En décembre dernier, se déroulait, à Poitiers, le 3e Congrès international de prévention francophone du suicide. Sous l’intitulé «Mal-être, bien-être, quelles ressources pour agir?», ce congrès rassemblait 950 personnes issues de la francophonie (France, Canada, Suisse, Belgique) pour une présence journalière de 300 à 400 participants. Les séances plénières, en matinée, alternaient avec les workshops , l’après-midi.
Un premier regard sur le Palais des congrès pouvait laisser dubitatif sur la nature de l’activité qui s’y tenait, tant l’industrie pharmaceutique était massivement représentée! Toutefois, cette présence, pour impressionnante qu’elle fût, se limitait à l’espace de rencontres réservé aux pauses et ne franchissait pas la porte du «grand amphi».
De la prévention du mal-être, il en fut abondamment question… sous les formes de suicide, tentative de suicide, blessures auto-infligées et idéations suicidaires, du jeune à la personne âgée en passant par divers milieux de vie (travail, prison…). De la promotion du bien-être, on a beaucoup moins parlé…
Nous nous attacherons ici à développer les tendances et réflexions qui ont balisé ces journées. Le message des intervenants n’étant pas univoque, les apparentes contradictions de ce texte sont le reflet de prises de positions diverses.
A l’adolescence…
L’articulation entre «bien-être» et «mal-être» se veut ici la plus prudente… en particulier en matière de prévention. Un consensus en matière d’idéations suicidaires se dégage en faveur de «l’urgence de s’abstenir d’agir» pour le professionnel, à l’exception faite des idéations chroniques.
Il faudrait en outre redoubler de prudence avant de dire aux ados qu’ils doivent nécessairement aller bien… Ce type d’intervention les priverait de pensées et les pousserait à l’acte. «En allant mal, l’adolescent affirme son refus d’aller bien. La souffrance serait illusion du pouvoir de maîtrise»(1). Lorsqu’il éprouve de la souffrance, l’adolescent est sûr que cela lui appartient, que c’est à lui. A l’inverse, le fait d’aller bien implique d’être en lien avec d’autres et dissout le sentiment d’être soi.
Dans le même ordre d’idées, les blessures auto-infligées (ecchymoses, coupures et brûlures) qui ne doivent pas être considérées comme une tentative de suicide – quoique la corrélation avec le suicide soit forte – viseraient également à se reprendre en mains. En s’infligeant des blessures, l’adolescent nous oblige à regarder cette partie du corps… et pas l’être humain dans son ensemble. Il se réfugie derrière cette blessure. L’adolescent s’inflige ces blessures parce qu’il est angoissé et soumis à une communication paradoxale, à savoir «Sois heureux, ne te fais pas mal, mais fais ce que tu veux avec ton corps». Il saisit ce paradoxe et renvoie le message: «Tu ne peux pas savoir combien je souffre, moi seul je le sais!». Le contexte sociétal joue également un rôle: la consommation et le marquage (au sens propre, les marques de vêtements; au sens figuré, les blessures auto-infligées) semblent combler les rites de passage.
La société occidentale se caractérise par une exacerbation de l’individu. Or, plus on parlera d’individu, plus il y aura de suicides. «La société veut nous faire croire que notre corps nous appartient mais dans les faits, cette situation est minoritaire… Nous sommes des animaux sociaux, nous dépendons des autres! A l’adolescence, nous devenons dépendants du désir de l’autre, un autre envers lequel la réciprocité n’est jamais assurée »(2). Il importe, par ailleurs, de distinguer tentative de suicide et suicide: la première vise à attaquer son corps, le second à détruire sa vie.
Sur le plan de la prévention
Les mondes scientifique et pratique sont trop souvent distincts. La logique d’acteurs n’est pas une logique de facteurs, d’autres éléments interviennent; parmi ceux-ci, la relation. Les enquêtes épidémiologiques dans ce champ présentent en outre diverses limites. D’une part, elles s’intéressent à des phénomènes de fréquence moindre mais de forte amplitude (à savoir, les suicides); tandis que les acteurs sont confrontés à des phénomènes de moindre ampleur, mais plus fréquents (à savoir les tentatives de suicide). D’autre part, la mise en évidence des facteurs de risque et de protection est souvent basée sur une population de suicidés. Ces facteurs pourraient s’avérer être partagés par une part importante de la population globale. En dépit de ces limites, les enquêtes épidémiologiques peuvent permettre d’éviter des pièges et de fixer les priorités(3).
Les données ébauchées ci-après proviennent d’études réalisées en France. Les intervenants belges déplorent l’absence de statistiques consolidées, actualisées et fiables en la matière et ce, depuis…1997!
Les études battent en brèche nombre d’idées reçues… Elles sonnent le glas de l’importance des facteurs sociaux en matière de tentatives de suicide et soulignent, en revanche, l’importance de la violence, de la psychopathologie parentale et font le lien avec la dépression. Ces facteurs sont peu spécifiques et communs à d’autres pathologies.
Les idéations suicidaires présentent un caractère de gravité, surtout si elles sont chroniques. Un quart des jeunes qui ont des idéations suicidaires passeront à l’acte, les filles plus que les garçons. La tentative de suicide est par ailleurs rarement impulsive et le fait d’en parler… ne diminue pas le risque de passage à l’acte!
Les tentatives de suicide sont un facteur de risque important pour une nouvelle tentative de suicide ou un suicide ultérieur(e). Le taux de récidives atteint de 35 à 50%, selon les études, dont près de la moitié dans les 3 mois. Au vu de l’importance de ce taux, il importe de travailler en priorité avec les personnes qui ont tenté de se suicider. La prévention primaire est moins aisée et nécessite plus ample investigation. Dire que la vie est belle ne suffit pas, voire peut s’avérer… incitatif! La prévention primaire relève de l’éducation. Toutefois, le milieu scolaire pourrait ne pas être le plus adéquat.
Chez la personne âgée
Selon des autopsies psychologiques (4) menées au Canada, l’assertion commune d’une association entre les troubles physiques et le suicide s’efface devant l’importance de l’association entre le suicide et les troubles mentaux. Outre le fait que les personnes âgées suicidées sont plus souvent seules, séparées ou veuves, elles jouissent d’un soutien social moins important et… consultent davantage le médecin! Sur le plan des troubles mentaux, elles consomment plus de tranquillisants, présentent plus de psychopathologies et un indice de stress plus élevé. Les personnes âgées devraient être considérées comme groupe cible des actions préventives menées envers l’entourage, l’accès aux services de santé mentale facilité, le dépistage par le médecin généraliste amélioré (5).
Le placement en institution serait-il une solution?
Que du contraire, du moins en ce qui concerne la France! Selon une étude, le taux de suicide serait deux fois plus élevé en institution qu’au domicile. Ces chiffres seraient même encore sous-estimés, masqués par les médecins. La question du suicide et de sa prévention interpelle le soignant… non seulement au plan professionnel mais également au plan personnel. La dépression constitue un facteur de risque important. Or, il ne suffit pas d’assommer la personne d’antidépresseurs, la personne doit être accompagnée, comprise. Il faut également pallier la solitude.
Paradoxalement, l’institution, en développant la sécurisation de la personne âgée, renvoie celle-ci à sa fragilité. La parole avec l’autre doit permettre la réassurance et la reconstruction de la personne âgée. Toutefois, cette parole peut être rendue difficile par le fait qu’elle éveille l’angoisse de vieillir chez l’écoutant. Une meilleure compréhension de cette période de vie s’avère indispensable en vue de permettre des échanges plus constructifs(6).
Au travail
Le mal-être au travail est vu par d’aucuns comme généré par l’écart entre la tâche prescrite et le travail réel, à savoir ce qu’on lui demande de faire et ce que le travailleur va devoir faire pour y arriver. Or, la réalité ne se présente jamais comme le prescripteur le précise. Cet écart va souvent être interprété comme un échec et être cause de souffrance.
Le plaisir au travail comporte une double dimension: d’une part, une dimension individuelle, par la satisfaction de dépasser les choses. D’autre part, une dimension collective, par la reconnaissance de la hiérarchie et des pairs. L’absence de jugement peut conduire à la décompensation. Traditionnellement, des stratégies de défense ont été déployées par les travailleurs, qu’il s’agisse de la rapidité dans le travail répétitif (rapidité permettant la suspension du registre de la pensée), ou de stratégies collectives de déni de la peur, d’autodérision. Mais le libéralisme économique a diminué la force du collectif de travail (et de ses stratégies de défense) et augmenté les cadences. Par conséquent, les pathologies de surcharge apparaissent (notamment les troubles musculo-squelettiques et le burn out).
Le suicide serait un acte ultime face à cet isolement dans un contexte de mise à mal des stratégies collectives! (7)
Concernant le rôle du harcèlement moral, deux thèses sont en présence… Elles ne s’affrontent pas sur le fait que le harcèlement peut mener au suicide et que la reprise du travail après un congé de maladie soit particulièrement critique. La distension provient de la lecture du phénomène et dès lors, du type d’actions à mener sur le plan de la prévention. La première propose une lecture en termes de couple harceleur(s)/harcelé(s). La seconde dénonce cette lecture qui élude selon elle, le rôle de l’organisation du travail. Toutes deux s’accordent toutefois sur l’intérêt de poursuivre les recherches et de développer la prévention.
En conclusion…
Ce congrès se voulait résolument un jalon dans la prévention du suicide. Il a bien souligné les avancées en la matière notamment la nécessité impérieuse d’un suivi après tentative de suicide. Il a permis aussi de lever le voile sur l’étendue des champs qu’il reste à explorer en la matière. A ce titre, on ne pouvait que constater la sous-représentation des intervenants belges…
Sandrine Roussel , APES-ULg
Actes disponibles à l’automne auprès des Docteurs Lévy et Chavagnat : levy.diane@wanadoo.fr et jj.chavagnat@ch-poitiers.fr.
(1) Maja PERRET-CATIPOVIC, psychologue, responsable du centre d’étude et de prévention du suicide à Genève.
(2) Daniel MARCELLI, psychiatre d’enfants et d’adolescents à Poitiers.
(3) Marie CHOQUET, directrice de recherche, responsable de l’équipe «santé de l’adolescent», à Villejuif.
(4) Méthode de recherche permettant de reconstruire rétrospectivement le passé psychologique de la personne suicidée, pour essayer de comprendre ce qui a mené au suicide.
(5) Richard BOYER, chercheur agrégé, faculté de médecine de Montréal.
(6) Jérôme PELLEGRIN, psychiatre à Ivry Sur Seine.
(7) Equipe de Christian DEJOURS, psychologue, Laboratoire de psychologie du travail et de l’action à Paris.