Septembre 2009 Par G.-C. JOURDAN Données

Depuis longtemps, les dernières statistiques de naissances et de décès en Wallonie étaient celles de 1997. Soudain, deux publications viennent d’être diffusées (notamment dans Éducation Santé), livrant enfin des chiffres relativement récents (année 2004). L’une concerne les naissances et la mortalité foeto-infantile, l’autre traite de la mortalité générale. Faudra-t-il attendre 10 ans avant d’obtenir des chiffres encore plus récents?
Nous avons posé la question – et quelques autres – à Jacques Henkinbrant , responsable de la «Cellule statistiques naissances et décès» à la Direction générale de la santé du Ministère de la Communauté française.

Les difficultés

Éducation Santé: Est-ce tellement difficile de compter les naissances et les décès en Wallonie?
Jacques Henkinbrant : Ce n’est pas plus difficile en Wallonie qu’en Flandre, à Bruxelles ou ailleurs. Mais il ne s’agit pas seulement de compter: il faut aussi enregistrer un grand nombre de données de caractère socio-démographique et médical.
Les difficultés principales sont de 3 ordres:
– certains problèmes sont liés à la quantité de données à récolter: il s’agit d’un travail lourd, long et monotone;
– d’autres problèmes sont liés à la complexité des questionnaires et du parcours qu’ils doivent suivre, ce qui impose à l’administration des Communautés un lourd travail de vérification et de correction pour garantir la qualité des données;
– enfin, il y a le problème de codification des données, qui est particulièrement aigu en ce qui concerne l’enregistrement des causes du décès.

Une montagne de données

E.S.: Commençons par les chiffres. Pouvez-vous nous donner une idée des quantités à traiter?
J . H .: On enregistre chaque année environ 37.000 «heureux événements» en Wallonie et un peu moins de décès, environ 36.000. Pour chaque décès, le formulaire de déclaration comporte 49 items à enregistrer; pour les naissances, il y en plus du double – 101 précisément -, car en plus des données relatives à l’enfant, il y a celles qui concernent les parents.
Faites le compte: 5.500.000 données à encoder par an, pour la plupart, il s’agit d’un seul chiffre correspondant à une case cochée, mais il y a aussi des dates, des heures, et quelques libellés textuels d’un ou deux mots.
E.S.: …et le personnel n’était pas suffisant?
J . H .: Il était probablement suffisant sur papier, mais pas dans la pratique. Un agent malade n’est pas remplacé, un retraité n’est remplacé qu’à 75% et avec beaucoup de retard. Les formulaires à encoder s’accumulent. Lorsque le retard dépasse un an, le moral n’y est plus…
E.S.: On n’a pas pensé à améliorer la productivité grâce à l’informatique?
J . H .: Si, bien sûr. On a voulu utiliser les techniques de reconnaissance optique pour remplacer la saisie au clavier. Mais le temps de faire le cahier des charges, d’attribuer le marché, de créer l’application, de la tester, de former le personnel, presque trois ans étaient passés, les effectifs avaient encore diminué et le retard s’était aggravé. En fin 2005, on terminait les données de l’année 1999.

Un circuit complexe

E.S.: Mais il n’y a pas qu’un problème de quantité à saisir. Il faut encore que les données soient correctes. Ce problème se pose dès le remplissage. C’est le médecin qui remplit le formulaire?
J . H .: En effet, le médecin (ou encore l’accoucheuse, pour ce qui concerne les naissances) est le premier maillon de la chaîne. Il dispose de 3 modèles de déclaration, un pour les naissances, un pour les décès d’enfants de moins d’un an ou morts-nés et un pour les décès de personnes d’un an ou plus.
Ces trois modèles ont la même structure. Ils se composent de 4 volets:
– le volet A est la déclaration de naissance ou de décès proprement dite: c’est le seul qui comporte des données nominatives, il sert de base à la rédaction de l’acte de naissance ou de décès dans les registres d’état-civil de la commune;
Les trois autres volets comportent des données statistiques anonymes.
– le volet B est également rempli par le médecin et vérifié par la commune, car il doit reprendre la date et l’heure de l’événement qui figurent sur le volet A.
– le volet C est purement médical, c’est pourquoi le médecin doit le mettre dans une enveloppe fermée qui ne pourra être ouverte que par les médecins fonctionnaires communautaires responsables;
– le volet D sera rempli par la commune avec l’aide du déclarant: il comporte des données relatives à l’âge, à la commune de résidence, à l’état-civil, au niveau d’éducation et au statut social et professionnel de la personne (1).
Une fois par mois, les 262 communes wallonnes envoient donc les volets B, C et D au «médecin fonctionnaire communautaire responsable».
E.S.: Il n’y a plus qu’à recopier les données…
J . H .: Pas si vite! Il faut tout d’abord vérifier si toutes les communes ont bien envoyé les déclarations du mois.
En effet, il suffit qu’un fonctionnaire communal soit en congé: il est fréquent que le remplaçant oublie de faire l’envoi ou de signaler l’absence de déclarations!
Mais il faut aussi vérifier que les déclarations sont bien complètes, qu’un des deux feuillets n’est pas manquant, que les données essentielles sont bien présentes (sexe, lieu et date de naissance, pour les naissances; lieu et date de naissance des parents, pour les décès; lieu et date du décès, cause(s) du décès, etc).
E.S.: Est-il possible de récupérer des données manquantes vu que les volets dont vous disposez sont anonymes?
J . H .: Les communes doivent mentionner le numéro d’acte du registre de naissances ou des décès, ce qui permet de faire le lien tout en respectant l’anonymat. Lorsque la partie médicale est incomplète, le lieu, la date et l’heure de naissance permettent de faire le lien avec le dossier de la maternité; pour les décès, une copie de la déclaration permet généralement au médecin déclarant de se rappeler les circonstances du décès ou de retrouver le dossier du patient décédé.
E.S.: Cela prend du temps. Encore du retard!
J . H .: Avec les communes et les maternités, on peut obtenir rapidement les renseignements par téléphone. Pour les décès déclarés par les services d’urgence, il est difficile d’atteindre le médecin déclarant par téléphone et il faut donc écrire; la réponse arrive 3 jours, 3 semaines, 3 mois plus tard… ou jamais.
Ce travail est loin d’être marginal: pour les décès, environ une fois sur dix, il faut demander des précisions sur la cause du décès.
E.S.: Les médecins seraient-il de mauvais déclarants?
J . H .: Il faut reconnaître que ce travail ingrat doit souvent se faire dans l’urgence et qu’il arrive fréquemment que le médecin appelé pour constater le décès ne connaisse rien du patient (service de garde ou service de secours d’urgence, par exemple). Et il y a probablement une lacune dans la formation des médecins à ce sujet.
E.S.: Des exemples de déclarations qui manquent de précision?
J . H .: Cela concerne généralement les causes du décès. Le cas le plus fréquent est la mention «arrêt cardiorespiratoire» comme cause de décès: cela n’est pas une cause, c’est un pléonasme!
Bien entendu, pour des personnes très âgées trouvées mortes subitement, on peut s’en contenter.
Il y a les cancers généralisés: il est important de connaître la localisation primitive du cancer.
Il y a les suicides: nous devons connaître le moyen utilisé: noyade, médicament, pendaison, arme à feu…
Pour les accidents, il est utile de connaître le lieu (domicile, lieu de travail, espace public…) et les circonstances (cycliste contre voiture, collision en voiture comme passager, etc).
On ne peut pas toujours distinguer un accident d’un suicide ou d’un homicide, en cas de noyade, par exemple. Dans ce cas, il y a toujours une enquête de police. Il nous faut alors demander à la commune d’obtenir de la police locale le numéro de procès-verbal; avec celui-ci, nous pouvons demander au procureur du Roi de nous communiquer les résultats, ce qui peut prendre plusieurs mois…

La codification des causes de décès

E.S.: À propos de ces causes de décès, vous avez dit que leur codification pouvait aussi être une difficulté et une source de retard. Pourquoi faut-il les codifier et quelles sont les difficultés?
J ..: Rappelons pour commencer pourquoi on utilise des codifications dans la plupart des statistiques. La codification (ou le codage) est nécessaire pour tous les traitements quantitatifs de données textuelles. Sans codage, le programme informatique traiterait «Bruxelles» et «Brussel» comme deux villes différentes. Généralement, on utilise des codes chiffrés, mais les caractères alphabétiques ne sont pas exclus. Prenons un exemple simple, le sexe: «masculin», «féminin», «indéterminé», seront codés respectivement «1», «2», «3»; en cas de non réponse, ce sera «9», et, si plusieurs réponses sont cochées (incohérence), ce sera «8».
Pour certaines données, des nomenclatures existent. Ainsi, par exemple, la DG SIE (2) attribue un code de 5 chiffres à chaque commune belge et publie le répertoire GEOBEL qui attribue un code de 3 chiffres à chaque pays. Ainsi, on évitera que «Suisse» et «Confédération helvétique» soient considérées comme des pays différents.
On ne fait pas de codage pour les données chiffrées (le poids à la naissance, par exemple) ni pour les dates et les heures.
Le codage a pour utilité principale de faciliter le stockage, la recherche et l’analyse des données.
E.S. J’imagine qu’il existe aussi une nomenclature internationale pour les causes de décès…
J . H .: Bien entendu. Il s’agit de la classification internationale des maladies ( CIM ou ICD International Classification of Diseases ). La dénomination complète se prolonge: « et des problèmes de santé connexes ».
Car évidemment, on ne meurt pas que de maladie. Cette classification a été établie par l’OMS et fait l’objet de révisions régulières. On en est actuellement à la dixième révision.
Pour donner rapidement une idée de la complexité de cette classification, disons tout de suite qu’elle comporte 2037 catégories à 3 caractères, 12.165 sous-catégories à 4 caractères, réparties en 21 chapitres. Bien que les codes à 3 caractères soient suffisants pour les statistiques internationales, il est recommandé de coder avec les sous-catégories à 4 caractères toutes les fois que c’est possible.
E . S .: Il y a donc une cause à coder pour chaque décès ?
J . H .: Au minimum! Pour les morts violentes (accident, suicide ou homicide), une cause unique est généralement mentionnée. Par contre, pour les décès dus à une cause dite naturelle, le formulaire de déclaration demande au médecin de mentionner ce qu’on appelle poétiquement «l’enchaînement des phénomènes morbides qui ont conduit à la cause immédiate du décès». 4 lignes sont prévues pour les causes directes (en commençant par la cause immédiate et en terminant par la cause initiale); 3 lignes sont prévues pour les causes associées («autres états morbides ayant contribué au décès»). Cela peut aller jusqu’à 10 causes, car on en trouve parfois plusieurs sur la même ligne.
E . S .: Il faut connaître les noms de toutes les maladies ! Il faut donc des médecins pour faire ce travail ?
J . H .: Pour déchiffrer des termes médicaux pointus rédigés avec une écriture de médecin, une aide (para)médicale est parfois nécessaire, en effet; mais, en fait, il s’agit surtout de rechercher les termes dans un index pour y trouver les codes correspondants. Ensuite, si plusieurs causes sont mentionnées, il faut sélectionner celle qui doit être considérée comme la «cause initiale», c’est-à-dire ce qui se trouve au début de l’enchaînement qui a mené au décès.
E.S.: Donc, en conclusion, les retards de la Communauté française empêchaient l’Institut national de statistiques avant qu’il ne change de nom (mais tout le monde l’appelle toujours comme avant) de transmettre les statistiques des naissances et des décès aux instances internationales…
J . H .: De fait, on est resté longtemps bloqué à l’année 1997. Mais quand on a livré à l’INS les années 1998 et 1999, on a pu remarquer que chez eux aussi, il y avait des problèmes. Des problèmes de ressources humaines auxquelles s’ajoutaient des difficultés techniques car ils recevaient des bases de données de formats différents de la part des Communautés française et flamande.

Les remèdes

E.S.: Quand on est dans une telle situation – grave, mais pas désespérée – on organise généralement un audit…
J . H .: Justement, depuis quelque temps, un service d’audit interne avait été créé au sein du ministère.
Les conclusions de son rapport peuvent se résumer en trois points: centralisation, automatisation, ressources humaines.

La centralisation

E.S.: Il y a donc des services de santé décentralisés à la Communauté française?
J . H .: Avant la communautarisation, il y avait un médecin inspecteur de l’hygiène dans chaque province. Progressivement, ces services ont été fusionnés de sorte qu’il n’en restait que deux, un à Mons et l’autre à Liège. En 2004 déjà, ils se sont spécialisés, les déclarations de naissances étant récoltées à Mons et celles de décès à Liège. L’audit a estimé que ces étapes intermédiaires comportaient des risques: perte de documents, manque de coordination, difficultés de communication et de contrôle interne. Leur suppression a donc été décidée. Elle a été effective pour Liège en 2008 et devrait l’être pour Mons en 2010, lors du passage à la déclaration électronique des naissances.

e-Birth ou la déclaration électronique des naissances

Lu sur le site web du FEDICT (Service public fédéral Technologie de l’Information et de la Communication):
Le projet e Birth a été officiellement lancé en décembre 2006 . À terme , toutes les instances qui doivent être averties d’une naissance ( les communes , les communautés , les administrations fédérales …) recevront quasi automatiquement toutes les informations nécessaires sans qu’il faille modifier la législation existante .
Fedict coordonne , gère et réalise ce projet . Après avoir effectué une analyse approfondie portant sur les procédures actuelles d’échange de données , ainsi que sur les souhaits des acteurs impliqués , Fedict a présenté fin mars une proposition relative au transfert électronique de ces données . Cette proposition a immédiatement été testée dans la pratique par la biais d’un proof of concept ( preuve de concept ) entre les maternités Jan Palfijn ZNA ( Anvers ) et Saint Vincent Rocourt CHC ( Liège ) d’une part et l’État civil des deux villes d’autre part . En quatre semaines de temps , plus de 200 naissances ont été déclarées .
Le projet pilote a suscité des réactions positives de la part de toutes les parties impliquées . Toutes sont à présent encore davantage convaincues que l’application e Birth leur facilitera grandement la tâche . Après qu’elle aura été évaluée de manière approfondie et qu’elle aura été réajustée , l’application e Birth continuera à être développée afin d’être ensuite disponible au niveau national . À suivre donc
Annoncée pour 2008-2009, la déclaration électronique des naissances pourrait démarrer effectivement dans quelques maternités avant la fin de 2009 et serait étendue progressivement à tout le pays en 2010.

L’automatisation

E.S.: En attendant la future déclaration électronique des naissances (voir encadré), ne me dites pas qu’il n’y avait aucune automatisation!
J . H .: Oui et non. Bien entendu, on utilisait l’informatique, mais toutes les données devaient être introduites au clavier, ce qui était très lourd. Notez que cette méthode est toujours utilisée par nos collègues de Bruxelles et de la région flamande…
E.S.: La reconnaissance optique n’aurait-elle pas permis d’améliorer le rendement?
J.H. : C’est la première piste qui a été explorée. En 2005, on a commencé à scanner les documents, la saisie des données se faisant ensuite automatiquement. Mais, il n’y pas de miracle: si la machine saisit parfaitement les données provenant d’un formulaire très soigneusement rempli, elle ne lit que les données qui sont écrites lisiblement en noir dans les cases ad hoc; dès qu’un caractère est mal calligraphié – ce qui est fréquent -, le programme demande à l’opérateur de confirmer ou de corriger, de sorte que le temps gagné pour la saisie est en partie perdu en temps à introduire des corrections.
E.S.: Et le problème de la codification des causes de décès restait entier?
J . H .: En fait, depuis quelques années, les français de l’INSERM avaient mis à notre disposition un logiciel de codification baptisé du nom évocateur de Styx (3). Nous l’avons également testé au cours de l’année 2005: il suffit de taper le nom d’une maladie (ou de le dicter avec un logiciel de reconnaissance vocale) pour voir apparaître automatiquement le code correspondant de la CIM-10. Les abréviations et les synonymes (et même les belgicismes!) peuvent être ajoutés dans la base de données. De plus, le logiciel sélectionne automatiquement la cause initiale.
E.S.: Et Styx ne se trompe jamais?
J . H .: Achille était quasi invulnérable parce que sa mère Thétis l’a plongé dans les eaux du Styx, mais elle le tenait par le talon, qui lui est resté vulnérable… Évidemment, dans une base de données de plus de 30.000 termes, une erreur n’est pas exclue. En réalité, il y a de nombreux cas où Styx propose le choix entre plusieurs codes. Le codeur doit alors faire une sélection en fonction du contexte, souvent le sexe, l’âge, ou les autres pathologies mentionnées : tout dépend dès lors de la précision de la déclaration.
E.S.: Vous avez donc adopté Styx…
J . H .: Oui, mais pour le mettre en œuvre, il fallait l’intégrer à notre programme de saisie pour qu’il ait accès aux données indispensables, telles que le sexe et l’âge. C’était aussi l’occasion d’harmoniser le format de notre base de données de commun accord avec le fédéral (INS), Bruxelles et la Communauté flamande.

Le dépannage…

Pour faire ces adaptations, notre service informatique, l’ETNIC (4), a préparé un marché public. Plus exactement, il en a préparé deux. Le premier visait à faire table rase de tout le retard accumulé en faisant réaliser la saisie des données par une firme extérieure spécialisée. La firme sélectionnée devait donc faire pendant l’année 2007 la saisie de l’ensemble des données de 2000 à 2007.
Le second marché visait, comme je l’ai dit, à mettre au point les outils performants qui devaient permettre à notre équipe de prendre le relais à partir de 2008.

… devient une solution définitive

Le premier marché a été attribué à FEDASO, une société hyperspécialisée dans la dématérialisation des documents, autrement dit, dans la conversion des données papier en données électronique. Nous avons vu nos piles de papiers fondre à vue d’œil: un mois suffisait pour effectuer la saisie d’une année entière, soit 75.000 déclarations…
E.S.: Avez-vous pu vérifier la qualité de son travail?
J . H .: Dans son offre, le fournisseur garantissait une saisie exacte à 99,8 %, ce qui semblait incroyable par rapport à notre expérience et compte tenu des tarifs. Chaque mois, nous avons contrôlé quelques centaines de déclarations: le contrat était respecté!
E.S.: Pouvez-vous faire aussi bien en interne?
J . H .: En fait, nous n’avons pas eu l’occasion de le vérifier, car, pour le second marché, nous n’avons eu qu’une candidature, qui n’a pas été retenue, tant à cause de coût élevé que du délai important pour la mise en œuvre.
Heureusement, l’ETNIC avait prévu, dans le premier marché, la possibilité de le prolonger pour le traitement des années 2008 et 2009, ce qui a été fait. L’évaluation étant restée très positive, nous espérons évidemment que le sous-traitant actuel reste candidat lors du prochain appel d’offre.
E.S.: Mais alors, que reste-t-il à faire pour les services de l’administration?
J . H .: Il reste beaucoup de travail pour réceptionner les déclarations, les vérifier et les corriger avant la transmission au sous-traitant. Il faut vérifier régulièrement des échantillons à chaque livraison des saisies du sous-traitant. Il faut codifier les causes des décès. Il faut «nettoyer» la base de données. Il faut enfin mettre les données sous forme de tableaux statistiques pour qu’elles soient «parlantes» pour les utilisateurs potentiels que sont les politiques, les chercheurs, les professionnels de la santé…
E.S.: Vous dites qu’il faut codifier les causes de décès. Vous avez renoncé à Styx?
J . H .: En réalité, pour 60% des déclarations environ, dès que notre sous-traitant introduit les causes de décès, Styx leur attribue automatiquement un code et sélectionne la cause initiale. Pour les 40% restants, l’intervention d’un codeur spécialisé reste nécessaire pour une des raisons suivantes:
– l’opérateur n’a pas pu déchiffrer l’écriture du médecin;
– une des causes introduites n’est pas un terme présent dans la base de données de Styx;
– pour une des causes saisies, Styx demande de choisir entre plusieurs codes possibles;
– Styx détecte une rupture de la chaîne des causalité entre deux causes mentionnées.
E.S.: Les causes non valides sont les manques de précision dont vous avez parlé précédemment?
J . H .: En effet. En plus de ces imprécisions, il y a de nombreuses causes qui ne peuvent pas, en principe, constituer une cause initiale: un traumatisme crânien, par exemple, ne devrait jamais se trouver en cause initiale, car il est toujours la conséquence d’une cause externe, qui peut être un accident ou un acte de violence (suicide ou homicide).
E.S.: Il est difficile d’imaginer le volume de travail que cela représente!
J . H .: Nous recevons environ 36.000 déclarations de décès par an, soit 3.000 par mois. 40 % des déclarations, soit environ 1200 par mois, sont «rejetées» par Styx. Le traitement de ces «rejets» nécessite en moyenne 140 prises de contact par mois avec les médecins déclarants, les communes ou les parquets. Un codeur expérimenté peut traiter environ 100 rejets par jour.

Les ressources humaines

E.S.: Ceci nous amène aux problèmes de personnel: 1200 «rejets» par mois, 100 traitements par jour, cela fait 12 jours par mois, soit un gros mi-temps…
J . H .: Je dirais plutôt un petit temps plein.
Rassurez-vous, nos fonctionnaires travaillent plus de 12 jours par mois; mais il faut tenir compte des réunions, des formations, des tâches quotidiennes telles que les réponses au courrier, des dépannages occasionnels demandés par d’autres services, des jours de congé et de maladie.
Je ne crois pas que le détail du calcul des besoins en personnel intéressera vos lecteurs. Je ne ferai qu’évoquer les problèmes communs à la plupart des services publics: la lenteur des recrutements, le non remplacement des malades, la difficulté de sanctionner positivement ou négativement un travailleur suite à l’évaluation de son travail… Pour finaliser le rattrapage du retard et rester à jour à long terme, il faudra que la hiérarchie veille à maintenir le minimum de personnel indispensable.
E.S.: Ne parlons donc pas du quantitatif. La gestion des ressources humaines, c’est au moins autant un problème qualitatif…
J . H .: Évidemment! L’automatisation s’accompagne souvent d’un morcellement des tâches et d’une spécialisation. Le bénéfice en productivité à court terme peut rapidement se payer cher. Il suffit d’évoquer le «travail à la chaîne». Tout le monde en perçoit les risques:
– si un maillon de la chaîne vient à manquer, tout le travail risque d’être paralysé;
– le travail devient monotone et répétitif ce qui augmente le risque d’erreurs par distraction et de démotivation, elle-même facteur d’absentéisme;
– déresponsabilisation par rapport à une activité qui perd sa qualité de «projet» porté par une équipe.
Il importe donc de veiller à offrir à chacun une diversité suffisante dans ses activités.
E.S.: Le dicton populaire dit pourtant «chacun son métier, et les vaches seront bien gardées»…
J . H .: On dit aussi «chacun pour soi et Dieu pour tous». Cela confirme qu’il faut se méfier de la prétendue sagesse populaire… et mieux faire son marché de dictons. Il vaut mieux choisir «tous pour un, un pour tous» et, comme les 3 mousquetaires, être tous les 4 capables de se remplacer, de s’entraider, de chercher ensemble des solutions aux problèmes…
Compte tenu de la technicité croissante des opérations, la collaboration et le partage des responsabilités exigent aussi un partage des connaissances. Cela suppose que toutes les opérations fassent l’objet d’une documentation technique détaillée et soigneusement tenue à jour.
E.S.: Comme dans toute entreprise, la motivation de vos collaborateurs ne dépend-elle pas aussi de leur adhésion à des objectifs? Que pouvez-vous leur proposer?
J . H .: Même si l’utilité scientifique et politique des données récoltées ne fait aucun doute, c’est une finalité un peu trop vague et trop abstraite pour contribuer à la motivation.
Revenons aux dictons et proverbes: «le client est roi». Notre finalité principale est évidemment de fournir des données utiles aux chercheurs et aux décideurs. Notre motivation est évidemment largement stimulée par la satisfaction de nos «clients». Et on peut deviner le cercle vicieux dans lequel nous ont entrainés les retards croissants:
– il n’y a pas de données récentes disponibles;
– les clients potentiels ne posent plus de questions;
– les agents qui traitent les données sont démotivés et leur productivité diminue;
– les retards augmentent…
À cet égard, il est important que l’ensemble de ceux qui collaborent à la production des données soient le plus possible en contact avec ces «clients» utilisateurs de données. Mais cela exige des compétences diverses qui permettent de bien comprendre les demandes qui nous sont adressées et d’y apporter des réponses pertinentes et fiables. Cela exige un minimum de formation de base et des efforts de recyclage…

Le mot de la fin

E . S .: On a pu percevoir que le sujet est vaste et complexe . Avez vous une conclusion à proposer ?
J . H .: Avant de conclure, je dois ajouter un point essentiel que je regretterais de ne pas avoir dit et c’est bien loin d’être une formalité: peu de monde croyait à la réussite de notre projet et, au début, j’avais moi-même de sérieux doutes. Si nous avons réussi, c’est principalement
– grâce à l’excellent travail fourni par notre sous-traitant FEDASO (aussi bien l’équipe de Fès au Maroc que celle de Bruxelles): nous entretenons avec eux une relation de collaboration mutuelle plus que client à fournisseur, et en cas de problème (cela arrive!) on ne cherche pas à rejeter la faute sur l’autre, mais on cherche ensemble une solution;
– grâce au soutien constant de notre partenaire l’ETNIC qui a supervisé avec rigueur de A à Z la mise en œuvre de notre système de traitement des données;
– grâce à l’engagement et à la motivation de la petite équipe qui m’entoure: chacun persévère dans un travail dont il se sent responsable.
Quant à la conclusion, elle ne sera pas triomphaliste. Mais pas non plus pessimiste. Je dis simplement que rien n’est jamais acquis.

Dernière minute

En ce qui concerne les naissances , toutes les données relatives aux enfants nés en Wallonie sont disponibles jusqu’à l’année 2008.
Pour les décès , priorité avait été donnée à l’année 2004, suivie de l’année en cours.
Pari tenu! En juillet 2009, l’année 2008 a été clôturée et, en prime, l’année 2005 a également été finalisée.

Nous avions le défi de mettre sur pied un système performant de production de statistiques de naissances et de décès et de rattraper un retard important. Nous pensons avoir réussi.
Mais la réussite n’est ni complète ni définitive. La vigilance et la persévérance restent nécessaires, d’autant plus que la période d’innovation assez motivante doit être suivie d’une période de stabilisation moins exaltante mais tout aussi essentielle, avec ses risques de routine et de lassitude.
Propos recueillis par Gilles C Jourdan
Jacques Henkinbrant tient à profiter de cette interview pour remercier chaleureusement les collègues qui l’ont accompagné dans cette aventure, et particulièrement (par ordre chronologique) Christian Dehon, Laurence Gallet, Déborah Cuignet, Vincent Keisen, Virginie Charlier, Isabelle Dubois, Marjorie Coart, Anne Jumiaux, Julien Mazy. (1) Ou des parents, dans le cas d’une naissance ou d’un décès d’un enfant de moins d’un an.
(2) Direction générale statistique et information économique, anciennement INS (Institut national de statistique)
(3) Dans la mythologie grecque, le Styx est le fleuve que les âmes des défunts devaient traverser pour accéder à leur dernière demeure dans les enfers.
(4) Entreprise des Technologies Nouvelles de l’Information et de la Communication, organisme d’intérêt public chargé d’apporter au Ministère de la Communauté française un support technique dans le domaine de l’informatique, de la téléphonie et de la statistique.