Par Marianne PREVOST Charlotte LONFILS Réflexions

Être en bonne santé cardiovasculaire: vaste programme! Cela implique de manger sainement, de faire de l’exercice physique, de ne pas fumer – le programme 0/5/30 comme on dit à l’Observatoire de la Santé du Hainaut (0 cigarettes, 5 fruits et légumes par jour, 30 minutes d’exercice physique).
Une manière de vivre qu’il n’est pas évident d’adopter sur le long terme, pour beaucoup d’entre nous: la vie moderne favorise plutôt la sédentarité, la malbouffe et la dépendance à divers produits. Encore plus chez les plus vulnérables, ceux qui ont moins de moyens socio-économiques: il est de plus en plus évident que les inégalités sociales face à la santé ne font qu’augmenter et qu’elles sont, notamment, liées à une plus grande difficulté pour ces personnes de vivre en protégeant leur santé.
Favoriser la santé de tous passe par des mesures structurelles relatives à divers domaines: le travail, l’emploi, le logement, la production alimentaire, sans compter le développement d’infrastructures sportives accessibles, d’espaces verts et de plaines de jeux, etc. Et, on ne le dira jamais assez, inciter à des changements individuels que les conditions objectives ne permettent pas ou rendent très difficiles, cela impose beaucoup de prudence et de réflexion éthique: il ne faudrait pas en arriver à «blâmer la victime» comme on a facilement tendance à le faire. L’appel à projets «Bien-être et santé du cœur auprès de la population défavorisée», lancé par la Fondation Roi Baudouin, représente donc un fameux défi.

Des publics diversifiés

Les projets qui ont été retenus ont chacun leurs spécificités, comme on peut le voir dans les présentations de ce numéro; notre propos sera ici de souligner les points communs, les lignes de force qui traversent l’ensemble de ces initiatives.
Ces projets s’adressent à différents publics. La plupart d’entre eux sont indubitablement «défavorisés» – dénomination commode pour classifier, mais qui ne doit pas faire oublier la grande diversité de ceux qui se retrouvent dans cette catégorie… Ils sont migrants (Le Monde des Possibles), détenues (Service Éducation Santé de Huy), habitants de cité sociale ou de quartiers pauvres (Bouillon de Cultures, Intercommunale de santé de Saint Ghislain), élèves d’une école professionnelle (Institut Sainte-Marie, Seraing), apprenants en alphabétisation (Lire et Écrire, Charleroi), stagiaires en formation (Régie des quartiers d’Amay), personnes sans domicile fixe (Comme chez Nous, Charleroi), allocataires du CPAS entrant dans les conditions de l’insertion sociale (CPAS de Namur). Dans ces cas, l’association promotrice s’adresse, en général depuis plusieurs années, à un public précis qu’elle connaît bien et avec lequel elle a déjà, parfois, construit des activités liées au bien-être et au développement de compétences.
D’autres associations s’adressent au départ à un public «général», qui comprend en théorie toutes les gradations possibles entre le «favorisé ++» et le «défavorisé ++». C’est le cas des maisons médicales (même si dans les faits leur patientèle s’avère en moyenne plus défavorisée que la population belge). Dès lors, elles peuvent choisir de cibler un sous-public plus défavorisé: Cité Santé organise ainsi des cours de gym sur la demande de femmes maghrébines socialement isolées. Ou bien, comme l’IGL, Aquarelle, et les maisons médicales qui travaillent avec le GRACQ, elles s’adressent à l’ensemble de leur patientèle, en veillant à l’accessibilité de ce qu’elles proposent. Il y a dès lors, bien sûr, le risque d’attirer au départ ceux qui en ont le moins besoin, mais cela permet parfois de constituer un groupe moteur qui attirera d’autres personnes dans un deuxième temps.
L’équipe de Barvaux représente une situation mixte, puisque, tout en proposant des activités à tous, elle collabore étroitement avec des associations locales visant les plus démunis.
La Maison de l’Éveil et de la Santé représente un autre cas de figure: cette association, qui offre des activités de loisir pour tout public – mais dans une région défavorisée – vise, dans le cadre du projet soutenu par la Fondation Roi Baudouin, à rendre ces activités accessibles au public du CPAS voisin. Enfin, le Plan de Cohésion Sociale de Chimay vise un public très hétérogène, précarisé, étudiants, personnes âgées isolées, sur une zone assez étendue, qu’il semble particulièrement difficile de fidéliser dans une activité soutenue.

Les relais

Plusieurs projets s’adressent à des relais, selon deux cas de figure. Dans le premier, le promoteur du projet appartient au même terrain que ces relais. C’est le cas pour Forest Quartiers Santé (FQS) qui propose aux éducateurs de rue appartenant à des associations locales, une formation relative au développement des compétences psycho-sociales chez les jeunes, dans le cadre du tabagisme. À l’origine, FQS souhaitait s’adresser à un plus grand nombre d’associations, y compris dans d’autres communes de Bruxelles. En fin de compte, la restriction à des associations locales fait que formateurs et formés agissent sur un même territoire, avec un public commun – auquel FQS propose par ailleurs un panel d’activités communautaires.
La formation se déroule plutôt comme une «formaction», les intervenants étant amenés à faire des bilans communs et à tirer de cette expérience des enseignements propres à dégager de nouvelles pistes.
L’IGL et la maison médicale de Barvaux visent aussi leur propre terrain, à la fois les patients et les soignants. Vis-à-vis des soignants, il s’agit de les outiller pour qu’ils développent une approche plus promotrice de santé: des temps de mobilisation, de formation et d’échanges sont organisés. On peut, ici aussi, parler de «formaction», ancrée dans une forte proximité avec le public et les relais. L’intérêt de ces stratégies est qu’elles permettent de construire des compétences qui transformeront la pratique à long terme – et qui, si elles sont particulièrement nécessaires pour toucher les personnes plus vulnérables, sont aussi très utiles dans le cadre d’un travail avec une population tout venant.
L’autre cas de figure, c’est celui des associations qui passent par des relais pour atteindre une population défavorisée qu’elles ne touchent pas habituellement. Ainsi, le GRACQ s’appuie sur les maisons médicales de Bruxelles, et les associe assez vite au projet; pour bien jouer leur rôle, les équipes concernées doivent être très actives, cela s’ajuste en cours de projet. La Maison de l’Éveil et de la Santé passe par les assistants sociaux des CPAS pour promouvoir la participation à ses activités – mais cela n’est pas évident. En effet, ces acteurs rencontrent leurs bénéficiaires dans un cadre professionnel précis : leur proposer des activités de loisir, cela change leur cadre de référence habituel, ils ne voient pas bien comment intégrer ce changement… Dès lors, le promoteur envisage la possibilité de faire appel à d’autres relais.

Travailler la complexité

Un point commun, très intéressant: les projets reposent sur une perception juste de la complexité des modes de vie liés à la santé cardiovasculaire – et à la santé tout court -, et du fait que ceux-ci sont liés à des conditions de vie, à des savoir-être transversaux. On est loin d’une simple transmission de connaissances: tous les promoteurs tentent de munir les gens de compétences nouvelles qui seront mobilisables, accessibles en dehors du projet, et utiles pour bien d’autres aspects de leur vie que la santé cardiovasculaire. Parmi ces compétences, on retrouve en gros celles qu’a définies l’OMS, et autour desquelles FQS a construit sa formation: l’esprit critique, l’estime de soi, le lien social, la capacité de faire des choix, le développement d’une identité collective et de compétences sociales… Il s’agit donc bien d’une approche de promotion de la santé.

Impliquer le public

Travailler de cette manière implique de créer une relation de confiance avec le public; cette relation ne peut s’installer que sur la durée. La plupart des projets sont d’emblée dans ce contexte car leur mission, leur approche générale impliquent une stabilité et parfois un contact soutenu avec un public partageant dès le départ un milieu de vie commun – l’école, la prison, le quartier – ou réuni dans une activité de formation, d’insertion sociale importantes pour leur trajet de vie: c’est le cas pour Lire et Écrire, la Régie des quartiers, Le Monde des Possibles, le Service d’insertion sociale du CPAS à Namur. Dans ces situations, les gens partagent d’emblée des moments collectifs et c’est un atout certain pour les mobiliser dans un projet.
Ce n’est pas toujours le cas: les patients d’une maison médicale, les bénéficiaires d’un CPAS ne sont pas forcément amenés à se rencontrer, ne se considèrent pas forcément comme appartenant à un groupe. La réussite des projets est alors liée à la possibilité de créer du collectif là où il n’existe pas à priori.
Autre point intéressant: la plupart des projets s’attachent particulièrement à développer une approche non normative et à articuler les connaissances médicales avec les représentations, les pratiques de leur public. Ils se basent sur une bonne connaissance des besoins objectifs de ce public, souvent étayée par des données existantes. Cependant, tous n’ont pas la même approche en ce qui concerne l’expression de ces besoins par les gens eux-mêmes: certains passent, plus que d’autres, un temps considérable à faire émerger les attentes, les ressources mobilisables dans leur public. La co-construction apparaît alors comme un élément clé du projet – et devient un gage de sa réussite. Cela peut sans doute ralentir la mise en œuvre de certaines activités, mais celles-ci gagnent souvent en pertinence. Et quand le public s’implique activement, c’est parfois lui qui souhaite que le projet se poursuive – ce qui est très dynamisant pour les promoteurs!
La plupart des promoteurs ont bien sûr le souhait d’impliquer leur public; toutefois, il faut bien dire que le contexte est plus ou moins favorable à une telle collaboration. Notons que certaines associations, qui ont déjà une grande expérience en la matière, ont développé un savoir-faire, des méthodes et des outils bien adaptés sur lesquels les acteurs peuvent s’appuyer.

Une pérennité envisageable, envisagée

La plupart des promoteurs se donnent donc des perspectives à plus ou moins long terme, au-delà du temps défini dans le cadre du subside de la Fondation Roi Baudouin. C’est d’autant plus envisageable lorsque la promotion de la santé faisait déjà partie, avant l’appel à projets, des missions ou des démarches mises en place par la structure. C’est le cas pour FQS et l’Intercommunale de Santé: la promotion de la santé est au cœur de leur mission. C’est aussi le cas pour l’Institut Sainte-Marie de Seraing, dont l’équipe organise depuis quelques années des activités en lien avec la santé des élèves, ainsi que pour les maisons médicales qui ont une mission de santé communautaire et de prévention, ou encore pour le Service d’éducation pour la santé de Huy et l’association Comme chez nous.
Dans certains cas, les promoteurs ont eu d’emblée l’idée de créer des conditions favorables à une pérennisation du projet, notamment en l’intégrant dans un cadre existant, voire dans des activités familières au public concerné. Pour d’autres, cet abord de la santé ne fait pas partie de leurs missions ou de leurs activités habituelles, mais ils ont pu, à travers ce projet, saisir la possibilité et l’intérêt de l’intégrer à plus long terme, éventuellement autour d’autres problématiques – parfois proposées par leur public lui-même. Lire et Écrire, Bouillon de Cultures et Le Monde des Possibles (qui avaient déjà auparavant été subsidiés par la Fondation Roi Baudouin dans le cadre d’un projet sur l’alimentation), en sont quelques exemples.
Les probabilités de pérenniser le projet nous semblent plus fortes lorsque les promoteurs ont d’emblée perçu que l’essentiel était de développer l’autonomisation, l’empowerment, plutôt que de se focaliser sur une modification des comportements liés à la santé cardiovasculaire; la plupart des associations conçoivent leur projet de cette manière, bien qu’elles ne soient pas toutes aussi bien outillées pour le faire.

Partenariats et collaborations

Une manière de donner une plus grande chance de pertinence et de longévité à un projet, c’est aussi de susciter l’intérêt, et d’impliquer d’autres acteurs locaux; on peut observer que la plupart des associations prennent soin d’établir des collaborations, des partenariats et/ou de s’appuyer sur des collaborations déjà actives. Dans un cas, celui de l’Intercommunale de santé, la construction de ce partenariat est l’objectif même du projet: l’équipe porteuse vise à mobiliser, dynamiser des ressources locales autour de l’exercice physique, et non pas à proposer elle-même des activités au public. C’est d’ailleurs dans ce cadre de partenariat qu’est définie sa mission, elle a donc construit son projet en cohérence avec celle-ci et a pu bénéficier d’un ancrage local déjà bien établi.
Globalement, la place effective des partenaires dans le projet est variable; elle est largement liée aux contacts, aux partenariats déjà construits auparavant. Les partenaires sont associés, soit à l’analyse de départ, soit à la construction du projet, soit à sa mise en œuvre, soit à sa diffusion – ou tout cela à la fois, mais c’est très rare.
L’intérêt de ces collaborations apparaît théoriquement clair pour tout le monde – mais tout n’est pas rose, et certaines réticences existent. L’IGL pointe à cet égard un problème sans doute assez général: le fait que la collaboration avec d’autres intervenants, surtout lorsqu’ils appartiennent à un autre secteur, implique l’ouverture à un cadre de référence différent. En l’occurrence, cette association a observé que l’ouverture à une démarche communautaire posait parfois problème, tant aux travailleurs de maisons médicales qu’aux usagers, les uns et les autres se situant habituellement dans une relation individuelle plutôt curative.
Les principales difficultés du partenariat semblent être un manque de définition claire des tâches respectives, ou encore une collaboration établie trop rapidement pour que les partenaires aient pu s’approprier la démarche; ou encore le départ de travailleurs en cours de projet. Ce dernier problème freine le déroulement du projet, surtout lorsque le travailleur qui s’était mobilisé dans un partenariat n’avait pas pu engager vraiment son institution; et, même si l’institution partenaire s’engage suffisamment pour confier le suivi à un autre travailleur, il arrive que la mémoire, le sens du projet se transforme ou se perde en cours de route. La mobilité des travailleurs fait malheureusement partie de la réalité du secteur non-marchand, et freine souvent la durée des projets.
Peu d’associations ont recours à un accompagnement méthodologique, à un regard extérieur – bien que cela semble fort nécessaire dans certains cas. Quelques-unes consultent les CLPS ou l’OSH, d’autres méconnaissent les ressources disponibles ou ne perçoivent pas bien l’utilité d’une aide méthodologique. Peut-être certains craignent-ils un regard extérieur qui pourrait les amener à questionner ce qu’ils ont déjà entrepris? On ne peut que souhaiter voir se développer une plus grande collaboration, dès le départ des projets, entre les intervenants de terrain et les services à même d’apporter un support méthodologique.
La plupart des projets ne sont à l’heure actuelle pas terminés. Une chose est certaine: on peut dès maintenant se réjouir de toutes ces initiatives, qui montrent qu’un travail sur les inégalités de santé est possible sur le terrain, et utile. Nous avons pu constater que ces projets amènent les intervenants à repenser leur démarche, à mieux s’ouvrir aux difficultés et au potentiel des publics concernés. Ils permettent aussi à ceux-ci de prendre une autre conscience de leur santé et des moyens simples qu’ils peuvent développer pour la conserver ou l’améliorer.
Marianne Prévost et Charlotte Lonfils , Fédération des maisons médicales
Adresse des auteures: FMMCSF, Bd du Midi 25/5, 1000 Bruxelles. Courriel: fmmcsf@fmm.be. Internet: http://www.maisonmedicale.org .