Septembre 2007 Par S. HRAIRI Réflexions

Une étude qualitative auprès d’instituteurs

Introduction

L’éducation est un des facteurs essentiels de la promotion de la santé des élèves, pour le présent et pour leur avenir d’adultes. En Tunisie, comme dans toute éducation, l’éducation à la santé présente une action collective où interviennent la famille avec un rôle primordial, l’école et également les personnels de santé (infirmiers et médecins). Cependant, face à la richesse, la variété et la complexité des questions relatives à l’éducation à la santé, l’école, dans sa mission d’éducation à la santé, a choisi d’adapter l’information aux possibilités de compréhension des apprenants. Ainsi, dans l’école primaire, certaines connaissances relatives à l’éducation à la santé trouvent leurs places dans le cadre des activités d’éveil scientifique. Au collège et au lycée ces questions seront traitées dans le cadre de l’enseignement des sciences de la vie et de la terre.
Par ailleurs, si on considère que l’éducation de la santé c’est d’abord de l’éducation, les principaux concernés sont les éducateurs, c’est-à-dire pour le milieu scolaire les enseignants (Deschamps, J-P, 1998). Une véritable éducation à la santé suppose ainsi l’implication de ces enseignants.
Plusieurs contraintes se dégagent par conséquent. En effet, les conceptions des enseignants sur la santé, souvent implicites, orientent et influencent leurs discours et leurs actions sur les questions relatives à ce domaine.
Par ailleurs, ces enseignants présentent généralement une vocation à contribuer à l’éducation à la santé en assurant leur enseignement selon les programmes. Mais y sont-ils préparés et aidés? Ont-il reçu une formation relative à ce domaine? Les conceptions qu’ils développent ne sont-elles pas éloignées des conceptions actuelles de la santé comme de l’éducation à la santé?
Telles sont les convictions qui nous ont guidée dans la réalisation de cette recherche. Il s’agit d’analyser les conceptions des instituteurs comme acteurs principaux sur le concept «santé». En effet, nous considérons que les propos des enseignants sur les questions relatives à l’éducation à la santé ne sont pas indépendants de leurs conceptions de la «santé».

Cadre de référence

Pour cette recherche, nous avons choisi d’utiliser le concept didactique de «conception» tel qu’il est défini par Giordan et Devecchi (1987). En effet, vues sous cette perspective, les conceptions de la «santé» des instituteurs du primaire se présentent comme un ensemble d’informations et d’explications, qu’elles soient conscientes ou inconscientes. Il s’agit d’un système explicatif personnel, structuré et organisé ayant comme fonction principale la compréhension des questions relatives à la santé.
Mais avant d’en arriver là, il nous semble important d’analyser les conceptions détectées tout au long de l’histoire de ce concept. La «santé» a connu trois conceptions ou modèles explicatifs.

Conception ancienne

Ici la santé se réduit à l’absence de maladie. Cependant, l’origine et l’explication de la maladie changent d’une culture à une autre. Ainsi, pour les Babyloniens, la maladie est la conséquence du péché. Cette explication subsiste encore dans certaines cultures. Elle implique chez les malades un sentiment de culpabilité, nourri généralement par l’attitude de leur entourage. Le principe du «secret médical» jalousement conservé par le médecin, a probablement trouvé son origine dans cette conception de la maladie en tant que châtiment honteux infligé par Dieu.
Cependant, pour les Egyptiens, cette conception de la maladie comme un châtiment évolue vers une notion d’accident lié à un drame métaphysique. La maladie prend ainsi une origine extérieure à l’individu. Par ailleurs, chez les anciens juifs, la théorie du châtiment divin évolue vers l’idée d’épreuve imposée par Dieu au pécheur. Ces idées ont constitué ainsi un progrès au point de vue spirituel puisqu’elles donnaient au malade une dimension plus acceptable de son mal.
Cette idée de maladie comme épreuve physique et morale a été également présente dans la culture grecque. Cependant, cette épreuve ne constitue pas une vengeance divine mais un phénomène naturel causé par un attentat contre l’Harmonie. D’où la naissance d’une philosophie axée plutôt sur la santé que sur la maladie. Cette conception a été développée avec l’apogée des médecins grecs qui considéraient que tout mal y compris le mal moral présente en conséquence un dérèglement physiologique.

Le modèle positiviste de la santé

Ce modèle trouve ses origines chez Descartes, Claude Bernard et Pasteur. Il considère la maladie comme une entité qu’on peut isoler de l’individu souffrant et qu’on peut l’expliquer par une chaîne causale reliant un agent pathogène identifiable à une maladie particulière. Ce modèle a favorisé le développement d’une médecine basée sur l’autorité du médecin et la soumission du patient et où la psyché présente un facteur secondaire.
Suite au développement de ce modèle de santé, un paradoxe émerge. En effet, les sociétés se trouvent devant une réelle impasse: meilleure est la médecine, plus importants sont les soins, et plus il y a de malades. Deux explications sont possibles à ce paradoxe.
-dune part, dans le modèle positiviste, plusieurs facteurs déterminant la santé échappent aux institutions actives dans le domaine de la santé;
-d’autre part, les investissements en matière de santé ont été mal orientés et basés sur une vision limitée des fondements de la santé. En effet, en considérant le corps comme une machine pour laquelle la protection contre les maladies dépend des interventions internes, les influences externes et le comportement individuel sur la santé se trouvent complètement négligés.
D’où la nécessité de réviser le modèle positiviste de la santé pour lequel il existe une cause unique pour chaque maladie. Face à ce paradoxe un nouveau modèle de la santé émerge.

Le modèle actuel de la santé

Les acteurs de la santé ont intégré différentes approches dans la conception modernisée de la santé. On trouve ainsi:
-l’approche écologique, qui intègre la dimension écologique dans le champ de la santé et considère la santé comme un équilibre entre l’homme et son environnement. Elle valorise le contexte socio-culturel et parle de médecine sociale préventive.
-l’approche psychosomatique, qui valorise les dimensions psychologiques chez l’individu et les articule avec les aspects physiologiques pour une meilleure compréhension des maladies.
Ces liens établis, grâce à ces nouvelles approches, entre le somatique et le psychique d’une part et entre l’individu et son environnement d’autre part, ont contribué à la naissance d’une nouvelle conception de la santé. Ainsi l’Organisation mondiale de la santé dans sa célèbre définition de 1946, affirme que « la santé est un état de complet bien être physique , mental et social , et ne consiste pas seulement en une absence de maladies ou d’infirmités ».
Avec cette définition, la santé fait rupture avec le modèle ancien biomédical et s’ouvre, en plus des facteurs biologiques, sur la psyché de l’individu, l’inconscient, la reconnaissance d’un champ psychosomatique, l’histoire spécifique de la personne et sa relation au monde.
Devant cette diversité de modèles explicatifs de conceptions sur la santé, ma question était de vérifier quelle(s) conception(s) les instituteurs tunisiens développent. Ont-ils réussi à intégrer les conceptions actuelles de la santé?

Protocole expérimental

Partant de l’idée selon laquelle les conceptions initiales des instituteurs sur la santé vont orienter et conditionner leurs leçons sur le sujet, nous avons donc essayé de caractériser ces conceptions au moyen d’une étude qualitative.
Pour ce faire, nous avons demandé à 14 instituteurs tunisiens exerçant dans différentes régions du pays (tableau n°1) d’inscrire spontanément des mots autour du mot «santé» reproduit sur un document et d’apporter ensuite leurs définitions de ce concept.

Tableau 1 – population étudiée

Gouvernorats

Gafsa Tunis Sfax Kasserine
Instituteurs 2 3 5 4

L’analyse lexicale des productions des instituteurs interrogés nous a permis de caractériser leurs modèles explicatifs et leurs conceptions profondes du concept de la santé. En effet, cette méthode d’analyse, souvent pratiquée en psychologie cognitive, en pédagogie et aussi en didactique, permet, à partir du codage d’énonciations syntaxiques, de retrouver au plus près le sens ou la signification sémantique de la conception du sujet apprenant. Le présupposé qui sous-tend l’analyse lexicale est que l’usage des mots est un révélateur, indépendamment de leur place dans le discours.

Résultats et discussions

L’analyse des discours des instituteurs interrogés en réponse à la première question nous a permis de remarquer une grande diversité de mots associés au concept « santé » : maladie, sport, détente, médecin, soin, médicaments, vaccins, hygiène, etc. (Tableau N°2).
En essayant de faire une association de mots, deux principaux axes semblent se dégager. Le premier reflète l’ensemble de mots d’ordre médical tels que : médicaments, soins, médecins, et le second regroupe les mots du bien-être(voir tableau n°3).

Tableau 2 – Mots associés à la santé

Axe identifié

Médical Bien-être
Mots associés ||médecins maladie soin médicaments vaccins|| hygiène détente déstresser sport
Nombre total=14 5 11 10 7 3 2 3 2 4
36 11

Tableau 3 – axes dégagés

Gouvernorats

Gafsa Tunis Sfax Kasserine
Instituteurs 2 (I1 et I2) 3 (I3,I4 et I5) 5 (I5,I6,I7,I8,I9) 4 (I1,I2,I3,I4)
Mots évoqués Axe médical Médical et bien-être Médical et bien-être Médical

Par ailleurs, le premier axe est le mieux représenté dans notre échantillon.
Nous remarquons que l’axe médical se trouve le plus évoqué par les instituteurs interrogés. En effet, tous (11) les enseignants associent la notion de maladie au concept de santé et 10 d’entre eux évoquent la notion de soin.
Cependant, 3 instituteurs seulement évoquent la notion de détente et 4 sujets parlent du sport. Il s’avère donc que pour la majorité des instituteurs interrogés, la santé se réduit à l’absence de maladie.
Par ailleurs, l’analyse des réponses de ces instituteurs à la deuxième question vient conforter ces résultats d’une façon très cohérente. En effet, pour tous les sujets, la santé correspond à l’absence de maladie. Ainsi, pour I1 « la santé c’est l’absence de maladies . Une personne en bonne santé est une personne qui ne présente pas de maladies , qui consulte souvent les médecins et qui prend les médicaments adéquats pour garder sa santé ».
Cependant, 7 des sujets interrogés (I3, I4, I5, I6, I7, I9, I10), évoquent quand même à côté de l’axe médical celui relatif au bien-être. Ces sujets semblent ainsi afficher une conception de la santé plus riche que leurs pairs Ainsi selon I4, « pour être en bonne santé il faut essayer de ne pas attraper des maladies , essayer aussi d’avoir des moments de détente et de se déstresser au maximum ».

Conclusion

Cette recherche nous a permis de remarquer que la majorité des instituteurs interrogés réduisent la santé à l’absence de maladie. En effet, bien que certains instituteurs évoquent des notions liées au bien-être dans leurs définitions de la santé, la majorité de ces sujets présentent une conception ancienne de la santé basée sur une absence de maladie, avec un modèle positiviste cartésien. Ces enseignants sont donc loin d’intégrer les approches actuelles telles que l’approche écologique et l’approche psychosomatique.
Par ailleurs, partageant l’idée selon laquelle l’action des enseignants sur les questions relatives à la santé serait influencée par leurs propres conceptions de la santé, une formation des enseignants en matière d’éducation à la santé nous semble importante. Un tel dispositif permettrait de faire évoluer les conceptions biomédicales des enseignants sur la santé vers d’autres plus contemporaines, globales. En effet, plusieurs auteurs (R. Larue, 2000) s’accordent sur le fait que « la formation des enseignants est l’élément le plus important pour la promotion de l’éducation pour la santé dans les écoles ».
Cependant, à notre connaissance, la formation des enseignants tunisiens ne renferme aucun module relatif à cette thématique. Une sensibilisation de ces acteurs en termes d’éducation à la santé s’avère donc bien nécessaire afin de leur fournir des moyens de réflexion et des cadres explicatifs leur permettant d’intégrer les approches actuelles de la santé. En effet, comment devenir un enseignant éducateur de la santé d’aujourd’hui en gardant des conceptions de la santé d’hier?
Dr.Sameh Hrairi , Institut Supérieur de l’Education et de la Formation, Tunis
Courriel de l’auteur: sameh_hrairi@yahoo.fr

Bibliographie

BAUDIER, P. (1987). Education pour la santé. Besançon, CDES.
CASTILLO, F. (1988). Le nouveau paradigme de la santé. In Les Cahiers d’éducation et santé . N°27. Bruxelles.
DESCHAMPS, J-P. (1998). Recherche et formation pour les professionnels de l’éducation, n°28, INRP, Paris.
GIORDAN, A et DE VECCHI, G. (1987). Les origines du savoir . Des conceptions des apprenants aux concepts scientifiques . Delachaux et Niestlé.
LARUE, R. (2000). Ecole et santé : le pari de l’éducation . CNDP & Hachette, Paris.
MANDERSCHEID, J-C. (1996). Quelles recherches pour l’éducation à la santé? In Revue Française de Pédadogie. N°144 . p53-65. INRP, Paris.
MC BRIDE, N. (2000). Health Education Research. N°1.Oxford University Press.
VIGARELLO, G. (1985). Les sciences de l’éducation. Enjeux et finalités. Paris, AECSE.
VIGNAT, J-P. (1999). La santé mentale en France. Santé publique . N°11. p127-135.