assuré par ces structures et de les charger d’une généralisation de l’usage, au niveau local, de véritables tableaux de bord permanents de la santé des belges.
René Tonglet , médecin, agrégé en sciences médicales et santé publique, professeur à l’UCL
Adresse de l’auteur: Ecole de santé publique UCL, Clos Chapelle-aux-Champs 30/30.34, 1200 Bruxelles.
(1) ‘Le principal objectif social des gouvernements et de l’OMS dans les prochaines décennies devrait être de faire accéder d’ici l’an 2000 tous les habitants du monde à un niveau de santé qui leur permette de mener une vis socialement et économiquement productive’.
(2) résolution EUR/RC30/R8
(3) WHO Regional Office for Europe. Les buts de la santé pour tous. Copenhague, 1985.
(4) A. Touraine. Comment une pathologie devient-elle un problème de santé publique? Rev Epidém et Santé publique 1997; 45: 185-192.
(5) Problème pour lequel leur utilité opérationnelle est néanmoins indéniable.
(6) Type de problèmes qu’il serait justifié de voir bénéficier d’une au moins aussi performante attention.
(7) Chamouillet H. L’épidémiologie et la Commission Européenne. Rev Epidém et Santé publique 1998; 46; 442-443.
(8) Aromaa A. Health observation and health reporting in Europe, Rev Epidém et Santé publique 1998; 46: 481-490.
(9) J.MP. Robine, C. jagger, V. Egidi, Selection of a coherent set of health indicators, a step towards: a user’s guide to health expectancies for the european union. Commission of the European Communities, Hjealth Monitoring Program, Montpellier, Euro-Reves, june 2000.
(10) La source doit émettre de manière fiable les données primaires (par exemple, rédaction du certificat de décès ou rédaction d’un protocole de recherche).
(11) Elles ont un caractère obligatoire, sont des données de routine permanentes et imposées, il s’agit, par exemple, des données de naissance, décès et des déclarations obligatoires de maladies.
(12) Des données qui ont, elles, un caractère facultatif, sont souvent plus spécifiques et voulues en réponse à un besoin.
(13) Collectif. Registres et décision en santé publique. Rev Epidém et Santé publique 1996; 44:SI-S96.