Novembre 2005 Par Louise POTVIN L. BERGHMANS Réflexions

Le hiatus entre les acquis scientifiques et leur traduction concrète en amélioration de la qualité de vie des gens est bien connu. Il suffit de rappeler les problématiques du tabac, de l’alimentation déséquilibrée, de la sédentarité, du cancer du sein, voire dans certaines parties du monde de l’accès à la vaccination ou même à l’eau potable pour mesurer l’ampleur du déficit d’appropriation sociale des acquis en promotion de la santé. Et l’on sait que le degré et la vitesse d’appropriation sont très largement dépendants du statut social et économique des bénéficiaires potentiels et de leur degré d’insertion dans des réseaux sociaux.
La question est d’importance: comment faire bénéficier le plus grand nombre des progrès de nos connaissances et de nos pratiques en matière de prévention et de promotion de la santé? L’enjeu de la diffusion et de l’implantation des acquis préventifs peut faire l’objet de recherche et de discussion suivant différentes perspectives: thématique, sociologique, économique, politique, éthique et bien sûr aussi dans le cadre plus classique d’une évaluation globale des interventions de santé publique et de promotion de la santé.
L’angle d’attaque choisi pour les colloques d’Amiens et de Québec est spécifique. Il s’agit d’examiner les atouts dont disposent les acteurs locaux et régionaux pour faire progresser dans le vécu des populations, les apports potentiels de la prévention et de la promotion de la santé, dans une perspective de développement du bien-être individuel et collectif.
Plus fondamentalement, il s’agit de définir au mieux les responsabilités et les pratiques des acteurs intermédiaires entre la population, dont ils sont proches, et le niveau central, porteur désigné de savoirs, de recommandations, d’orientations politiques et dans une large mesure, du porte-monnaie commun.
La richesse des échanges qui a marqué le colloque montre que, pour particulière qu’elle est, l’approche loco-régionale n’en suscite pas moins un intérêt croissant, parmi les opérateurs professionnels de terrain, les administrateurs de santé publique, le monde académique et dans une certaine mesure les représentants de la société civile. Notons que l’on retrouve cet intérêt pour le loco-régional dans d’autres secteurs comme celui de la culture, du développement économique, des médias et de l’organisation de la démocratie représentative ou de la participation. L’objectif de cet article est de faire le point sur les enjeux liés à l’intégration de la promotion de la santé et de la prévention dans les programmes locaux et régionaux de santé, à la lumière de l’ensemble des discussions qui se sont tenues dans le cadre du Colloque de Québec.
Cette synthèse repose principalement sur le travail des rapporteurs et présidents d’ateliers actifs au cours de toutes les séances de présentation orale. Ainsi chaque séance a fait l’objet d’un bref rapport qui, selon le format proposé par le comité scientifique, soulignait les acquis, les défis à relever et les questions qui demeurent encore en quête de réponse et interpellent la recherche. De plus, les participants à la discussion plénière de synthèse ont débattu un certain nombre d’idées maîtresses et transversales à l’ensemble des thèmes, idées que nous avons reprises comme architecture de ce bilan.

Le réseau, un outil qui a la cote

Dans presque tous les ateliers et séances de présentations on a abordé, d’une façon ou d’une autre, le travail en réseau. Interdisciplinaire, entre professionnels de santé ou entre professionnels tout court, multisectoriel touchant plusieurs secteurs de la société, passerelle entre le monde associatif et l’univers professionnel et institutionnel, entre le préventif, le curatif et la réhabilitation, local, très local même (par exemple, dans le centre de grandes villes), régional, interrégional, dans un même pays ou entre régions de différents pays, le réseau est devenu outil de référence pour l’action de santé loco-régionale.
Outil, pas panacée. L’accumulation d’expériences et d’avancées, de déceptions et d’échecs aussi, permet de dégager, avec pragmatisme, les facteurs favorisant une bonne production des réseaux. Clarté des objectifs communs et des engagements de chaque partenaire, relation de confiance (et multisectorialité faisant, on avance parfois en terrain inconnu), convivialité, respect des mandats de base des institutions ou groupes participants semblent être les maîtres-mots d’une recette de bon fonctionnement d’un réseau. Recette qui n’existe pas d’ailleurs. Chaque réseau est tissé dans un contexte institutionnel et social particulier et s’active pour une finalité définie dans ce contexte. Cette flexibilité de l’outil explique peut-être son succès auprès d’opérateurs soucieux de coller aux réalités de leur terrain local et obligés, dans bien des cas, d’être très imaginatifs sur le plan de la mobilisation des ressources. A ce niveau, on reconnaît au réseau la capacité de générer des plus-values mais au prix d’un investissement pour la gestion même des partenariats et la coordination des actions. Et se pose donc la question de la pérennisation de ce pot commun gestionnaire/animateur et par delà, celle du réseau lui-même.
Quelle durée de vie pour un réseau, quelles transitions imaginer vers d’autres formes d’organisations, faut-il institutionnaliser la gestion des réseaux? Ces interrogations, parmi d’autres, apparaissent en filigrane des présentations de cas et les débats n’ont pas apporté de réponses définitives. Il a été souligné que les professionnels de terrain n’ont que très rarement la formation nécessaire pour susciter et maintenir de tels réseaux.
L’outil est prometteur certes; restent cependant des espaces de façonnage que beaucoup de participants au colloque semblent prêts à investir malgré le peu d’attention qu’apportent en général les systèmes de santé à la gestion au quotidien des réseaux.

Planification participative et démocratie sanitaire, des concepts émergents

Fin des années soixante-dix, l’acteur de santé local un peu débrouillard pouvait s’appuyer dans son travail balbutiant de programmation sur des guides de planification qui avaient le mérite de la simplicité à défaut de coller vraiment à la réalité. Allez de la situation A à la situation désirée B en prenant l’autoroute stratégique (pas de temps à perdre, il fallait arriver avant l’an 2000), décrite en deux, trois pages. Souvent, le porteur de projet ne se retrouvait pas vraiment dans la situation A et l’autoroute n’existait que sur la carte. Restait à rêver du point B.
La Charte d’Ottawa apprend alors à construire les chemins. L’acteur de terrain s’applique. Ses mains grattent péniblement le granit des problèmes de santé solidement ancrés dans la société. Les changements s’esquissent, lentement. On hésite à fixer des délais et des objectifs trop volontaristes. Où en est-on d’après les congressistes?
C’est le développement des formes de participation à l’exercice de planification qui a été placé au cœur des débats. Participation pour stimuler l’implication dans les programmes des bénéficiaires, ou à défaut et c’est fréquent, les organisations sensées les représenter. Participation aussi pour confronter les représentations des professionnels et celles de la population dans la définition des problèmes et les solutions à mettre en œuvre.
Manifestement, l’échelle locale et régionale se prête bien à l’exercice de participation par le biais de diverses techniques; conférences locales, focus group, ateliers d’écriture. En fait les expériences présentées au colloque couvrent un éventail assez impressionnant d’efforts locaux déployés pour susciter et encadrer la participation d’une diversité d’acteurs, et ce pour une très grande diversité de questions socio-sanitaires.
Les systèmes de santé s’ouvrent donc à cette délégation à la périphérie de responsabilités en planification participative, textes légaux à la clef. On observe aussi des marches arrières, en particulier en période de disette budgétaire, mais la résultante de ces mouvements oscillatoires va plutôt dans le sens de la décentralisation.
Plusieurs expériences confirment l’intérêt de disposer de données locales de santé pour conduire une planification participative. Le terrain souhaite acquérir les compétences pour interpréter et utiliser correctement les données dont il a besoin et qu’il contribue d’ailleurs à générer. La large diffusion de l’information (en dehors de circuits professionnels habituels) et les comparaisons avec d’autres régions, par rapport à la situation nationale sont perçues comme d’importants leviers de sensibilisation et de pré-mobilisation du public. L’outil cartographique s’avère précieux comme moyen de diffusion de l’information.
Ce mouvement de planification participative est cependant trop récent pour faire l’objet de présentations marquantes sur les résultats en termes de bénéfices santé. Les réflexions portent surtout sur les processus. L’approche participative conduit, selon certains témoignages, à accentuer le caractère global et sociétal des interventions. Toutefois, on relève avec réalisme les difficultés d’aboutir aux consensus opérationnels lorsqu’on travaille avec des partenaires aux références variées. Plusieurs citent l’existence des divergences parfois inconciliables quant à la finalité même des actions préventives, divergences en rapport avec les traditions, les cultures, les contextes socio-économiques de groupes de population.
Le rôle du professionnel de santé publique dans ce processus est donc questionné: animateur éclairant par ses savoirs spécifiques, mais ouvert aux autres savoirs? Garant méthodologique? Porteur de démocratie sanitaire (le concept tient à cœur, semble-t-il)? Organisateur de complémentarités?
Ici aussi les expériences de terrrain conduisent certains à mettre en garde les professionnels contre le danger potentiel de manipulation dans l’approche participative. Etre proche des gens pour mieux les contrôler; les transferts de petites parcelles de pouvoir ne remettent pas en cause les vrais rapports de force. Tels sont les arguments le plus souvent avancés. Dans les débats, il en est, dès lors, qui adoptent une position radicalement non interventionniste de peur d’être complice d’une entreprise de contrôle social. Attitude qui procure un certain confort moral mais qui escamote peut-être un peu trop les responsabilités d’une profession face au développement social et à l’équité par rapport à la santé. Le débat est à suivre.
D’aucuns appellent aussi à renforcer le concours d’autres disciplines dans la mise en place de la démocratie sanitaire locale. Les disciplines du social telle la sociologie, l’anthropologie, l’ethnologie et les sciences politiques ont développé des outils conceptuels et pratiques qui supportent la mise en œuvre et la gestion des partenariats qui fondent l’action loco-régionale. La traduction de ces outils pour en promouvoir l’utilisation pour soutenir l’établissement de démocraties sanitaires demeure encore un défi à relever.
De ce foisonnement, il ressort avec force qu’au niveau local et régional on sort résolument d’une vision statique et mécanique de la planification pour mettre en place des dialectiques participatives, complexes par définition mais probablement porteuses de changements à haute valeur sociale ajoutée en terme de démocratie et de qualité de la gestion publique. Logiquement, dans ce contexte d’expérience collective novatrice, l’évaluation, elle aussi participative, est nécessaire et des méthodes adaptées à ces nouvelles pratiques sont à mettre au point.

Les ressources

Sans surprise, la question des ressources se pose pour de nombreux intervenants. Il est vrai que d’une manière générale, les différents systèmes de santé représentés au colloque ne sont guère généreux ni pour l’action de promotion de la santé ni pour le financement en périphérie.
La demande du loco-régional est d’être pourvu de moyens à la hauteur de ses responsabilités, en particulier celles de l’action communautaire et de l’implantation concrète des programmes, grandes consommatrices d’énergie et de temps. La demande porte sur un niveau de ressources approprié, mais aussi et surtout, sur une stabilité de ces ressources. Des réformes de gestion trop fréquentes lorsqu’elles modifient de manière abrupte des financements minent les efforts de pérennisation de l’action locale.
La multisectorialité impose parfois une recherche de financement auprès de plusieurs bailleurs de fonds, ce qui multiplie la lourdeur administrative. Plusieurs avancent l’idée d’un guichet unique pour le financement de projets multisectoriels au niveau loco-régional. Le système d’appel d’offres à projets est quant à lui bien opérationnel. C’est le complément privilégié de la planification participative. Il donne le coup de pouce matériel aux groupes locaux pour mener à bien leurs interventions dans des axes prioritaires définis ensemble. C’est le niveau régional qui le plus souvent organise ce type de financement mais on le retrouve aussi à un niveau plus local. Des services d’aide à l’écriture de projets sont parfois proposés, ce qui permet aux opérateurs locaux de se familiariser dans la pratique aux principes de la planification de la santé avec un soutien matériel à la clé.

Un niveau central fort… mais différent

Assez paradoxalement, la périphérie plaide pour un niveau central bien organisé, compétent et outillé. Le paradoxe est vite levé parce que dans le même temps, on lui demande de changer, en partie du moins, de raison d’être dans le système. Il faut inverser les logiques. Ce n’est pas le local qui est une ‘ressource’ pour l’exécution de programmes d’origine centrale (refrain bien connu) mais au contraire le central qui doit devenir ressource pour aider le local dans son action communautaire. Cette aide passe, comme on l’a écrit plus haut, par une stabilisation de la donne budgétaire, mais aussi par un soutien qualitatif. Des référentiels de méthodes et documentaires, de la coordination, éventuellement du matériel de diffusion, de l’accompagnement, et aussi, des formes d’évaluation centrées sur l’amélioration des pratiques plutôt que sur les besoins d’imputabilité du niveau central sont autant de fonctions centrales souhaitées par le local. Dans les systèmes fortement décentralisés, ces responsabilités sont d’ailleurs assurées aussi par le niveau régional qui présente l’avantage d’une interface directe avec les intervenants de terrain.
Autre constat du colloque: un plan de santé conçu dans une perspective multisectorielle au niveau national favorise le travail multisectoriel local et inversement.

La recherche et la formation

Bien que des résultats de recherche aient alimenté nos discussions tout au long du colloque, c’est vraiment au cours de la séance de discussion plénière que ces deux questions ont été examinées. Le développement et la gestion des programmes sur une base loco-régionale requiert des compétences multidisciplinaires et des habiletés professionnelles de liaison qui ne font pas partie des cursus traditionnels des professions de la santé. Au problème déjà criant de l’adéquation des effectifs des personnels de santé publique aux niveaux local et régional, s’ajoute celui de leur formation. Il semble que l’ajout dans la formation de base des personnels de santé de modules ad hoc concernant le développement et la gestion de base de programmes locaux ne soit pas une solution.
L’intégration de la promotion et de la prévention dans les programmes locaux et régionaux de santé commande un ensemble de compétences qui prennent tout leur sens lorsqu’elles sont intégrées dans un cursus professionnel spécifique. Le besoin d’écoles de santé publique et de programmes de formation spécifiques a été souligné à cet égard.
Les immenses besoins de formation continue pour une main-d’œuvre à qui l’on demande continuellement de réinventer sa pratique ont aussi été soulignés, de même que le rôle clé des associations professionnelles de santé publique et des fédérations internationales pour combler ces besoins. En effet ces organisations professionnelles, qui sont souvent en position de créer des passerelles entre les différents niveaux de planification, sont très bien placées pour traduire les nouvelles réalités des programmes loco-régionaux en besoin de formation.
On l’a constaté tout au long du colloque, les besoins de recherche sont immenses et très variés. Les problèmes soulevés par la programmation loco-régionale en matière de prévention et promotion de la santé sont nouveaux en plus d’être nombreux. Le travail en partenariat pour la planification et la mise en œuvre des programmes commande des formes d’évaluations qui respectent ces partenariats. Le développement d’outils qui promeuvent une autonomie locale en matière d’évaluation semble un passage obligé pour réaliser un couplage efficace de la mise en œuvre et de l’évaluation des programmes. L’évaluation des programmes constitue une fonction critique pour renforcer l’intégration de la promotion et de la prévention.
Enfin, la nécessité d’établir des liens entre l’action locale et les préoccupations globales de développement durable a été soulevée. Sur une planète que les technologies d’information et de communication rend de plus en plus petite, il devient impératif de tisser des liens entre les différents «mondes locaux». Encore ici, la notion de réseau revient en force, mais à l’échelle planétaire cette fois. Les tensions, les mouvements et les forces de changement qui opèrent au niveau global ont des répercussions locales. La création de solidarités et de liens entre la multitude d’expériences locales semble être une avenue à explorer pour assurer davantage la survie des programmes à base loco-régionale. En ce sens la forte représentation de pays du Sud au colloque de Québec a ouvert la voie au développement de réseaux qui tissent des liens dans une diversité de réalités locales.

En guise de conclusion: les perspectives

Le colloque a croisé avec succès les débats sur l’implantation des programmes de prévention et de promotion de la santé et sur la définition du rôle des acteurs locaux et régionaux dans les systèmes de santé. Les expériences de terrain discutées lors de la rencontre ouvrent des perspectives d’échanges et d’approfondissements dans les champs de l’organisation des systèmes, de la recherche, de la formation et de l’éthique professionnelle. Les thèmes ouverts à la réflexion par les participants à partir de leur vécu professionnel gravitent autour de l’utilisation de données à l’échelle locale, des formes de participation de la population dans la mise en œuvre de programmes, des techniques d’évaluation, de la spécificité du travail en réseau et des attentes des opérateurs régionaux et locaux par rapport au niveau central et plus globalement par rapport à une nouvelle architecture des systèmes de santé.
Cette réflexion va certainement s’intensifier au travers des multiples réseaux interrégionaux et internationaux générés par la dynamique d’Amiens et de Québec. Rendez-vous donc au 3ème Colloque sur les programmes locaux et régionaux de santé pour faire le point.
Luc Berghmans , Observatoire de la Santé du Hainaut, et Louise Potvin , Médecine sociale et préventive, Université de Montréal
Adresse pour correspondance: Luc Berghmans, observatoire.sante@hainaut.be. Observatoire de la santé du Hainaut, rue St-Antoine 1, 7021 Havré.
Cet article a déjà été publié dans la Revue Promotion et Education, n° hors série 3, 2005, pp 68 – 71 de l’Union internationale de promotion de la santé et d’éducation pour la santé (internet: http://www.iuhpe.org ). Il est reproduit avec son aimable autorisation.