Eric Muraille est Maître de recherches F.R.S.-FNRS., rattaché au Laboratoire de Parasitologie de l’Université Libre de Bruxelles, et ULB Center for Research in Immunology (U-CRI).
La pandémie de SARS-CoV-2, un révélateur de la fragilité de nos sociétés
Apparue en novembre 2019 dans la région de Wuhan en Chine, l’épidémie du nouveau coronavirus du syndrome respiratoire aigu sévère (SARS-CoV-2) causant la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) s’est rapidement muée en pandémie. Au 21 mars 2020, en 4 mois, elle avait déjà gagné plus de 160 pays et causé plus de 20 000 morts. En août 2021, bien que des mesures exceptionnelles de distanciation sociale aient été appliquées sur l’ensemble de la planète et que plusieurs vaccins sûrs et efficaces aient été validés et distribués, nous peinons toujours à maîtriser cette pandémie qui a déjà causé officiellement plus de 4.5 millions de morts. Un chiffre considéré comme très sous-estimé par de nombreuses organisations1 et qui serait dans les faits plus proche du double.
Depuis la tristement célèbre pandémie de grippe espagnole de 1918, responsable de plus de 50 millions de morts, la vaccination de masse, la découverte des antibiotiques et antiviraux, une meilleure compréhension des infections, l’amélioration des services de santé ainsi que la création d’organisations internationales comme l’Organisation mondiale de la santé (WHO) ont fortement accru notre capacité à gérer les épidémies. Mais, par d’autres aspects, nos sociétés sont également devenues structurellement beaucoup plus fragiles face aux épidémies.
Par exemple, le vieillissement des populations ainsi que la forte occurrence de bronchopneumopathie chronique obstructive (COPD) contribuent à aggraver le bilan des infections pulmonaires. La proportion d’individus de plus de 65 ans dans nos sociétés a fortement augmenté ces dernières décennies et cette fraction de la population est plus susceptible aux infections virales2 . Plus de 250 millions d’individus dans le monde souffrent de COPD due au tabagisme et à la pollution. La COPD augmente fortement la susceptibilité aux infections pulmonaires3 en réduisant l’efficacité de la réponse immune. Lors d’infection par le SARS-CoV-2, les patients présentant une COPD affichent un taux de mortalité deux fois supérieur à la norme4 .
Le sous-financement et la gestion managériale de la recherche fondamentale5 ainsi que des services de santé6 , dénoncés depuis de nombreuses années, réduisent notre capacité d’anticiper et de répondre aux épidémies. Les chercheurs sont précarisés et les réseaux coopératifs entre équipes de recherche fragilisés. Cette situation ne favorise pas le maintien des compétences et l’exploration de nouveaux domaines de recherche pouvant contribuer à mieux connaître les agents infectieux émergents et à identifier les nouvelles menaces. La pratique du flux tendu dans les hôpitaux est devenue la norme7 , ce qui réduit leur capacité à faire face à des crises sanitaires majeures. En début de pandémie de Covid-19, l’Italie a notamment dû pratiquer un tri des malades8 , ce qui pose de sérieuses questions éthiques.
Il est bien établi que notre système économique favorise l’émergence mais aussi la dissémination des agents infectieux. Les activités agricoles, par exemple, sont associées à 25% de toutes les émergences d’agents infectieux9 . En 2018, on comptait plus de 4.3 milliards de passagers aériens et plus de 37 millions de vols10 . Cette interconnexion rend quasi inéluctable la dissémination mondiale extrêmement rapide des agents pathogènes à partir d’un certain niveau de contagiosité.
L’interconnexion des économies nationales rend nos systèmes économiques extrêmement fragiles face aux épidémies. Les conséquences économiques de celles-ci, bien que difficiles à quantifier, sont considérables. On estime que les pertes économiques mondiales liées à l’épidémie de SARS-CoV en 2003 seraient proches de 40 milliards de dollars11 . Dans l’hypothèse où la pandémie de SARS-CoV-2 serait maîtrisée fin 2021, les experts estiment qu’elle aura alors coûté aux États-Unis entre 3 00012 et 16 000 milliards de dollars13 . Ces coûts gigantesques grèvent le budget des États et réduisent le financement des services publics, ce qui affecte nos sociétés dans leur ensemble.
Enfin, de nombreux experts ont pointé la gestion chaotique et souvent inefficace de la pandémie de SARS-CoV-2 par les gouvernements occidentaux. En l’absence de vaccins et de traitements spécifiques, les seules mesures possibles au cours des 9 premiers mois de l’épidémie étaient de limiter la propagation du virus à l’aide de tests, de traçage ainsi que l’imposition du port du masque et de la distanciation sociale. Avec le recul, cette riposte, qui nécessitait surtout une bonne organisation et une bonne communication avec les citoyens, s’est souvent avérée trop tardive pour empêcher la propagation du virus et surtout très désordonnée. Chaque gouvernement a mis en œuvre sa propre stratégie, conduisant à une absence de coordination internationale qui a parfois généré des situations absurdes.
Par exemple, certains pays européens ont opté au début de la pandémie pour une stratégie de confinement14 tandis que d’autres ont adopté une stratégie de « laisser faire » avec l’espoir d’obtenir rapidement une immunité collective naturelle15 . Ce manque de coordination a même été observé entre régions ou États d’un même pays. Par exemple, aux États-Unis, chaque État a mené sa propre politique de lutte, indépendamment de ce que faisaient ses voisins, ce qui s’est avéré particulièrement contre-productif16 . La crise du Covid-19 a également été caractérisée par une attitude antiscience de plusieurs dirigeants politiques, comme les présidents Trump et Bolsonaro, qui ont publiquement nié la dangerosité de l’épidémie, l’efficacité des mesures de distanciation sociale ou prôné des thérapies non validées. Cela a généré de fortes divisions politiques et réduit l’acceptation par les citoyens des mesures de santé publique.
Pourtant, en appliquant une stricte politique de confinement, de dépistage, de tracing des contacts des individus infectés et de mise en quarantaine de ceux-ci, la Chine, la Nouvelle Zélande, la Corée du Sud et Taiwan ont pu drastiquement limiter le nombre de décès sur leur territoire. Mais la majorité des autres pays ont été incapables d’appliquer ces mesures assez rapidement ou avec efficacité. Ces échecs ont conduit les éditeurs de revues scientifiques réputées, telles que The Lancet17 et The New England Journal of Medicine18 , à condamner fermement la gestion politique de la pandémie de Covid-19 en Europe et aux USA. Le WHO a également fréquemment fustigé la trop faible réactivité de nombreux gouvernements dans la lutte contre la pandémie19 .
Ces échecs démontrent la nécessité de changer drastiquement de stratégie de santé publique face aux menaces globales. Une stratégie réactive est très coûteuse, difficile à mettre en œuvre dans l’urgence et à faire accepter par la population. Il est donc indispensable de tenter d’anticiper ces menaces et surtout de les prévenir en agissant sur les conditions favorisant leur émergence. C’est ce que prône la nouvelle approche de la santé publique connue comme One Health (une seule santé).
One Health, une vision unifiée de la santé
One Health constitue aujourd’hui le cadre conceptuel de référence de la plupart des organisations nationales et internationales de santé publique, comme l’Organisation mondiale de la santé (WHO), l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’Organisation mondiale de la Santé animale (OIE) ainsi que les centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) américains.
One Health peut se résumer à la reconnaissance de l’interconnexion du vivant.
C’est-à-dire de l’interconnexion entre santé humaine, santé animale et état des écosystèmes, et ce sur base des évidences scientifiques accumulées en plus d’un demi-siècle. Historiquement, on peut reconstituer sa genèse en trois grandes étapes.
1. Le terme One medicine (une médecine)
Il fut introduit en 1984 par Calvin Schwabe, un vétérinaire et épidémiologiste américain, dans son ouvrage Médecine Vétérinaire et Santé Humaine20 . Schwabe proposa le terme One medicine pour souligner que : « Il n’y a aucune différence de paradigme entre médecine humaine et médecine vétérinaire. Les deux sciences partagent un corpus commun de connaissances en anatomie, physiologie, pathologie, sur les origines des maladies chez toutes les espèces ».
L’interconnexion entre santé animale et humaine est aujourd’hui bien documentée en matière d’épidémie. Sur les 1 407 agents pathogènes affectant l’humain, 58 % sont d’origine animale21 , dont un quart capable d’une transmission interhumaine potentiellement source d’épidémie ou de pandémie, à l’instar des virus Influenza et Ebola. De plus, 75 % des maladies infectieuses émergentes sont d’origine animale22 . Schwabe fait également le constat que la collaboration entre vétérinaires et médecins génère des bienfaits qui sont bien plus que simplement additifs. Par exemple, en identifiant chez l’animal une épidémie pouvant affecter l’humain, il est souvent possible de la contrôler plus rapidement et à moindre coût, ce qui se traduit par une réduction des risques et d’importantes économies financières.
Prenons le cas de la brucellose. Cette maladie est due aux bactéries Brucella, dont plusieurs espèces infectent de manière chronique les ruminants domestiques et causent des avortements. L’humain peut être infecté par contact direct avec les animaux touchés ou, le plus souvent, suite à la consommation d’aliments contaminés, mais la transmission entre humains est quasi inexistante. Agir sur le réservoir animal permet ainsi de réduire les coûts économiques liés à la perte du bétail et d’améliorer la santé humaine.
2. Les “12 principes de Manhattan”23
Ils ont été présentés en 2004, lors d’une conférence organisée à New York par la Société pour la conservation de la vie sauvage (Wildlife Conservation Society).
Le premier de ces principes insiste sur la nécessaire reconnaissance des liens entre santé humaine, santé animale et environnement. Illustrons ces liens par quelques exemples.
Le lien entre l’intrusion de l’humain dans un écosystème et l’apparition d’une épidémie est bien illustré par le cas du virus de l’immunodéficience humaine (VIH), qui a fait plus de 32 millions de morts entre 1981 et 2018. Son émergence est vraisemblablement due à une augmentation de la chasse et de la consommation de viande de chimpanzé dans la région de Kinshasa (République démocratique du Congo) dans les années 1920-50 : les contacts alors accrus entre humains et primates infectés par le virus de l’immunodéficience simienne ont favorisé l’adaptation de cet agent pathogène à l’humain24 .
On peut également citer pour exemple la maladie de Lyme. Cette pathologie, qui témoigne des liens entre altération de la biodiversité et épidémies25 , est due à une bactérie, Borrelia burgdorferi, transmise par la morsure de tiques. Dans la nature, les tiques se nourrissent sur un grand nombre de vertébrés. Certains, comme les écureuils et les cervidés, sont assez résistants à l’infection. D’autres, telles les souris, y sont en revanche très susceptibles. Suite à un effet de dilution, on trouve ainsi peu de tiques infectées dans les forêts présentant une grande biodiversité. Mais là où elle est faible, dans de petites parcelles boisées où les prédateurs sont donc peu nombreux, les souris peuvent voir leur nombre augmenter, ce qui accroît la fréquence d’infection des tiques et le risque pour l’humain : dans le nord-est des États-Unis et en Europe, un cycle historique de déforestation, de reboisement et de fragmentation des zones boisées a ainsi favorisé la progression de la maladie.
Dernier exemple emblématique : le réchauffement climatique. Il est désormais bien établi qu’il change la donne pour un large éventail de maladies à transmission vectorielle en Europe, et continuera de le faire dans les décennies à venir26 . On sait par exemple que le moustique tigre d’origine asiatique (Aedes albopictus), vecteur de maladies telles que Zika, la dengue et le chikungunya, ou encore la mouche des sables (phlébotome), originaire du Bassin méditerranéen et de l’Afrique du Nord et qui transmet la leishmaniose, se sont désormais établis dans le sud de l’Europe.
Les “12 principes de Manhattan” pointent également la nécessité d’approches holistiques et prospectives des maladies infectieuses émergentes en mêlant des spécialistes de toutes les disciplines et en tenant compte des interconnexions complexes entre espèces. La prévention des épidémies passe notamment par une réduction du commerce d’animaux sauvages en raison de « la menace réelle qu’il représente pour la sécurité socioéconomique mondiale » ; une augmentation des investissements dans les infrastructures de santé et les réseaux de surveillance des maladies infectieuses ; un partage rapide et clair des informations ; une éducation et une sensibilisation des populations et des décideurs politiques à l’interconnexion du vivant.
La conclusion livrée dans le résumé du congrès est sans appel : « Résoudre les menaces d’aujourd’hui et les problèmes de demain ne peut être accompli avec les approches d’hier ». « Nous devons concevoir des solutions adaptatives, prospectives et multidisciplinaires aux défis qui nous attendent sans aucun doute ».
3. Le concept One World, One Health (un seul monde, une seule santé)
Ce concept fut présenté en 2008 lors d’un symposium à Sharm el-Sheikh sur les risques infectieux liés aux contacts des écosystèmes humain et animal27 . Il présente un cadre stratégique global pour réduire les risques d’émergence de nouvelles maladies infectieuses à l’interface animal-humain-écosystèmes.
Pour atteindre cet objectif, plusieurs changements stratégiques importants sont présentés comme indispensables. Il est nécessaire d’initier des actions plus préventives en s’attaquant aux causes profondes et aux moteurs de maladies infectieuses, en particulier à l’interface animal-homme-écosystèmes. De passer d’intervention à court terme à des interventions à long terme. De renforcer des capacités nationales et internationales d’intervention d’urgence afin de prévenir et contrôler les épidémies avant qu’elles ne deviennent régionales et surtout internationales. De promouvoir une large collaboration institutionnelle entre les secteurs et disciplines.
Peu de temps après ce symposium, suite à la pandémie de grippe A due au virus H1N1 de 2008-2009, l’OMS adopta un nouveau programme mondial de lutte contre la grippe basé sur la stratégie One Health et impliquant une surveillance accrue des réservoirs animaux. Et dans le même temps, une première agence One Health fut créée aux États-Unis en collaboration avec les CDCs28. Elle œuvre aujourd’hui à promouvoir un agenda mondial de la sécurité sanitaire29 , en coopération avec de nombreuses autres organisations nationales et internationales, et implique plus de 70 pays.
One Health, EcoHealth et Planetary Health
Depuis l’émergence de One Health, d’autres concepts s’en rapprochant30 , comme EcoHealth et Planetary Health, ont vu le jour et ont été adoptés par la communauté scientifique.
Pour des raisons historiques, One Health reste très focalisée sur la prévention des épidémies pouvant toucher l’humain et donc se soucie principalement de la santé des vertébrés, même si son approche inclus également les écosystèmes. EcoHealth et Planetary Health partagent le même socle conceptuel que One Health mais ont fortement élargi la dimension environnementale, le type de menaces à considérer dans le cadre d’une politique efficace de santé publique et ont introduit des considérations d’équités dans les politiques de santé publique.
L’approche EcoHealth, supportée par le journal EcoHealth, s’axe sur la protection de la biodiversité dans son ensemble et la prévention de toutes les menaces dans le domaine de la santé. Elle s’intéresse donc également aux menaces d’origine non infectieuses comme la pollution atmosphérique ou les polluants contaminant l’environnement. Elle insiste sur la valeur intrinsèque de la biodiversité et la nécessité de trouver des solutions équitables, et donc plus acceptables par les populations, face aux menaces pesant sur la santé humaine.
Planetary Health est l’approche la plus récente. Elle est portée par la fondation Rockefeller et le journal The Lancet. Elle se présente comme une approche globale pour faire face à l’ensemble des menaces croissantes dans le domaine de la santé humaine à l’échelle mondiale. Elle insiste notamment sur la nécessité d’une économie soutenable et respectueuse de la santé animale et humaine ainsi que des écosystèmes.
Si ces trois approches traduisent des sensibilités et des composantes disciplinaires différentes, elles convergent cependant toutes sur la nécessité d’une politique de santé publique basée sur la prévention des menaces en agissant sur les facteurs socio-économiques favorisant leur émergence. Elles s’accordent également sur le constat qu’une partie croissante des causes de décès sont la conséquence directe de notre système socioéconomique. Par exemple, la pollution de l’air cause 9 millions de décès par année, soit 16% des décès totaux (chiffre OMS 2019). Si l’on additionne les décès liés à la pollution, au tabac (8 millions, 13.6%), à l’alcool (3.3 millions, 5.6%) et à l’obésité liée à la consommation d’aliments ultra-transformés (2.8 millions, 4.7%), on constate que 39.9% des causes de décès sont directement liées à la qualité de l’air et à l’alimentation. Bien loin devant les décès liés aux maladies infectieuses.
La conclusion d’un rapport publié en 2015 par la fondation Rockefeller et la Commission Lancet est sans ambiguïté : « Nous hypothéquons la santé des générations futures pour réaliser des gains économiques et de développement dans le présent. En exploitant de manière non durable les ressources de la nature, la civilisation humaine s’est épanouie, mais elle risque à l’avenir d’avoir à faire face à des effets importants sur la santé dus à la dégradation des systèmes de survie de la nature. »31 .
One Health, de la théorie à la pratique
Si le concept One Health s’est imposé depuis les années 2010 dans les agences de santé publique, son application concrète par les décideurs politiques reste encore très timide.
A l’exception de programmes de surveillance ciblé sur des menaces connues, comme celle des virus influenza, on consacre encore trop peu de moyens à détecter l’émergence de nouvelles menaces. L’exemple du SARS-CoV-2 est désormais emblématique. Suite à l’épidémie de SARS-CoV-1 de 2003 et de Middle East respiratory syndrome coronavirus (MERS-CoV) de 2012, de très nombreuses études ont été consacrées aux coronavirus. Dès 2013, des recherches indiquaient clairement que des coronavirus proches du SARS-CoV-1 et disposant d’un fort potentiel infectieux pour l’humain étaient présents en nature chez les chauves-souris32 33 . Ces études soulignaient la « menace permanente (…) et la nécessité d’une étude et d’une surveillance continues »34 de ces virus. L’épidémie de SARS-CoV-2 de 2019 a pourtant été accueillie avec surprise, voire avec un certain déni, par de nombreux gouvernements.
La prévention de l’apparition de nouveaux agents pathogènes se heurte à la difficulté d’agir sur les conditions socioéconomiques favorisant leur émergence et surtout à l’absence d’une gouvernance mondiale en matière sanitaire. Des mesures internationales coordonnées sont indispensables pour lutter efficacement contre les épidémies. Rappelons que le WHO est une simple agence spécialisée de l’Organisation des Nations unies. Financée par les États et des fondations privées, elle ne dispose d’aucune capacité d’investigation autonome et est tributaire du bon vouloir des gouvernements qui font malheureusement souvent passer l’économie avant la santé publique. Son rôle se borne donc à fournir une expertise et des recommandations aux États. Elle ne peut être tenue pour responsable de l’inaction de ceux-ci.
Une réponse internationale coordonnée n’est possible que si la menace est perçue de la même manière par tous et si les gouvernements fixent des priorités similaires. Son efficacité dépend également de l’acceptation des mesures par la population, ce qui implique souvent des sacrifices en faveur de l’intérêt général. Certaines caractéristiques fondamentales de l’idéologie libérale qui domine les sociétés occidentales rendent problématique cette réponse globale et collective : la neutralité de l’État et le primat de l’individu sur le collectif. D’après John Rawls35 et Charles Larmore36 , le libéralisme préconise que les institutions et les politiques publiques soient neutres. C’est-à-dire qu’elles ne sont pas censées favoriser une conception spécifique du bien commun. Ce qui est le mieux pour tous est généralement déterminé démocratiquement, par une « compétition d’opinions ». Le libéralisme impose également un strict respect des libertés individuelles et des intérêts privés et tend à rejeter toute forme de collectivisme ou de dictat imposé par le bien commun. Une politique de santé publique inspirée par One Health implique donc certains aménagements de l’idéologie libérale et des choix éthiques. A minima, la santé doit être réhabilitée comme un bien commun et devenir une priorité de l’action des gouvernements car elle est indispensable à toutes les activités économiques ou culturelles au sein d’une société moderne.
Enfin, l’approche One Health repose sur un socle de connaissances scientifiques empiriques et rationnelles. Or, la valeur des connaissances scientifiques elles-mêmes et leur légitimité à éclairer la gouvernance est de plus en plus fréquemment combattue, et ce même au sein des universités. Le mouvement postmoderne37 incarne une défiance envers la science et la rationalité, perçues comme normatrices et outils de domination. De nombreux universitaires, particulièrement en sciences humaines, ont intégré la vision constructiviste de la connaissance faisant des théories scientifiques des constructions sociales et non de véritables descriptions de la réalité38 . Dans cette perspective, les vérités scientifiques ne doivent plus être considérées comme des vérités universelles mais comme des « vérités locales », c’est-à-dire des vérités n’ayant de valeur qu’au sein de certains groupes sociaux.
Ainsi, bien que l’approche One Health ait à de nombreuses reprises prouvé son efficacité, sa mise en application se heurte à un grand nombre de problèmes pratiques (l’absence de gouvernance mondiale), idéologiques (l’absence de définition claire de l’intérêt général, la dominance de l’individu sur le collectif) et même épistémologique (le rejet de la légitimité de la science comme source de vérité). Son application nécessite donc une véritable révolution sociétale. Une révolution qu’il est urgent de mener car face aux menaces globales comme la pollution et le changement climatique, le coût de l’inaction peut s’avérer exorbitant et mener à terme à l’effondrement de nos sociétés.
[1]Https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/05/22/le-covid-19-a-fait-plus-de-six-millions-de-morts-dans-le-monde_6081100_3244.html (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[2]https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S128645791000211X?via%3Dihub (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[3]https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(11)60968-9/fulltext (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[4]https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0233147 (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[5]https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/01/20/nous-chercheurs-voulons-defendre-l-autonomie-de-la-recherche-et-des-formations_6026543_3232.html (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[6]https://www.fhf.fr/Presse-Communication/Espace-presse/Communiques-de-presse/La-ligne-rouge-est-depassee-les-hopitaux-devraient-connaitre-un-deficit-historique-de-1-5-milliards-d-euros.-Reformes-structurelles-et-financieres-sont-desormais-vitales (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[7]https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/11/coronavirus-l-hopital-ne-peut-pas-fonctionner-comme-une-clinique-privee-qui-choisit-ses-patients-pour-optimiser-sa-plomberie_6032559_3232.html (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[8]https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/16/coronavirus-la-question-du-tri-des-malades-est-un-enjeu-ethique-et-democratique-majeur_6033323_3232.html (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[9]https://www.nature.com/articles/s41893-019-0293-3 (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[10]https://www.icao.int/annual-report-2018/Pages/FR/the-world-of-air-transport-in-2018.aspx (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[11]https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK92473/ (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[12]https://www.insurancejournal.com/news/national/2020/12/14/593838.htm (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[13]https://jamanetwork.com/journals/jama/fullarticle/2771764 (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[14]https://www.lesoir.be/287310/article/2020-03-15/coronavirus-larmee-requisitionnee-pour-lutter-contre-lepidemie-en-espagne (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[15]https://www.lesoir.be/287724/article/2020-03-17/laisser-faire-le-coronavirus-les-pays-bas-et-le-royaume-uni-misent-sur-une (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[16]R. L. Haffajee, M.M. Mello. Thinking Globally, Acting Locally — The U.S. Response to Covid-19. N Engl J Med. 382, e75 (2020).
[17]R. Horton, Ed., The COVID-19 Catastrophe: What’s Gone Wrong and How to Stop It Happening Again (Policy Press, Cambridge, UK and Medford, MA, 2020)
[18]Editors. Dying in a Leadership Vacuum. N Engl J Med. 383(15), 1479-1480 (2020).
[19]https://www.rtbf.be/info/monde/detail_pour-l-oms-beaucoup-de-pays-n-en-font-pas-assez-pour-combattre-le-coronavirus%C2%A0?id=10449010 (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[20]Schwabe C.W. Williams & Wilkins; Baltimore: 1984. Veterinary Medicine and Human Health.
[21]https://wwwnc.cdc.gov/eid/article/11/12/05-0997_article (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[22]https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rstb.2001.0888 (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[23]http://www.oneworldonehealth.org/sept2004/owoh_sept04.html (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[24]https://science.sciencemag.org/content/346/6205/56 (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[25]https://www.nature.com/articles/nature09575 (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[26]https://academic.oup.com/femsle/article/365/2/fnx244/4631076 (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[27]https://www.oie.int/doc/ged/D5720.PDF (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[28]https://www.cdc.gov/onehealth/index.html (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[29]https://ghsagenda.org/ (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[30]https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fvets.2017.00163/full (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[31]https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(15)60901-1/fulltext (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[32]https://www.nature.com/articles/nature12711 (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[33]https://www.nature.com/articles/nm.3985 (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[34]https://www.pnas.org/content/113/11/3048 (dernière consultation: 2 septembre 2021)
[35]J. Rawls, Ed., Theory of Justice (Harvard University Press, Cambridge, MA, 1973)
[36]C. Larmore. Political Liberalism. Political Theory. 18(3), 339-360 (1990)
[37]Jean-François Lyotard. La Condition postmoderne. 1979
[38]Bruno Latour et Steven Woolgar. La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques. 1979