Dans le monde de la santé on a plutôt tendance à prendre ses distances avec le marketing commercial pour des raisons assez évidentes. Depuis quelques années toutefois, la version sociale du marketing, celle qui cherche à faire adopter des comportements de santé, séduit ceux qui ont à cœur la santé publique. Ces techniques semblent efficaces, mais quels liens entretiennent-elles avec les principes chers à la promotion de la santé ? Que les acteurs de la santé ne portent pas le marketing commercial dans leur cœur, cela se comprend aisément. Les centaines de messages qui nous touchent chaque jour nous incitent à consommer des produits toujours plus nombreux et souvent peu propices à favoriser l’adoption de saines habitudes de vie.
Entre l’industrie et les organismes préoccupés par la santé, il faut constater que le rapport de force est disproportionné. Difficile pour David de manifester un intérêt sincère pour Goliath. L’expert québécois du marketing social François Lagarde évoque une relation d’amour-haine: ceux qui critiquent le marketing sont aussi souvent ceux qui y ont recours quand l’occasion se présente à eux. Pourrait-on les blâmer d’utiliser pour une bonne cause des techniques qui se révèlent performantes par ailleurs ? Car le marketing est vraiment efficace pour promouvoir un comportement: les montants que l’industrie lui consacre le confirment.
Une journée pour poser un regard critique
Chaque année, les Journées annuelles de santé publique, les JASP, sont un moment fort de transfert de connaissances, de formation et d’échange pour tout le secteur de la santé publique au Québec. La seizième édition de l’événement qui s’est tenue l’an dernier à Montréal n’a pas failli à la règle puisque près de 1 500 participants étaient une fois encore rassemblés autour d’une vingtaine de thématiques liées par le sujet transversal de «la connaissance, levier d’influence». L’une des journées était consacrée aux pratiques et conséquences du marketing commercial, sur lesquelles l’assistance était invitée à poser un regard critique. Le comité scientifique de cette journée, coordonné par l’Association pour la santé publique du Québec, avait établi un programme visant non seulement à présenter le marketing commercial et le marketing social mais aussi à partager des interventions de santé publique susceptibles de faire contrepoids à certaines pratiques de l’industrie. Les effets délétères du marketing sur les individus, les collectivités et l’environnement furent cités, mais on ne s’y attarda pas. Les organisateurs de la journée ont réussi le délicat pari d’évoquer le marketing sans diaboliser les pratiques et leurs auteurs que sont les entreprises commerciales.
Petite histoire du marketing
En première partie de journée, le public a eu l’occasion d’entendre l’exposé pédagogique du formateur en marketing social François Lagarde. Celui-ci présenta les notions de base du marketing commercial en suivant la chronologie de la seconde moitié du vingtième siècle.
Alors que dans les années 1960 le marketing avait pour (simple) but de faire la publicité d’un produit pour générer des ventes, il s’est complexifié dans les années 1970 avec le concept du «mix marketing» ou des «quatre P»: le marketing s’est alors intéressé au Produit, à son Prix, à sa Place (c’est-à-dire aux caractéristiques de sa distribution) et bien sûr à sa Promotion. Les années 1980 ont vu l’émergence de la segmentation: l’offre est fractionnée grâce à une diversification des produits adaptés aux nombreuses clientèles ciblées et la promotion l’est aussi, au moyen d’une multiplication des canaux de communication. Les années 1980 sont aussi celles du positionnement des marques: par l’achat d’un produit, on s’associe à une marque et aux valeurs que celle-ci véhicule.
Dans les années 1990, l’attention de l’industrie s’attache à la fidélisation de la clientèle. C’est l’époque de l’explosion des cartes de fidélité : les acheteurs sont fichés, leurs achats sont enregistrés. Les années 2000 ont vu l’essor de la co-création ou de la personnalisation du produit. Le meilleur exemple de co-création est le téléphone intelligent: des millions d’appareils sont en circulation et aucun n’est identique à un autre, grâce à une personnalisation avancée des images, des musiques, des contacts et des applications.
Des pistes de solution
Le professeur Gerald Hastings avait fait le voyage depuis l’Écosse où il dirige l’Institut du marketing social et le Centre de recherche sur la lutte antitabac (1) dépendant notamment de l’Université de Stirling. Dans sa présentation intitulée «La matrice du marketing: comment l’industrie gagne sa puissance et comment nous pouvons la récupérer»(2), il exposa quelques-unes des problématiques liées au marketing commercial : le déséquilibre des pouvoirs entre l’individu et l’entreprise, la manipulation des enfants (qui représentent des cibles particulièrement fragiles et qui sont visés autant pour leur pouvoir d’influencer leurs parents que parce qu’ils sont eux-mêmes des consommateurs en puissance à fidéliser), les inégalités générées par ces pratiques et les dommages environnementaux et sociaux liés à la croissance de la consommation.
Gerald Hastings exposa plusieurs sujets: la prise de conscience critique, à laquelle les récentes crises économiques devraient contribuer, le marketing social, l’action collective et une régulation indépendante et rigoureuse du marketing commercial. Un exemple de conscientisation et d’action collective fut d’ailleurs présenté au cours de la journée avec l’Opération Fais-toi entendre! qui invite les adolescents québécois à réaliser des projets structurés en vue d’influencer les décideurs pour améliorer leurs environnements. Pour sa part, François Lagarde identifie en guise de solution un triple rôle des acteurs de la santé publique: optimiser le marketing social, canaliser le marketing des produits sains et contrer le marketing des produits malsains. Le défi est de taille.
Faire contrepoids
Plusieurs études de cas furent présentées à un public avide d’en savoir davantage sur les stratégies déployées par l’industrie pour convaincre les consommateurs et sur les pratiques susceptibles d’y faire contrepoids. Suzie Pellerin, Directrice de la Coalition québécoise sur la problématique du poids présenta le dossier des boissons sucrées, rappelant que leur consommation est identifiée par l’Organisation mondiale de la santé comme la seule pratique alimentaire toujours associée au surpoids. Après quelques données sur l’agressivité des moyens destinés à faire vendre ces produits (4 milliards de dollars consacrés à la publicité pour les boissons sucrées en 2006, 96% des dépenses visant les jeunes), Suzie Pellerin exposa les nombreuses actions menées par la Coalition à l’encontre des boissons gazeuses, déclinées selon chacun des quatre P du mix marketing (3). Par exemple, en ce qui concerne le prix, la Coalition milite pour la mise en place d’une redevance sur les boissons sucrées à l’instar de la «taxe soda» récemment instituée en France, dont les bénéfices seraient consacrés à l’amélioration de l’accès aux aliments sains. Pour agir sur la «place» (ou distribution), elle travaille notamment à diminuer la disponibilité des boissons sucrées et énergisantes en encourageant les pouvoirs compétents à poser des restrictions d’accès dans les lieux publics comme les centres sportifs et dans certains commerces comme les pharmacies (4).
Pour une «bonne cause»
L’efficacité du marketing commercial pousse depuis quelques temps certains promoteurs des comportements de santé à en appliquer les méthodes au service d’objectifs plus louables que la vente de produits. C’est ce qu’on appelle le marketing social. «Le marketing social offre un cadre qui permet le recours aux principes et aux techniques du marketing dans le but d’amener un public cible à accepter, rejeter, modifier ou délaisser volontairement un comportement.» (5) indique François Lagarde en définissant son domaine d’expertise.
Ainsi, le fameux «mix marketing» ou principe des quatre P est appliqué à la promotion de comportements de santé. Des deux côtés de l’Atlantique, les exemples se multiplient. Au Centre Hospitalier Universitaire Sainte-Justine, à Montréal, ces principes ont, par exemple, permis un changement de l’offre dans les machines distributrices d’aliments. On a étudié en détail le «produit», soit le comportement promu (consommer des produits sains et frais) et on a joué sur son «prix», c’est-à-dire non seulement le coût financier du geste visé mais aussi l’effort requis pour le poser. On s’est attardé à sa «place» c’est-à-dire au lieu et au contexte d’adoption du comportement ainsi qu’à sa «promotion» en développant la publicité des produits santé et leur attractivité. La promotion peut aussi s’appuyer sur des relations publiques, sur le concours de personnes influentes et de plus en plus souvent sur les médias interactifs.
Marketing social et promotion de la santé
D’après Jean-Charles Chebat de l’École de Hautes Études Commerciales de Montréal, le marketing n’est intrinsèquement ni bon ni mauvais, mais dépend des objectifs qui le guident. Le marketing social serait donc une «bonne» pratique, en laquelle certains voient un avenir prometteur pour la promotion des comportements de santé (6). Mais quelque séduisante qu’elle soit, cette technique suscite certaines réflexions, même si celles-ci furent peu abordées au cours des conférences.
Une première observation fut amenée par le propos de Gerald Hastings, qui posa la question importante du type d’approche préconisée. Alors que la promotion de la santé se veut systémique et collective, le marketing vise une action essentiellement concentrée sur les comportements individuels et sur le milieu, par la modification de l’offre de produits et de l’accessibilité aux comportements de santé. L’un n’empêche pas l’autre, mais il faut garder en vue que le second pose une action plus réduite et prend peu en compte la multiplicité des déterminants de la santé.
Par ailleurs, les techniques de marketing, même quand il est qualifié de social, ne sont pas souvent pensées en fonction du gradient social et prennent rarement en considération les inégalités sociales de santé.
Enfin, Jean-Charles Chebat mit le doigt sur une réalité regrettable, potentiellement présente lorsque le marketing social émane de l’État lui-même: les campagnes, surtout les plus visibles, visent parfois avant tout à rendre ostensible une préoccupation gouvernementale pour certains problèmes de santé. Elles sont donc utilisées au profit de l’image de leur auteur ou de leur financeur. Ceci est d’autant plus délicat dans le cas de campagnes visant à réduire un risque pour la santé dont l’État est lui-même le pourvoyeur, comme c’est le cas des jeux de hasard ou encore, au Québec, des boissons alcoolisées via la SAQ (Société des Alcools du Québec) (7).
Une certaine vision de l’homme
La dernière et probablement la plus importante des réflexions inspirées par cette instructive journée est la question de la vision de l’homme qui sous-tend le marketing. «Ce qui caractérise la démarche en marketing est la place prépondérante accordée au point de vue du public visé, à ses motivations et à ses freins.» indique François Lagarde. Le marketing s’intéresse à l’individu, à priori comme le fait la promotion de la santé. Mais s’il cherche à le connaître, c’est surtout pour mieux le persuader dans le but de le pousser à agir d’une manière jugée saine. Une certaine gymnastique de l’esprit est requise pour combiner cette conception de l’individu avec celle que défend la promotion de la santé, qui veut «conférer aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé et d’améliorer celle-ci» (8).
Entre la promotion d’un comportement de santé et la promotion de la santé, il y a une différence de concepts majeure… Ceci étant dit, ces quelques réflexions ne sont pas de nature à remettre en question le développement du marketing social. Car quand les actions sont bien pensées et ne se limitent pas à des campagnes de publicité pour des comportements sains, il comporte, somme toute, plus d’avantages que d’inconvénients.
L’efficacité de la publicité
Le professeur Jean-Charles Chebat de l’École de Hautes Études Commerciales de Montréal présenta au cours de la journée un exposé bien documenté sur les effets des films et publicités susceptibles de favoriser le développement d’attitudes, de stéréotypes et d’intentions de poser un comportement à risque. Il relata plusieurs expériences convaincantes menées auprès de spectateurs exposés à des publicités ou à des films dont les personnages affichaient des comportements favorables au tabac, aux jeux de hasard ou à la conduite dangereuse.
Ainsi, par exemple, il est démontré que des adolescents confrontés à des scènes modifiées du film de Quentin Tarantino ‘Pulp Fiction’ affichant Uma Thurman sans cigarette montrent une attitude moins favorable à l’égard de l’industrie du tabac et du fait de fumer et moins d’intention de fumer que ceux qui ont vu les séquences du film original.
Intéressant également, Jean-Charles Chebat partagea ses observations quant à des éventuels avertissements sous forme de textes ou d’images destinés à contrebalancer les effets des films. Il constate que les messages audio-visuels présentés en début de séquence sont susceptibles de réduire les attitudes positives envers le tabac et l’intention de fumer alors que des messages écrits n’ont aucun effet.
(1) Institute for Social Marketing et Centre for Tobacco Control Research
(2) The Marketing Matrix: how the corporation gets its power and how we can reclaim it
(3) Le dossier préoccupant du marketing des boissons sucrées est une des priorités de la Coalition québécoise sur la problématique du poids, exposée dans le rapport Les dessous du marketing des boissons sucrées disponible sur http://www.cqpp.qc.ca
(4) Oui, au Québec on trouve des boissons sucrées dans les pharmacies! On y trouve aussi des chips et des barres chocolatées, mais heureusement plus de cigarettes depuis 1998…
(5) François Lagarde, Notre relation amour-haine avec le marketing, dans Investir pour l’avenir, Bulletin national d’information du Plan d’action gouvernemental de promotion des saines habitudes de vie et de prévention des problèmes reliés au poids, Vol. 4, No. 4, Octobre 2012, Direction des communications du Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec
(6) Voir notamment à ce sujet l’article d’Anne Le Pennec paru dans le numéro 270 d’Éducation Santé en juin dernier: Dossier Campagnes de prévention: au cœur de l’évaluation. Connaissez-vous le marketing social?
(7) «La SAQ est une société d’État qui a pour mandat de faire le commerce des boissons alcooliques et pour mission de bien servir la population de toutes les régions du Québec en offrant une grande variété de produits de qualité. (…) Consciente des impacts de ses activités commerciales, la SAQ contribue financièrement au maintien et au développement des activités d’Éduc’alcool dont le mandat est de promouvoir la consommation réfléchie de l’alcool (…) La SAQ a pour actionnaire le ministre des Finances, et ses administrateurs sont nommés par le gouvernement du Québec.» – extraits du site www.saq.com de la Société des Alcools du Québec
(8) Selon la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé