juillet 2023 Par Juliette VANDERVEKEN Réflexions

Qu’on la perçoive comme une aubaine, comme une évolution inéluctable ou encore comme un danger, force est de constater que le mouvement de la numérisation est en marche et s’est accéléré avec les confinements successifs dès 2020. La fracture numérique n’a fait que s’accentuer depuis lors et fragilise le lien entre les citoyens et les services publics ou les associations. Pourtant, un maillon essentiel n’a pas été consulté sur la question, à savoir les travailleurs sociaux ou de première ligne, celles et ceux au contact direct avec le public.

« Comment le numérique questionne nos pratiques ? » était la question qui leur était posée lors de la journée organisée par le Centre local de promotion de la santé du Brabant wallon (CLPS-Bw) et ses partenaires en février dernier.

secrétaire devant un ordinateur

Au contact des professionnel.les

En amont de cette journée, Céline Houtain, chargée de projets au CLPS du Brabant wallon nous explique que, par la nature de son travail, le CLPS accompagne des professionnels et les a sentis en difficulté ou en questionnement face à la numérisation progressive de leurs pratiques. Que ce soit dans le soutien de certains publics (le CLPS a par exemple accompagné la maison médicale Espace Santé d’Ottignies dans son projet de soutien des patients quant à leurs données de santé numérique), mais aussi dans tous les autres aspects de leur métier. Rapidement, un groupe de travail se constitue (voir encadré), réfléchit à ces questions et propose de questionner directement les premiers concernés, à savoir les professionnel.les de première ligne, au cours d’une journée de discussions.

L’objectif de cette journée était d’échanger sur ces questions : « Quels sont les apports et les limites de la numérisation de notre travail ? Dans quelle mesure la numérisation soutient-elle nos missions, répond-elle aux besoins de nos publics ? Nos institutions, prises dans le mouvement, ne renforcent-elles pas des inégalités et n’en créent-elles pas de nouvelles ? » ; afin de formuler ensuite des pistes « pour un numérique choisi, qui soutient l’égalité et les droits sociaux». Une septantaine de personnes ont participé à la journée, de métiers et de secteurs divers (assistant.es sociaux/sociales, infirmier.es, travailleur.euses d’organismes publics liés à l’emploi en Wallonie, issu∙es de communes, de CPAS, des associations issues de l’aide à la jeunesse, du social, ou encore de  la santé…).

D’emblée, la difficulté a été de garder le focus sur la pratique professionnelle car, comme nous l’explique Béatrice Touaux de Laïcité Brabant wallon « les professionnel∙les parlent aisément des difficultés de leur public vis-à-vis du numérique. Mais ici on leur demandait de rester centrés sur leurs propres pratiques numériques et le sens même de la numérisation dans le cœur de leur métier. »  Au-delà des liens que le numérique modifie entre le public et les professionnel∙les, il altère également les liens entre les travailleur.euses, entre les services, entre les structures, avec les pouvoirs subsidiants et les politiques. Il modifie aussi le travail individuel, puisque pour réaliser ses missions le travailleur est maintenant systématiquement face à son écran.

Des constats et des recommandations

L’intérêt du numérique est certain, et personne au cours de la journée n’a remis en doute sa nécessité dans le cadre professionnel. Il permet en effet de traiter plus rapidement des informations, de les centraliser ou de les échanger tout aussi rapidement, de simplifier certaines tâches, d’avoir accès à des logiciels de traduction en ligne, etc. Pour autant, ces constats sont restés plus timides que les difficultés et les freins soulevés.

Une autonomisation du public?

Les professionnel.les ont tout d’abord été interrogé.es sur les missions qui leur sont confiées et les valeurs de leurs institutions. La plupart ont ainsi évoqué une mission d’autonomisation des personnes qu’ils accompagnent. Il est en effet attendu que ces dernières deviennent plus autonomes, et que le numérique y contribue. Mais la réalité est tout autre et amène nombre de professionnel.les à finalement « faire à la place de » : créer une boîte mail pour le ou la bénéficiaire, aller en son nom sur des plateformes en ligne pour effectuer des démarches administratives ou prendre des rendez-vous… Contrairement à l’intention qui le soutient, le « tout au numérique » rend certain.es bénéficiaires encore plus dépendant.es.

« Paradoxalement, nous raconte Steve Evrard du service de Cohésion et Prévention sociales de la Ville d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, les Espaces Publics Numériques ont des difficultés à rencontrer les personnes pour les former et les informer. (…) Mais quand un service public dématérialise l’accès à la recherche d’emploi, par exemple, une partie du public ne s’y retrouve pas, et on est alors amenés à réaliser des missions qui ne sont initialement pas les nôtres. »

C’est ce qu’on appelle « l’effet boomerang sur les travailleur.euses » : ce travail d’accompagnement à l’usage du numérique (« faire à la place de ») s’est additionné à l’accompagnement initialement lié au métier (d’assistant.e social.e, d’infirmièr.e…). Et cette surcharge ou cette mutation du métier peut être accompagnée d’une perte de sens ou de motivation, d’autant plus quand le numérique met à mal le lien social.

Pour contrer la déshumanisation des services publics, la première recommandation qui émerge de la journée d’échanges est celle de garantir des accès physiques, des guichets accessibles sans rendez-vous. « C’est un peu la base », ajoute Béatrice Touaux. Elle est demandée tant par les bénéficiaires que le numérique perd, que par les professionnel.les.

Prendre soin de la santé mentale

En plus de la crise de sens intrinsèque à la mutation des métiers par le numérique, d’autres témoignages engagent à veiller à la santé mentale des travailleur.euses. Tout le monde n’est pas à l’aise avec les outils numériques, et cela peut engendrer un stress important. Certain∙es ont peur de se faire déclasser, de ne plus se sentir compétent∙es, voire de perdre leur place. Pourtant, ce ne sont pas leurs compétences professionnelles qui sont remises en cause mais les compétences numériques implicitement attendues et considérées comme allant de soi. A contrario, pour celles et ceux qui maîtrisent les outils numériques, la pression mise par les collègues en demande d’aide existe aussi. Et cette charge de travail augmentée, de part et d’autre, peut engendrer de fortes tensions dans les équipes, de la fatigue, du stress…

La formation… à des outils adaptés

C’est pourquoi intégrer la formation au numérique dans les pratiques professionnelles est une recommandation-clé qui est ressortie de la journée. « Les outils ne sont pas toujours intuitifs. Et il est faux de croire que tous les jeunes (travailleur.euses) sont plus à l’aise avec le numérique », complète Béatrice Touaux. Ajoutons à cela des plateformes multiples à utiliser et des outils qui évoluent constamment. A nouveau, la santé mentale des professionnel.les est soulignée avec l’obligation de se mettre à niveau, ce qui engendre également du travail supplémentaire. Reconnaître, voire valoriser ce temps, est un enjeu important adressé aux institutions.

Le manque de matériel oblige la prise de notes manuelle et la saisie ultérieure. De plus, pour certains il n’est pas agréable d’accueillir quelqu’un en même temps que saisir sur un PC” (un participant). Des outils pensés hors de la réalité de terrain, obsolètes, voire pas d’outils à disposition… Les témoignages de ce type sont nombreux.

Des données protégées? Pour quelle finalité?

De nombreuses questions portent aussi sur l’utilité et l’usage qui est fait de données sensibles, souvent accessibles à trop de monde via les plateformes. Mais elles questionnent aussi le rapport de contrôle qui peut s’exercer sur les travailleur.euses : “Cela devient kafkaïen, les données fournies permettent de mesurer en permanence ce que l’on fait et prend du temps sur ce que l’on devrait vraiment faire.” (un participant). Plus d’un.e parmi les participant.es fait montre de réserve : des données pour servir qui ? Pour justifier les subsides, contrôler le travail ou au bénéfice de la personne ?

Plus de temps, vraiment?

L’effet boomerang, la formation continue, les dysfonctionnements et la multiplication des outils… tous renvoient à la question du temps. Et au paradoxe de cette grande promesse du progrès (entendez de la numérisation) : le gain de temps que permet le numérique dans toute une série de démarches est-il une chimère ? Entre le temps d’encodage ajouté, l’accompagnement parfois allongé, etc., difficile de savoir si le temps gagné grâce au numérique n’est pas complètement absorbé par le temps perdu à le gérer et à pallier les conséquences…

Le coût caché du numérique

Qui paye finalement le choix du numérique ? A ce jour, selon Céline Houtain, Béatrice Touaux et Steve Evrard, ce coût caché du numérique retombe sur les travailleurs de première ligne, mais également sur les usagers des services, sur notre environnement (exploitation des terres rares), et sur les travailleurs qui fabriquent les objets numériques… « et malgré les recommandations formulées, on est en droit de se demander si elles seront entendues. On a plutôt l’impression qu’on ne tire pas toutes les leçons des crises et qu’on continue à tendre vers davantage de numérisation ».

Poser une réflexion, à tous les échelons

Mais la chose n’est pas inéluctable, et le cahier de recommandations qui résultera de cette journée pourra idéalement permettre à chaque institution qui s’en empare de poser une réflexion sur la politique interne d’un numérique qui renforce les droits. C’est sans doute la recommandation qui sous-tend toutes les autres : que la question du numérique fasse l’objet d’une attention et d’une réflexion centrale au sein des institutions : comment faire pour que le numérique soit un choix, qu’il renforce l’accès aux droits, et ne porte pas atteinte à ceux-ci et à leur accès ? Et faire percoler cette réflexion au-delà de l’institution, auprès des décideurs, au sein de la société… pour remettre, au cœur de l’accompagnement, le citoyen.

Les suites de la journée

Un cahier de recommandations faisant suite à la journée est en cours de rédaction. Celui-ci sera présenté à l’ensemble des professionnels ayant assistés à la première rencontre, lors d’un autre moment d’échange prévu à l’automne. Il sera ensuite diffusé et disponible auprès du CLPS-Bw et ses partenaires.

Retrouvez ici les traces de la journée!