Lors d’une conférence organisée par le CEPULB (1), le Dr Jean-Pierre Jacques , médecin, psychanalyste et psychothérapeute qui fut membre fondateur de l’association Modus Vivendi ou encore médecin-directeur du projet LAMA, a fait le point sur ces ados qui se défoncent, à l’alcool et aux drogues notamment. De son allocution, on retiendra une analyse bien sombre de la prévention de ces comportements destructeurs…
Intitulée «Ados bitus, défoncés, déchirés», la conférence du Dr Jacques met le doigt sur une problématique qui inquiète l’opinion publique, incitant aussi les pouvoirs publics à agir, mais sans parvenir à être efficaces. « Ces adolescents ont une démarche auto – agressive par l’abus d’alcool et de drogues . On retrouve chez eux le double mouvement ’adolescentaire’ : à la fois le refus du Système , de l’ordre établi et de ses règles , et l’agressivité , la tendance auto – destructrice au mépris de la pulsion d’auto – conservation . Contrairement aux mouvements contestataires , comme les hippies , les rappeurs , les punks , etc ., on voit qu’aujourd’hui , des jeunes se révoltent de manière indistincte contre le système : ils n’ont aucun combat précis , aucune revendication claire . Les lacaniens affirment qu’ils manifestent un appel au Père . Mais comment penser une prévention intelligente dans l’usage des drogues , dans ce contexte ? Comment transmettre des valeurs et des règles d’une génération à l’autre , alors que celle – ci les récuse précisément ?», questionnait-il en guise d’introduction.
De par son expérience dans les associations qui s’occupent des jeunes drogués, le Dr Jacques constate la discordance qui existe entre les « maigres moyens réellement consacrés à la prévention par rapport aux incantations politiques et aux attentes des familles et des citoyens qui considèrent pourtant la prévention comme essentielle . Mais pourquoi une telle discordance ? Par hasard ? Par incompétence ? Ou plutôt par perte de l’illusion de pouvoir mener une prévention des abus des drogues dans des régimes libéraux et consuméristes ? En effet , il peut sembler dérisoire d’investir dans une prévention aux effets incertains , tout comme on peut le voir dans la prévention du suicide : il n’y a pas d’investissement pour prévenir le licenciement ou les chagrins d’amour , deux causes primordiales du suicide … Idem pour la médecine préventive , l’échec scolaire , les violences familiales … Alors à défaut de pouvoir prévenir , on décrit , on observe …»
Crise de la prévention?
En 2003, Rita De Boeck concluait une recherche en constatant que malgré les campagnes de prévention, la consommation de drogue, tabac et alcool augmentait chez les jeunes. En 2005, le rapport national belge sur les drogues constatait une augmentation de la consommation de cannabis en Communauté française ainsi qu’une stagnation – mais à un niveau élevé – de l’héroïne. Seul l’ecstasy semblait diminuer un peu. Des tendances confirmées dans le rapport de 2006.
Le Dr Jacques ne peut s’empêcher de s’interroger sur la période où l’on vit et sur la société dans laquelle les jeunes évoluent. La démocratie si prometteuse favorise à la fois les libertés, mais aussi les déceptions. Ce qui se constate tout particulièrement dans les sociétés qui passent d’un régime de type totalitaire vers un régime proche du nôtre, qui promet le bonheur pour tous… Mais tous ne s’y retrouvent pas, avec les déceptions que cela engendre.
Et puis, corollaire à la démocratie, il y a l’économie de marché: «On veut diminuer la consommation de drogue, dans un siècle où on promeut la surconsommation de tout le reste … En effet , le développement économique dépend de la croissance qui elle – même dépend de la consommation ! Avec le capitalisme total , la mondialisation , tout incite à la jouissance immédiate . Avant , il y a moins de deux générations , la jouissance était taboue : on ne pouvait se l’accorder que dans l’intimité , la culpabilité et furtivement , dans un contexte où la société était dominée par la sobriété , l’épargne , l’ordre , le refoulement . Aujourd’hui , le mot d’ordre est précisément la jouissance : elle est le moteur du développement personnel et de l’économie . Et comme on le sait , il ne faut plus d’entraves à l’économie : ses freins doivent tomber , comme sont tombées les frontières et toutes les limites dont les valeurs morales qui pourraient rendre l’accès aux biens plus difficile .»
Et de comparer cette rage de consommer et de profiter de tout à cette quête enfantine: « A peine possède – t – on quelque chose qu’on désire autre chose ! C’est un mode d’assujetissement au bénéfice du profit . L’être humain est réduit à un consommateur sans réflexion , ce qui peut générer le désarroi . Certains peuvent dès lors chercher un réconfort dans la drogue .»
Drogué: prototype du consommateur-type?
Si cette recherche de consommation pour le plaisir immédiat peut se retrouver dans la consommation de drogue, le Dr Jacques souligne que cette dernière est une marchandise particulière: « Le drogué incarne – à tort ! – un mode de jouissance totale , sans limite , sans morale , sans connaissance des conséquences de ses actes : c’est le sujet consommateur sans sens critique que l’on retrouve dans notre société actuelle . Il correspond au sujet pulsionnel typique , qu’attend le marché , à savoir celui qui ne réfléchit pas avant d’acheter le nouveau GSM , le dernier home – cinema , un GPS sans en avoir de réelle utilité … De l’autre côté , il est une figure honteuse , scandaleuse , puisque les produits qu’il convoite sont prohibés par la loi … Il est honteux aussi parce qu’il néglige les biens de consommation habituellement convoités par le reste de la société , comme la voiture , la maison , la cuisine , etc . Par ce côté , ils sont réfractaires au capitalisme , préférant la bouteille , le cachet ou la piqûre …»
Et il observe également le phénomène de deal: « Comme l’a observé Pascale Jamoulle , les dealers font du deal une espèce d’ascension sociale , pour échapper au destin ‘ minimex – CPAS’ qui attend 40 % des sujets des cités . Ils sont tout aussi adeptes des idéaux de marché !» Avoir de l’argent pour exhiber sa réussite matérielle…
Dans ce contexte où la marchandisation de la société semble donc forger les mentalités consuméristes, comment prévenir les abus nocifs? « Il y a eu différentes tentatives , plus ou moins bonnes : information , dissuasion , dépistage précoce des situations d’abus ou encore politique de limitation des risques , pour réduire la mortalité et la morbidité des usagers . Dans le domaine des drogues , c’est un champ dans lequel on peut dire qu’on a eu un certain succès sur le terrain . Malheureusement , cela ne fait pas diminuer le nombre de consommateurs …»
Pas un hasard
Petit retour en arrière, bien utile pour comprendre la méprise, selon le Dr Jacques, qui plombe les politiques de prévention. En 1921, une loi a été votée afin de prévenir la consommation de drogue. L’idée sous-jacente étant que la «rencontre» avec la drogue est le fruit du hasard. Parce qu’elle procurait un plaisir immédiat, celui qui en consommait avait d’office envie de continuer: il fallait donc éviter le contact. « Aujourd’hui , on sait que les drogues ne sont pas sur notre chemin par hasard . Il faut qu’il y ait une demande et l’obtention de cette drogue sera liée aux rencontres qui seront faites dans cette quête . Voilà pour les cas aigus de recherche active de drogue . Dans les cas moins aigus non plus , cette recherche n’est pas le fruit du hasard . Ces cas , ce sont par exemple les gens qui ont subi des traumatismes , des maltraitances durant leur enfance , etc . La drogue va alors être susceptible de répondre à un mal – être . On peut donc dire que cette loi de 1921 pour contrarier l’entrée en drogue est inefficace .»
Selon le Dr Jacques, cette volonté des jeunes de «se défoncer» peut être pour certains d’entre eux une volonté délibérée de s’auto-détruire, consciente ou non. « Certains jeunes manifestent ainsi leur résistance à la volonté des adultes de vouloir leur bonheur . Ces jeunes ne veulent pas être en santé , ils sont réfractaires au bien que les autres leur veulent , non pas par perversion , mais parce qu’ils ont une douleur au plus profond d’eux , qu’ils en soient conscients ou non .»
Une prévention plus efficace: comment?
Ces constatations peuvent-elles dès lors aider à la prévention de la consommation de drogue, à établir des programmes plus adaptés, donc plus efficaces? « Le partage des expériences n’est pas nécessairement une bonne chose . Pour prendre un exemple flagrant , le film ‘ Moi , Christiane F ., 13 ans , droguée , prostituée’ ( 2 ) a servi de mode d’emploi à un grand nombre de jeunes qui ont débuté leur consommation de drogue ; à l’instar d’une campagne publicitaire dans les années 90 , qui montrait les corps décharnés des drogués . La prévention de la toxicomanie est très individuelle , selon le vécu de chaque toxico , et de chaque usager de drogue potentiel . Il n’y a pas de vérité pour tous . Or , les campagnes de prévention sont stéréotypées , trop homogènes , ne tenant pas compte de cette multiplicité de cas .»
Le mode de communication aussi est essentiel: « On a fait l’expérience de la prévention à l’école selon trois modèles : dans un premier groupe , rien n’était fait : pas d’information pas de sensibilisation ; dans un deuxième groupe , on a donné une information sur les effets néfastes de la drogue sur la santé physique et mentale ; et dans un troisième groupe , on a organisé un débat , une discussion avec les jeunes , librement , en les laissant s’exprimer . Après 6 mois , les résultats ont été évalués : dans le premier groupe , l’effet était neutre : ni plus ni moins de drogués ; dans le deuxième groupe , c’est là qu’on a vu le plus grand engouement pour les drogues , comme si l’information négative sur l’effet des drogues agissait comme une publicité . Mais dans le troisième groupe , on a assisté à une légère diminution de l’intérêt pour les drogues . Malgré des débats parfois très houleux , parfois même des disputes , on peut parler d’effet ‘ protecteur’ dans les classes de 3e et 4e secondaires …»
Autre aspect important de la prévention: la légitimité de celui qui donne le message. « Pour avoir des chances d’atteindre son but , le message dispensé doit l’être par une personne sur laquelle le jeune peut effectuer un transfert . Il est donc essentiel de se demander si le sujet peut attribuer à son interlocuteur un certain savoir et une certaine capacité à changer quelque chose . La parole de prévention n’aura d’effet que si celui qui la prononce a une légitimité par rapport à celui qui l’écoute . Et c’est pour cela que les éducateurs et les parents ne sont pas nécessairement ‘ accrédités’ : cela sera au mieux inefficace , au pire contre – productif ! On a vu que la prévention du sida chez les drogués par d’autres usagers de drogues était efficace . Chez les ados , d’autres ados ont une légitimité . Je constate donc qu’un moyen efficace , à savoir la prévention par les pairs , est sous – employé , au détriment des campagnes grand public , tout à fait inutiles », conclut le Dr Jacques.
Au vu de cette expérience et de ce point de vue de terrain, reste à voir si les autorités oseront aborder une réflexion de fond sur ce sujet brûlant, qui, il faut aussi bien l’avouer, rebute à la fois les parents et les éducateurs, par peur de provoquer des comportements nocifs. Mais si la prévention est bien pensée, elle devrait au contraire enfin parvenir à ses fins…
Carine Maillard
(1) Conseil de l’éducation permanente de l’ULB, qui organise une ‘université du temps disponible’.
(2) Christiane F – Wir Kinder vom Banhof Zoo, film d’Uli Edel de 1981