Bien que des dérives soient déplorées dans leurs pratiques commerciales, les alcooliers ont généralement conscience des exigences légales de la protection des consommateurs. Mais la législation sur la question est très floue, peu connue et donc peu respectée. Aujourd’hui, la pression des lobbies «alcool» freine considérablement la mise en place d’une législation claire et contraignante, principalement en matière de pratiques commerciales. Ils ont privilégié la piste de l’autorégulation. Mais est-elle efficace? Protège-t-elle réellement le jeune consommateur?
Dans les pays voisins, la publicité pour l’alcool est souvent encadrée, la Belgique se caractérisant par une absence quasi totale de réglementation. Seule la loi du 24 janvier 1977, modifiée en 1997, habilite le Roi à prendre des mesures limitant ou interdisant la publicité pour l’alcool. C’est pourquoi en 2005 le Ministre fédéral de la santé publique a souhaité, en collaboration étroite avec les secteurs concernés, réfléchir à la question. Depuis mai 2005, une convention privée (voir encadré) est conclue entre les fédérations (bières, vins et spiritueux), le secteur de la distribution, le secteur Horeca, les consommateurs et le Jury d’éthique publicitaire.
Que dit la convention?
Concrètement, le texte, dont le contrôle de l’application se fait par le Jury d’éthique publicitaire, comprend une série de dispositions relatives aux jeunes mineurs d’âge:
-la publicité pour les boissons alcoolisées ne peut cibler les mineurs d’âge, ni par son contenu ni par son mode de communication;
-elle ne peut, en particulier, représenter des personnes qui sont ou qui semblent être des mineurs d’âge consommant ces boissons;
-elle ne peut inciter les mineurs d’âge à acheter ou à consommer des boissons alcoolisées en abusant de leur manque d’expérience ou de leur crédulité; ni mettre en scène des mineurs ou toute personne en ayant l’apparence;
-elle ne peut établir de lien permettant de croire que la consommation de boissons alcoolisées est une preuve de maturité;
-il est interdit de distribuer (ou de faire distribuer) ou d’offrir gratuitement, ou à un prix symbolique des boissons contenant de l’alcool à des mineurs d’âge, ou encore de procéder à des dégustations destinées spécialement aux mineurs d’âge.
De façon générale, le texte dispose que la publicité pour les boissons alcoolisées ne peut pas:
-inciter ou encourager une consommation irréfléchie, exagérée ou illégale;
-donner une image négative de l’abstinence ou de la sobriété;
-développer d’argument qui fait état d’un effet favorable de la consommation d’alcool pour prévenir ou combattre des problèmes physiques, psychologiques ou sociaux;
-suggérer que la consommation d’alcool mène à la réussite sociale ou sexuelle – bien qu’elle puisse évoquer une ambiance agréable ou conviviale associée à la consommation de l’alcool;
-susciter l’impression que la consommation de ces boissons permet d’affronter le danger avec succès;
-suggérer que la consommation de boissons contenant de l’alcool influence positivement les performances sportives.
Par ailleurs, des mesures en matière de distribution sont prises:
-les boissons contenant de l’alcool doivent clairement être commercialisées comme des produits alcoolisés et éviter toute confusion, notamment dans le chef du consommateur mineur d’âge, si possible par une séparation physique;
-la vente de boissons contenant de l’alcool ne peut pas s’effectuer via des distributeurs automatiques dans ou à proximité des écoles primaires et secondaires, des locaux de clubs de jeunes et de mouvements de jeunesse ainsi que des endroits où les mineurs se réunissent. Il peut être dérogé à ce principe si des moyens technologiques empêchent les mineurs d’acheter des boissons contenant de l’alcool.
La convention propose une série de mesures intéressantes, mais elles restent floues et peuvent donc être facilement contournées ou réinterprétées. Des exemples de détournement, voire de non-respect de la convention, restent encore très fréquents.
Mais la principale dérive réside dans le système même de convention privée. En effet, la manœuvre stratégique qui consiste, pour les secteurs de la production, de la distribution et de la publicité, à élaborer des codes de bonne conduite de manière à éviter, sciemment, l’adoption d’une loi permet finalement de contourner facilement ce qui ne sont que des recommandations dénuées de force contraignante.
Et qu’en est-il de l’indépendance de l’organe de contrôle? Le Jury d’éthique publicitaire (JEP) est constitué lui-même des annonceurs, des publicitaires et des médias. Il est donc juge et partie.
Comme le souligne le CRIOC (1), « consommateurs , producteurs et distributeurs doivent être conscientisés à l’importance du ‘ contrôle social ‘ (et donc public) sur la vente et la consommation des produits alcoolisés . Croire que le marché pourra mieux s’organiser par l’autorégulation relève de l’utopie ou de la mauvaise foi . Tous les systèmes économiques montrent qu’en absence de régulation par les pouvoirs publics , les intérêts individuels entrent en conflit et que des distorsions se créent entre les acteurs . Ainsi , les codes de conduite ( ou conventions privées ) ont montré plus d’une fois leurs limites ».
Le jeune mineur est-il une cible directe?
La Convention indique que la publicité pour les produits alcoolisés ne peut s’adresser aux mineurs ni présenter des mineurs consommant ces produits. La compréhension de la fonction publicitaire dépend en effet des capacités de perception et de l’âge. Les plus jeunes distinguent mal l’information et la publicité et ils s’attachent aux éléments d’exécution (visuel, couleur, animation). Ils se projettent dans le monde des adultes auxquels ils veulent ressembler et qu’ils imitent. Comme les mineurs ont accès à l’ensemble des messages publicitaires en dehors des émissions qui leur sont destinées, c’est toute la publicité qui doit être réfléchie en fonction du souci de protection des mineurs.
Faut-il interdire toute publicité pour les boissons alcoolisées?
Le problème n’est pas la publicité en soi, mais ses excès (de forme ou de contenu) qui incitent à la surconsommation ou heurtent l’éthique. De plus, la quantité et les fréquences excessives des messages publicitaires dans notre société en général constituent une pression constante sur les jeunes.
Selon Lian Verhoeven , responsable de la communication extérieure chez Inbev (premier producteur mondial de bières), « il ne faut pas légiférer davantage parce que cela aurait un effet contre – productif . L’opinion publique y est opposée , des expériences à l’étranger montrent ces effets négatifs , l’autorégulation du secteur suffit ». Mais force est de constater que les codes ont leurs limites, que le contrôle est assuré par un organe partisan, que les dérapages restent très fréquents, et que les caractéristiques du produit et ses effets sur la santé relèvent aussi du domaine public.
Pour le CRIOC, comme pour le Groupe porteur «Les jeunes et l’alcool», une solution (parmi d’autres) serait de réguler la publicité à travers la création d’un observatoire de la publicité qui serait totalement indépendant et dont les activités feraient indirectement pression sur les producteurs, et de légiférer en matière de pratiques commerciales.
Pour réguler la communication commerciale, il faut appliquer une législation précise qui identifie toute communication publicitaire ou marketing et la sépare d’un contenu éditorial. Les règles en matière d’exposition et de durée devraient être précisées et simplifiées. Plutôt que de ne réglementer que le contenu de la publicité, ne serait-il pas plus efficace d’autoriser la publicité en fonction des lieux de diffusion? Seuls les lieux interdits aux mineurs diffuseraient de la publicité pour des produits et services réservés aux adultes et les lieux «enfants admis» ne pourraient diffuser que les publicités dont la vente des produits est autorisée aux mineurs.
Enfin, la régulation des techniques publicitaires doit s’élargir à l’ensemble des médias. La créativité publicitaire et le marketing ne peuvent plus aujourd’hui faire l’impasse sur l’éthique, le développement durable et le respect d’autrui. Le modèle scandinave l’a bien compris en supprimant la publicité à destination des jeunes enfants. La régulation devrait dès lors porter sur les éléments d’exécution de la publicité en ajoutant aux interdictions des contraintes complémentaires. Et si le secteur ne change pas de politique commerciale, une mesure d’interdiction de publicité, à l’instar du tabac, devrait être envisagée.
Donner aux messages commerciaux un caractère vrai, vérifiable, non manipulable: un mode opératoire officiel devrait être respecté de façon à standardiser les messages afin de limiter l’influence de la publicité et du marketing sur la consommation.
Plus de contrôle public est nécessaire, mais les enjeux se situent également au niveau européen, il ne faut pas le perdre de vue. Par ailleurs, l’adoption de règles trop strictes pourrait apporter des effets contre-productifs: rejet des mesures par l’opinion publique; apparition de stratégies de détournement par le secteur et déplacement de la problématique vers le sud (à l’instar des cigarettiers); affaiblissement des petites marques mais renforcement des marques bien implantées sur le marché. Il faut dès lors anticiper ces phénomènes.
Aujourd’hui, alors que l’éthique revient au premier plan dans le monde économique, ne parle-t-on pas de Corporate Social Responsability (responsabilité sociale de l’entreprise), ne conviendrait-il pas de s’interroger sur l’autorégulation et ses limites, sur la volonté du monde de la publicité de s’octroyer un permis de créer sans réserve, sans règles autres que celles qu’il se donne lui-même, au nom de la liberté?
La co-régulation, voie vers la sagesse?
L’autorégulation a ses limites, tout comme la régulation publique. La solution se trouve probablement à la croisée des chemins: la co-régulation. Il s’agit d’un système moderne du contrôle public, souple, participatif mais rigoureux où l’on retrouve tant les experts du secteur que les politiques et les acteurs de la société civile.
Le champ de la co-régulation ne doit pas se limiter à la publicité mais bien s’étendre à l’ensemble des pratiques commerciales. Cet organe de co-régulation devrait être structurel. Ses procédures de fonctionnement devraient être claires, précises et transparentes. Elles devraient produire des résultats effectifs et mesurables. De plus, à contrario du contrôle actuel, l’analyse et la régulation des pratiques commerciales devraient être faites en amont, avec l’approbation de l’organe de co-régulation comme condition sine qua non pour la diffusion.
Autorégulation, régulation publique, co-régulation? Si la question était simple, elle aurait été résolue depuis longtemps… Il nous semble cependant que la co-régulation pourrait être la voie vers une solution moderne, dynamique et efficace.
Martin de Duve , Univers santé, avec la collaboration de Nadine Fraselle , Centre Entreprise-Environnement de l’Institut d’Administration et de Gestion de l’UCL, et de Marc Vandercammen , directeur du CRIOC
Extrait de ‘ Les publicitaires savent pourquoi – Les jeunes , cibles des publicités pour l’alcool’ , Les Dossiers de l’éducation aux médias n ° 3 , Média Animations , 2007 .
Les limites de l’autorégulation et le rôle des pouvoirs publics
La responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) prend en compte les questions adressées à celle-ci par les acteurs externes. L’entreprise doit participer au développement durable de la planète aux côtés d’autres acteurs (pouvoirs publics, consommateurs, citoyens) par des actions de prévention et de précaution à l’égard des dommages environnementaux et des problèmes sociaux, et par des actions positives envers la société civile.
L’éthique de la responsabilité est associée au devoir de s’intégrer et d’être responsable dans le contexte de société dans lequel elle mène ses activités. En apportant des réponses aux exigences du marché, l’entreprise se redéfinit dans sa légitimité citoyenne et dans son efficacité économique. Cet engagement social et environnemental est devenu inévitable face aux pressions sociales. Il se traduit le plus souvent par l’adoption d’un code de conduite.
Les entreprises sont appelées à répondre de leurs actes auprès des actionnaires (les shareholders) mais aussi auprès des employés, des clients, des représentants de la société civile (les stakeholders ou parties prenantes).
Dans les années 90, cette «culture de l’intégrité» s’est généralisée à tous les secteurs d’activité car les entreprises y ont trouvé plusieurs avantages substantiels: devancer et désamorcer de nouvelles réglementations, s’adapter en souplesse aux exigences du marché, bénéficier des fruits de la mondialisation contre quelques engagements envers la société.
Mais peut-on parler de responsabilité lorsque les bases institutionnelles des actions menées par les entreprises sont faibles ou inexistantes? L’absence de politique globale et coordonnée handicape le mouvement de la RSE car les actions mises en œuvre ou proposées sont prises au cas par cas et elles agissent isolément plutôt que sur des processus et sur des fonctions collectives.
Pour les organisations de consommateurs, l’intervention des pouvoirs publics est un gage de reconnaissance de normes de protection harmonisées, élevées et ayant une portée large. Les codes de conduite ne sont pas adaptés lorsque des droits fondamentaux comme la protection de la santé sont en jeu.
Les codes prennent en compte les seules questions pour lesquelles les entreprises acceptent d’agir, ce qui rend l’action publique dépendante de celles-ci et réduit considérablement les ambitions d’une approche globale et intégrée des problèmes que rencontrent les consommateurs. En outre, la disposition des entreprises à agir est mince si les pouvoirs publics réservent peu d’attention à ces problèmes.
Les codes de conduite sont nécessaires pour faire valoir les valeurs que les entreprises entendent respecter et pour que les parties prenantes puissent s’y référer. Mais ils présentent certains problèmes d’efficacité juridique dont les principaux sont la diversité des moyens de contrôle et très souvent l’absence de sanctions.
Enfin, la grande hétérogénéité des positions selon les alcooliers rend difficile toute tentative de dégager une vue cohérente.
Nadine Fraselle
(1) CRIOC, 2004, Réglementer la publicité pour les alcools: une demande des organisations de consommateurs, Du Côté des Consommateurs, n° 166.