L’attention portée aux déterminants sociaux de santé est loin d’être une mode récente : l’épidémiologie n’a cessé, dès sa naissance, de démontrer les liens existant entre la santé et les conditions de vie. Elle a toujours eu du mal à prendre la place qui lui revient et reste un parent pauvre dans les politiques relatives au bien-être et à la santé. Mais elle a de solides racines.
Misère des peuples : mère de la maladie
Qui n’a pas entendu parler des inégalités sociales face à la santé ? Les professionnels ont le nez dessus chaque jour, l’Organisation mondiale de la santé lance l’alerte depuis les années ‘70, les médias relaient les études qui le démontrent, les chercheurs continuent à affiner leurs analyses.
Ce constat n’est pas neuf. Au XVIIe siècle, déjà, deux médecins anglais soutiennent la nécessité de tenir un registre des maladies et des événements touchant à l’éducation, au logement, aux professions, au mode de production (1) : ces aspects de la vie influent à leurs yeux sur la santé des populations.
Dans la même veine, l’ Abbé Claude Fleury, juriste et ecclésiastique français expose au tournant du XVIIIe siècle l’importance de la qualité de l’eau, du vêtement, du logement et des conditions de vie : il estime même que le gouvernement a la responsabilité d’améliorer ces conditions !
Un peu plus tard, lorsqu’arrive le siècle des Lumières, la pratique médicale est ébranlée : les philosophes croient au progrès de l’humanité guidée par la raison, et s’élèvent contre toutes les formes d’obscurantisme – notamment celui des médecins, dont la science pour le moins incertaine est intriquée aux superstitions et aux croyances religieuses (2) (Molière avait déjà, au siècle précédent, moqué le charlatanisme et la superstition dans ‘Le médecin malgré lui’).
Ces idées se renforcent grâce aux progrès de la science. Il devient clair que certains maux considérés comme inévitables ne le sont pas : il est possible d’en trouver les causes et de les combattre en amont. C’est dans cette voie que l’Angleterre, la première, organise un enseignement de santé publique et d’hygiène tandis qu’en France, des écoles de santé sont créées en 1794 au sein des écoles de médecine. Elles s’intéressent avant tout aux risques industriels et à l’assainissement de l’environnement, thèmes bien d’actualité en cette période de pré-industrialisation.
‘Misère des peuples : mère de la maladie’ : c’est le titre d’une leçon magistrale donnée en 1790 par Johann Peter Franck, doyen de la faculté de médecine de Pavie et directeur général de la Santé publique en Lombardie. Ce médecin clinicien allemand est aussi épidémiologiste et statisticien de la santé; il plaide pour que des enquêtes de population soient menées et que les causes de décès, de maladie et de stérilité soient élucidées sur base d’analyses statistiques. Ces idées se propagent via ses élèves dans divers pays : Danemark, Hongrie, Russie, Italie, Angleterre, France, Suisse.
Ainsi se construit une vision qui sera largement confirmée par les effets de la ‘révolution industrielle’ du XIXe siècle : les immenses progrès techniques réalisés à cette époque s’accompagnent d’un bouleversement des modes de production et des conditions de vie, d’une paupérisation des travailleurs (3) et d’un cortège de problèmes sanitaires, notamment les épidémies infectieuses. Pierre Charles Alexandre Louis (1787-1872), médecin clinicien français, constate l’inefficacité de la médecine clinique d’alors, particulièrement dans le domaine des épidémies; il introduit les méthodes statistiques appliquées à l’observation clinique. Un de ses élèves anglais, William Farr «dénonce vigoureusement la myopie clinique consistant à baser la pratique médicale thérapeutique sur une relation exclusivement individuelle médecin-malade, ignorant l’observation statistique qui, seule, permet d’anticiper la survenue de la maladie et de promouvoir une activité préventive».
Les médecins progressistes plaident ainsi pour que la médecine s’engage dans la voie de la santé publique : «La science médicale est intrinsèquement et essentiellement une science sociale et tant que cela ne sera pas reconnu dans la pratique nous serons privés de ses bénéfices et devrons nous contenter d’une coquille vide, d’un faux-semblant».
Médecine sociale et bactéries
Parallèlement, la médecine connaît deux tournants majeurs qui la sortent de l’empirisme et l’élèvent au rang d’une science. Le premier tournant est initié par Claude Bernard qui développe la médecine expérimentale, une «science conquérante» dit-il (4). Avec lui, le corps humain sort radicalement du domaine sacré : il peut être investigué, disséqué; le développement de l’anatomo-pathologie permet de mieux comprendre son fonctionnement et aboutit à plusieurs grandes découvertes médicales.
Le deuxième tournant est dû à Louis Pasteur qui réfute la théorie de la génération spontanée et prouve l’existence des germes. Cela permet de mieux comprendre les mécanismes de transmission et réaliser des progrès énormes vis-à-vis des maladies infectieuses. La consécration de Pasteur devient immense et internationale lorsqu’il met au point le vaccin contre la rage.
S’écartant des superstitions et des pratiques aléatoires ou charlatanesques, la médecine devient une science capable d’associer un germe à chaque maladie, une cause unique à toute manifestation pathologique. Une science qui semble tout promettre : «L’inconnu pathologique cède du terrain, les mystères du monde matériel trouvent des explications toujours plus fondées et plus convaincantes. La science, impérialiste, accroît irrésistiblement son territoire. Confortée par les premiers succès de Pasteur, la vérité scientifique, une et indivisible, est perçue comme immuable. Telle est la nouvelle foi du XIXe siècle!» (5)
Les hygiénistes sont les alliés convaincus de Pasteur et de la lutte contre l’infection. Mais en même temps, leurs visions globales passent un peu inaperçues. Le modèle bio-médical qui se construit propose en effet une lecture plus étroite de la maladie, ne s’attache pas aux conditions sociales qui la produisent. À vrai dire, «n’était-il pas infiniment plus facile de mobiliser les moyens et les énergies pour rechercher et découvrir un agent seul responsable d’une maladie et développer la lutte contre lui plutôt que de promouvoir de vastes programmes visant à modifier les habitudes de vie, à assainir les logements, à réglementer les conditions de travail, à éduquer la population ?»
Les indéniables progrès dus à Pasteur auraient en quelque sorte eu des effets pervers : «La maladie entrait dans le laboratoire qui du même coup devenait le lieu du progrès médical. La bactériologie était devenue la science dominante. Toute autre discipline médicale, et l’épidémiologie ne faisait pas exception, n’avait de valeur que relativement à elle».
Un malheureux divorce
Au début du XXe siècle, ce changement de paradigme modifie le cursus de formation des médecins et détermine les priorités de la recherche médicale. La médecine clinique et la santé publique entament leur divorce : l’épidémiologie, la prévention, les méthodes statistiques sont progressivement évacuées du curriculum médical. Les instituts d’hygiène acquièrent un statut propre, ce qui amène à distinguer clairement, d’une part les aspects populationnels/écologiques de la santé, d’autre part les aspects individuels et bactériologiques centrés sur la maladie.
Dès lors, les professionnels se spécialisent dans l’une ou l’autre direction – et auront par la suite bien du mal à retrouver des perspectives communes. D’autant plus que la médecine curative devient grâce à des progrès scientifiques et technologiques majeurs de plus en plus efficace et que le corps médical devient un acteur social puissant.
Changer de paradigme
Il faudra attendre les années 50 pour que l’épidémiologie et la santé publique trouvent un nouvel essor et soient reconnues comme des disciplines scientifiques à part entière. Elles sont toutefois encore bien loin de guider les politiques, comme le soulignait Alain Levêque (École de santé publique de l’ULB) à l’occasion du cinquantième anniversaire de son institution : «La santé publique reste, en Belgique comme dans la plupart des pays du monde, le parent pauvre des systèmes de santé. L’effort collectif consacré à la promotion de la santé et à la prévention reste insignifiant et les budgets mis à la disposition de ces politiques sont dramatiquement faibles. Les décideurs doivent être conscients que ne pas investir aujourd’hui mettra immanquablement en péril les finances publiques de demain et la santé des générations futures».
Devenez scandaleusement riches
Marie-Christine Closon, économiste de la santé à l’UCL précise et confirme ce constat dans une communication personnelle : «On observe clairement aujourd’hui un rendement décroissant des dépenses dans le secteur curatif. Autrement dit, il faut investir toujours plus pour obtenir un même niveau d’amélioration. Malgré ces investissements, les inégalités de santé persistent. Face à ces constats, de nombreuses voix s’élèvent pour prendre en compte, de manière beaucoup plus radicale, l’impact des facteurs environnementaux, sociaux, culturels, politiques, sur la santé.»
Cet article est largement basé sur un exposé de Brigitte Martin-Béran fait en 1995 à l’occasion du 25e anniversaire de l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive (IUMSP) à Lausanne.
Les citations non référencées viennent de ce texte. Il a été publié dans Santé Conjuguée n° 65, juillet 2013. Nous le reproduisons avec son aimable autorisation.
(1) Naissances et décès étaient déjà enregistrés à Londres et en France dès le XVIe siècle.
(2) A. Hoffman, ‘Pourquoi Dieu nous envoie-t-il des maladies’, Santé conjuguée n° 16, avril 2001.
(3) Robert Castel, ‘L’insécurité sociale: qu’est-ce qu’être protégé’, La république des idées, Seuil, octobre 2003.
(4) G. Canguilhem, ‘L’idée de médecine expérimentale selon Claude Bernard’, in Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968.
(5) Bruno Dujardin, ‘Politiques de santé et attentes des patients: vers un nouveau dialogue’, Karthal éditions Charles Léopold Mayer, 2003.