Contrairement à ce que ces mesures laissent penser ou espérer, les dispositifs d’éducation ont toujours échoué à améliorer la sécurité routière. Ce constat est attesté par les revues de questions internationales portant sur la deuxième moitié du XXe siècle. Plus qu’échouer, ces dispositifs ont même parfois été suivis d’une augmentation du risque routier par habitant !
Le phénomène des accidents de la circulation est reconnu depuis bien longtemps par l’Organisation Mondiale de la Santé en tant que question de santé publique même s’il a surtout été traité dernièrement d’un point de vue répressif et sécuritaire. Les nombreuses publications statistiques internationales montrent qu’il est possible et important d’en présenter un traitement épidémiologique.
Le nombre de morts sur la route est bien en baisse constante en Europe depuis la fin des trente glorieuses mais cette baisse ne permet de tirer aucune conclusion quant à l’efficacité des mesures prises. Pour en faire une évaluation rigoureuse, chaque mesure éducative doit être isolée et il faudrait comparer un groupe test à un groupe témoin. Gérald S. Wilde présente dans sa théorie de l’homéostasie du risque un grand nombre de ces études (voir encadré). Cet ouvrage comporte un chapitre spécifiquement consacré à la question de l’éducation à la santé.
Le risque cible
Ces évaluations spécifiques et épidémiologiques montrent que les formations à la conduite et à la sécurité routière n’ont jamais permis de réduire le taux de mortalité par tête. Son concept du ‘risque cible’ permet d’éclairer ces résultats.
Nous acceptons un certain niveau de risque que nous sommes prêts à prendre en échange de gains attendus. Rappelons au passage qu’il est simplement impossible de conduire sans prendre de risque. La sécurité n’est au fond qu’un sentiment et le moindre de nos actes comme la moindre de nos décisions comportent toujours une part d’aléas. Lorsqu’un élément extérieur vient modifier un paramètre de la situation en rapport à sa dangerosité, le sujet adapte son comportement de façon à conserver un niveau de risque stable. Personne ne conduit une moto de la même façon selon qu’il porte un casque ou non. Avec le casque, le conducteur se sent protégé et peut donc prendre plus de risques et en attendre plus d’avantages en retour.
Une formation à la sécurité ou à la santé devrait avoir comme résultat que les apprenants soient mieux capables de se protéger face à un danger à l’issue de la formation. Dans les cas probablement très fréquents où une telle formation serait efficace, les participants peuvent légitimement penser être mieux en mesure de faire face aux risques liés aux accidents de la circulation. Mais comme chacun, de façon très rationnelle, se doit d’optimiser les risques qu’il prend (pour en attendre un gain maximum en retour) et non minimiser ces risques, un effet secondaire de ces formations sera de s’autoriser à prendre plus de risques. On imagine bien l’ennui que doit représenter, pour un pilote de Formule 1, le strict respect des limitations de vitesse sur route.
Une théorie de la santé et de la sécurité
Système de freinage ABS, airbags, obligation de boucler sa ceinture, feux rouges, formations du conducteur, limites de vitesse… Tant d’efforts pour réduire la mortalité routière !
Ces mesures produisent-elles réellement l’effet attendu ? Et pourquoi diable est-il écrit que ‘fumer tue’ sur mon paquet de cigarettes ? Le préservatif est-il un moyen de prévention efficace ? Peut-on vraiment maîtriser les risques professionnels ? Voilà quelques-unes des questions que peut susciter la lecture de la théorie de l’homéostasie du risque.
Le ‘risque cible’ est le concept clé de cette théorie. La sécurité n’est au fond qu’un sentiment. Le risque fait bien partie de notre quotidien. Il est présent dans la moindre de nos actions. Des accidents surviennent alors même que toutes les précautions établies avaient été prises.
Dès lors, qu’est-ce que prendre ‘assez’ de risques ? Jusqu’où aller trop loin ? Chacun d’entre nous y répond en acceptant un niveau de risque cible. Il s’agit largement d’habitudes, pas vraiment conscientes, mais qui n’engagent pas moins notre responsabilité.
Wilde, G. (2012) Le risque cible, une théorie de la santé et de la sécurité, prises de risques au volant, au travail et ailleurs… (traduit de l’anglais par Marc Camiolo), Fernelmont, EME & Intercommunications, 264 pages, 28 euros. Courriel: edition@intercommunications.be.
À la lecture de ces résultats plutôt ‘déroutants’, il ne nous semble pas pertinent de simplement proscrire toute formation à la mobilité mais bien plutôt de soulever la question du lieu de la santé et de la sécurité. Il semblerait que la définition des niveaux de risques acceptés individuellement et collectivement exprimée quantitativement en taux d’accidents par habitant et par heure de conduite ne dépende pas de ce qu’un «Autre» voudrait en faire mais uniquement de ce qu’un sujet ou un groupe veulent bien en faire. On peut bien interdire les automobiles mais non pas empêcher des hommes de se battre dans une soirée trop arrosée. On peut bien supprimer l’alcool mais non pas contraindre une population à se coucher tôt pour respecter ses besoins en sommeil, etc.
Le bien ou le désir
Il se pourrait alors que l’éducation à la santé et à la sécurité ne soit un bienfait que jusqu’à un certain point à partir duquel l’épée de Damoclès se retournerait contre celui qui la brandit. Ivan Illich (1) parle du «seuil naturel de contre-productivité des institutions modernes» . En œuvrant pour le ‘bien’ d’une population ou d’un homme sans en passer par sa demande explicite, on empêcherait la production du ‘désir’ de se protéger, de prendre soi-même ou nous-mêmes en main notre santé et notre sécurité. Finalement, passé ce seuil, les dispositifs d’éducation pourraient déresponsabiliser plutôt que protéger. Agir pour l’éducation de quelqu’un ou de quelques-uns, c’est nécessairement postuler qu’ils ne sont pas éduqués et qu’ils ne sont pas capables de s’éduquer eux-mêmes.
Ce qui est ici remis en cause par ces résultats et les hypothèses que nous formulons, c’est l’injonction de soin et l’obligation de formation à la sécurité, telle qu’elle est d’ailleurs à l’œuvre bien plus en France qu’en Belgique. Pour se préserver des effets contre-productifs des dispositifs d’éducation à la santé, il se pourrait que la demande des participants soit un déterminant essentiel de la qualité des interventions. Un autre de ces déterminants pourrait être la lucidité des éducateurs quant aux limites de leurs interventions…
(1) Illich, I. (1975) La convivialité , Paris, Seuil.