Le numéro de juin 2015 d’Éducation Santé était entièrement consacré à un bilan de plus de 15 ans de la politique de promotion de la santé et plus généralement de la prévention en Fédération Wallonie-Bruxelles. Un exercice utile à la veille du transfert de cette compétence à l’ONE, la Wallonie et la Commission communautaire française de la Région de Bruxelles-Capitale.
Christian Léonard est un observateur privilégié de tout ce qui tourne autour de la santé et du social en Belgique. Il nous fait l’amitié de partager avec nous les réflexions que lui inspirent le travail du Conseil.
L’égalité, oui, mais laquelle?
Comment ne pas se réjouir à la lecture des projets prioritaires qui devraient caractériser la politique de promotion de la santé dans les cinq années à venir? J’y ai retrouvé l’essentiel des fondements égalitaristes dont j’ai la faiblesse de penser qu’ils suscitent un large consensus. Car, en principe, nous sommes toutes et tous favorables à une certaine forme d’égalité et nous défendons ainsi l’égalitarisme ‘de quelque chose’.
Mais, comme l’écrivait le prix Nobel d’économie Amartya Sen, «equality of what?», quelle variable voulons-nous égaliser entre nous? De nombreuses possibilités existent entre les ‘chances’ et les ‘résultats’ et pour chacune de ces variables sur lesquelles on focalise son attention, des politiques bien différentes peuvent être mises en œuvre.
La plupart du temps l’égalitarisme est lié à la notion de redistribution qui peut prendre une forme monétaire au travers du versement d’allocations sociales ou s’exprimer par l’octroi de prestations en nature notamment grâce à un système d’assurance maladie solidaire. Toutefois, on oublie souvent de mentionner ce qu’il serait possible d’entreprendre pour rendre la redistribution quasi inutile. C’est pourtant simple, il suffirait de mieux ‘distribuer’ les revenus, les richesses, l’éducation…
Le numéro d’Éducation Santé que nous commentons ne commet pas ce fâcheux oubli puisqu’il mentionne ‘la distribution équitable de la richesse collective’ comme condition susceptible de faciliter l’adaptation entre la personne et son milieu. Les épidémiologistes anglais Wilkinson et Pickett ont récemment expliqué de manière lumineuse à quel point l’égalité était favorable à tous et non seulement aux plus démunis, un message qui donne raison aux rédacteurs du programme quinquennal pour la promotion de la santé en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Revoir notre mode d’existence
Il me semble toutefois que promouvoir une meilleure répartition des richesses ne constitue pas seulement un progrès sociétal, une façon somme toute plus directe de s’attaquer aux autres inégalités notamment de santé qui en découlent. Je soutiens que le changement requis est d’abord d’ordre anthropologique car il s’agit de remettre en question une des façons d’oublier la pire de nos craintes, dont Socrate critiquait toute l’absurdité, la crainte de la finitude de l’existence.
Les tenants de l’économie existentielle nous expliquent que cet ‘oubli’ de la finitude passe par des comportements d’épargne, d’investissement, de consommation, de production qui sont forcément liés aux processus d’accumulation capitalistique. Cela signifie que pour tendre vers un processus de création des richesses qui soit moins inégalitaire, il faut développer une lucidité existentielle qui soit de nature à susciter une réaction où le rapport à soi et à l’autre remplacent, au moins partiellement, les processus au cours desquels ‘nous perdons notre vie à la gagner’.
Revoir notre mode d’existence ne va évidemment pas rendre du jour au lendemain toute démarche de promotion de la santé obsolète car transformer en réalité cette utopie exigerait du temps, beaucoup de temps.
De manière concomitante, il serait à mon sens indispensable de préciser notre conception de cette notion à la mode tant dans les milieux de la santé publique que des affaires: l’empowerment. En première approche, il traduit un progrès majeur dans la conception de la ‘personne’. Une évolution quasi copernicienne du paternalisme sanitaire vers l’autonomisation du patient acteur de sa santé et donc… ‘responsable’.
Il faut en la matière, une fois de plus, faire preuve de lucidité afin de détecter derrière un discours émancipateur les scories du paradigme néo-classique selon lequel l’être humain est un homo oeconomicus auquel on peut faire adopter n’importe quel comportement pour autant qu’on utilise l’incitation (financière) adéquate.
À nouveau, le texte de la livraison de juin d’Éducation Santé aborde des pistes intéressantes susceptibles de favoriser notamment la littératie en santé. Il faudra toutefois veiller à son implantation, car seule une personne libre peut être tenue pour responsable de ses actes, de sa santé, de sa consommation de soins.
Cette libération participe en fait du même mouvement général que celui qui pourrait nous permettre de reconsidérer la finitude de l’existence et nos modes de vie. Ce souci d’une autre existence et d’une véritable libération de l’individu m’amène à envisager l’avenir avec enthousiasme et optimisme malgré la taille de l’enjeu car je ne peux imaginer que nous soyons toutes et tous aveugles au point d’ignorer que nous partageons les mêmes vulnérabilités, la même humanité qui exigent non seulement de la solidarité mais aussi une certaine dose d’altruisme.
Voir sur notre site le numéro 312 de la revue
SEN, A. (1979a) Equality of What? The Tanner Lectures on Human Values. Stanford University.
A. SEN parle d’ailleurs de ‘variables focales’.
WILKINSON, R. & PICKETT, K. (2013) Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Paris, Les Petits matins – Institut Vleben.
LÉONARD, C. & ARNSPERGER, C. (2009) You’d better suffer for a good reason: Existential economics and individual responsibility in health care. Revue de Philosophie Économique, 10(1), 125-148.
LÉONARD, C Libérer et responsabiliser pour refonder la responsabilité, Presses Universitaires de Namur, 2015.