Le petit récit suivant évoque-t-il quelque chose pour vous?
Annie est animatrice dans une maison de quartier; elle décide d’organiser des ateliers-cuisine pour les femmes qui fréquentent régulièrement ce lieu communautaire. Sensibilisée aux questions de santé et à l’équilibre nutritionnel, elle y entrevoit une manière d’améliorer leur alimentation et d’apporter des réponses concrètes aux constats qu’elle fait quotidiennement.
Lors de la première séance, le succès est au rendez-vous: les participantes sont nombreuses, elles interagissent dans une ambiance conviviale. Lorsqu’Annie leur demande si elles referont la recette à la maison, un bref silence s’installe, trahissant une certaine gêne dans le groupe. Mais que s’est-il donc passé?
Ce petit récit illustre les premières pages du carnet Questionner les représentations sociales en promotion de la santé, faisant écho à des souvenirs de situations vécues par les lecteurs.
Nous avons choisi Annie, mais ç’aurait pu être Pia ou Christophe qui animent des ateliers autour de l’alimentation ou Bénédicte, Marie et Anne, responsables de projets de santé communautaire dans des maisons médicales et dont les témoignages sont repris dans cet article.
À l’origine de ce carnet: la rencontre de quatre associations
Ce carnet réalisé de concert par les centres locaux de promotion de la santé de Bruxelles (CBPS), de Namur, du Luxembourg et par Cultures & Santé, apporte des éclairages aux questions que posent souvent les acteurs de terrain dans la mise en œuvre d’actions collectives autour de la santé…
«Comment faire pour que les personnes participent et adhèrent à mon activité? Pourquoi mon atelier ne rencontre-t-il pas le succès attendu et n’atteint-il pas les objectifs que j’avais définis? J’ai l’impression qu’ils ne trouvent pas cela important. Et pourtant…»
Nous avons une tendance naturelle à construire nos actions à partir de notre propre logique et de nos propres représentations. Ces dernières sont des grilles de lecture et d’interprétation du monde que chacun porte en soi. Elles se construisent au fil des expériences personnelles vécues, de ce que l’on nous a transmis; elles dépendent du contexte social, culturel, politique, éducatif, […] dans lequel chacun évolue. Elles diffèrent donc d’un individu à l’autre (ou d’un groupe à l’autre). Elles ont ce pouvoir immense de guider nos comportements, nos actions et de leur donner du sens.
La question des représentations sociales est omniprésente dans les processus de mise en œuvre de projets autour de la santé. L’envie d’outiller les acteurs de terrain autour de cette question a réuni nos quatre associations autour d’une production commune.
Le carnet se veut une invitation lancée à tous les acteurs du social, de l’éducation, de l’insertion socioprofessionnelle ou de la santé, à la prise de recul sur les pratiques d’animation et sur les manières d’envisager et d’aborder la santé. Au cœur de ce projet de création, la volonté était de réaliser un support proche du vécu et agréable à lire qui proposait une trame narrative, l’histoire d’Annie, enrichie de repères théoriques.
Du questionnement de ses propres représentations (et celles de son équipe)…
Reprenons le cours de notre histoire. De fil en aiguille, Annie est amenée à s’interroger: «Pourquoi les femmes ne referont-elles pas la recette chez elles?», «Pourquoi suis-je en décalage par rapport à leurs préoccupations?», «Pourquoi je veux agir autour de la santé et de l’alimentation?» «Pourquoi mes collègues me demandent de faire cette animation?».
Annie pose un regard sur ses activités, ses objectifs en matière de santé et finalement sur ses propres représentations autour de la santé, de l’alimentation, du corps, du bien-être, de ce qu’est une recette facile et équilibrée, d’une action de promotion de la santé…
«C’est intéressant de se questionner soi-même car on véhicule tous quelque chose, on a toujours des a priori.» confie Bénédicte.
Les intentions d’actions et les activités se nourrissent souvent d’attentes multiples et variées: celles de l’animateur, de l’équipe, de l’institution, des personnes qui fréquentent l’institution… sans oublier celles des partenaires, voire des décideurs politiques. Elles se confrontent, se télescopent et dans le meilleur des cas se juxtaposent ‘sagement’ à côté des valeurs, des normes, des prescrits véhiculés çà et là dans la société.
«Je me sens parfois entre deux, entre le groupe qui – je le sens – a ses idées et ses représentations des choses, et mes collègues qui ont aussi leurs propres représentations et préoccupations» explique Marie.
Questionner cette complexité, seul ou en équipe, constitue une étape dans le processus que nous pourrions qualifier de ‘détricotage’ apportant la lumière sur nos actions, la logique et les propres préoccupations que nous y mettons.
…au questionnement des représentations des personnes concernées par nos actions: un levier en faveur de la santé!
Comme elle l’a fait pour elle et ses collègues, Annie a envie d’interroger les femmes du groupe avant d’aller plus loin dans son projet d’atelier.
Questionner les publics peut revêtir une multitude de formes. Il s’agit essentiellement de créer un espace d’échanges et de paroles: celui-ci ne peut être pleinement investi par les participants que si une dynamique collective positive, de respect et d’écoute en constitue le cadre. Cela implique, en tant qu’animateur, de se positionner sur le même plan que les participants; chacun est porteur de savoirs, de compétences et de ressources.
«Il y a souvent cette image du professionnel parfait qui sait tout[…]. Ce n’est pas toujours évident de montrer le rôle que nous avons, c’est-à-dire un rôle où nous sommes en retrait par rapport au groupe. Le groupe, ce sont d’abord les participants. Mon rôle en tant qu’animateur, c’est de favoriser les liens, rendre l’atmosphère conviviale, expliquer les modalités techniques mais ce n’est que superficiel», relate Marie.
Quel lien existe-t-il entre une posture de questionnement qu’une animatrice décide d’adopter et l’amélioration de la santé des participants? Des effets positifs sur les personnes en termes d’écoute, de prise de parole, d’estime de soi, sont observés par les animateurs:
«C’est valorisant, la personne parle d’elle, ça lui fait du bien, on reconnait sa parole, ce qu’elle dit, ce qu’elle fait. Ça la met dans une position intéressante. Au sein d’un groupe encore plus: elle prend de la place physiquement, elle est plus à l’aise. Nous [les animateurs], on apprend plein de choses […]».
Citons également la reconnaissance des savoirs et des expériences, la mise en lien avec les autres… autant de dimensions fondamentales dans la réussite d’un projet et qui sont également des leviers en matière de santé.
«Je remarque, au fil des ateliers, qu’il y a des participants qui ont beaucoup de ressources. Ils connaissent beaucoup de choses, parfois plus que moi», poursuit l’infirmière en santé communautaire.
En laissant une place ouverte pour exprimer ce qui fait sens pour chacun des membres du groupe, cela permet de replacer l’autre dans son environnement et son contexte de vie, sans préjuger de ses pensées sur le monde qui l’entoure, ni porter un regard stigmatisant ou culpabilisateur sur la personne elle-même.
Par ailleurs, des effets positifs en termes de participation au projet peuvent apparaître: «Cela réaugmente peut-être leur appartenance à l’activité […]. Il y a des moments où l’on est trop dans une routine et requestionner ça donne du sens pour nous, mais aussi pour les participants».
Certains supports et techniques peuvent soutenir des animations de questionnement. En voici quelques exemples, disponibles dans les centres de documentation des CLPS de votre territoire: les imagiers, les Photolangages©, le Brainstorming, le Métaplan©…
«Il faut pouvoir poser une question, laisser un outil pédagogique sur une table, sans spécialement cadrer, laisser venir les choses pour voir où cela mène. Cela provoque des trucs et il faut pouvoir sauter dessus, ce qui n’est pas toujours évident et qui est épuisant», témoigne Marie.
Exercice pratique
Dans le cadre du projet Communes bruxelloises Sida-IST initié par le Centre bruxellois de promotion de la santé et la Plate-forme prévention sida, l’outil permet lors des formations organisées pour les acteurs de terrains (éducateurs de rue, plannings familiaux, agents communaux, PSE, PMS…) de démarrer un travail sur diverses dimensions touchant au champ des représentations (qu’elles soient personnelles ou professionnelles) liées, par exemple, à la sexualité, aux modes de contamination… Autant de réflexions qui peuvent se prolonger (grâce à l’acquisition du support) une fois de retour dans les équipes.
Et après?
La question «Et après? Qu’en fait-on?» est fréquemment posée par les personnes s’intéressant à de telles démarches. En questionnant les participants à l’orée des projets qui sont développés, s’ouvre un espace indéfini, qui sera nourri par les paroles, les envies, les ressources des personnes qui s’exprimeront.
Cette incertitude quant à l’allure finale des activités peut être troublante car elle va à l’encontre de certaines normes de travail: souvent, ce sont des projets ficelés, concrets et déterminés qui sont attendus, car cela rassure de (sa)voir quel sera le produit final, le livrable.
Pourtant, cette démarche peut permettre d’ouvrir le champ des possibles: des pistes apparaissent, ainsi que des freins, des priorités ou d’autres problématiques… Au professionnel et au groupe de s’en saisir pour mettre en place de nouveaux projets, définir des objectifs légitimes, compris et partagés.
Pour Annie, questionner les femmes de l’atelier-cuisine, va lui permettre de multiplier les dimensions qui pourraient être abordées autour de l’alimentation (de l’achat à la place de la famille en passant par la préparation et l’acte de manger). En outre, cette démarche lui permet de redéfinir la place du groupe concerné par son action, comme en témoigne Bénédicte:
«Rien que le fait de leur poser des questions les fait réfléchir, les met dans une position où ils se posent des questions. Les participants vont donc mettre un autre sens dans l’atelier et le nourrir autrement, sans toujours s’en rendre compte eux-mêmes. Sinon, ils rentrent aussi dans une routine, ils viennent à l’atelier cuisine parce que c’est leur routine, pour retrouver les mêmes, passer un bon moment».
L’essentiel, finalement, ne serait-il pas dans le processus initié? C’est en tout cas l’une des questions qui a guidé les différents CLPS et Cultures & Santé dans la réalisation de ce carnet.
La brochure est disponible en téléchargement et gratuitement dans chaque Centre local de promotion de la santé ou auprès du centre de documentation de Cultures & Santé.
Adresse des auteurs: Cultures & Santé, rue d’Anderlecht 148, 1000 Bruxelles. Tél.: 02 558 88 10. Site: www.cultures-sante.be. Courriel: info@cultures-sante.be. Centre de documentation ouvert du lundi au mercredi et le vendredi de 9h30 à 16h30.
Les extraits de paroles sont issus d’une interview avec Bénédicte Hanot, de la Maison Médicale des Marolles et de Marie Deschrevel de la Maison Médicale des Riches-Claires.
«Motus, des images pour le dire», Le Grain asbl, Question santé asbl, Belgique, 2010 et «Dixit Odyssey», Libellud, France, 2011