Juillet 2024 Par Clotilde de GASTINES Réflexions

Pendant deux ans, des maisons médicales, des réseaux de première ligne, la ville de Gand et Solidaris ont travaillé sur le thème de la littératie en santé organisationnelle sous la houlette de la Fondation Roi Baudouin. Le 13 juin, les 18 « pionniers » présentaient leurs enseignements et des recommandations pour inspirer celles et ceux qui hésitent encore à se lancer. 

Extrait du petit film qui retrace le projet mené au sein de la maison médicale MeDiCi
Des patients de la maison médicale du Noyer à Schaerbeek préparent l’agenda des activités (extrait du petit film qui retrace le projet)

« Le système de soin évolue à une telle vitesse que les acquis actuels en littératie en santé ne sont plus suffisants. La fracture numérique et le vieillissement de la population rendent les personnes de plus en plus vulnérables », constate Patricia Adriaens, la présidente du Fonds Dr Daniël De Coninck. La vocation de ce Fonds, géré par la Fondation Roi Baudouin, est d’investir dans une première ligne humaine et de qualité, de soutenir les professionnels et d’améliorer les soins pour les plus précaires pour compenser ce mouvement d’accélération.  

« Les organisations n’agissent pas toutes de manière satisfaisante auprès des patients et des usagers. Si un patient reçoit une information complexe, et s’il n’ose pas demander de précision, on risque de créer un cercle vicieux de perte de confiance et de désaffection des soins », décrit Stephan Van den Broucke, professeur de psychologie de la santé et de prévention à l’Université Catholique de Louvain. Selon lui, les organisations doivent devenir « responsive », au sens anglo-saxon – c’est à dire « prendre leur responsabilité en mettant en place des mesures au niveau organisationnel pour améliorer la littératie en santé de tous ». 

18 pionniers en littératie en santé organisationnelle 

La littératie en santé organisationnelle consiste à faciliter l’accès à l’information et aux services de santé pour que les personnes puissent mieux les comprendre, les questionner et les utiliser pour mieux prendre en charge leur santé. Ces démarches permettent d’éviter le non-recours, d’améliorer la relation entre usager.es et système de santé, et d’améliorer le suivi des traitements et des soins. 

Car l’incompréhension n’est pas une fatalité. Selon Patricia Adriaens, « les organisations peuvent faire la différence, si elles portent un regard critique sur la manière dont elles communiquent et dont elles impliquent les groupes cibles ». De 2022 à 2024, le Fonds a soutenu 18 projets d’organisations « pionnières » comme elle les désigne, qui étaient désireuses de développer leur littératie en santé organisationnelle. Il s’est appuyé sur l’Asbl Cultures&Santé, qui a accompagné les acteurs côté francophone, tandis que ShiftN pilotait le côté néerlandophone. 

« Au-delà même de l’accessibilité, la littératie veut amener les usagers de service à apporter un changement et faire valoir leurs droits »

Jeanne Dupuis, chargée de mission en promotion de la santé pour l’Asbl Cultures&Santé.

Ces 18 « pionniers » ont travaillé comme « un réseau d’apprentissage » en mettant en regard leurs pratiques avec des publics et des objets sociaux parfois très différents. Le 13 juin dernier, ils partageaient leurs principaux apprentissages et leurs recommandations lors d’une journée, qui a eu lieu au Mix à Watermael-Boisfort. 

Les trois piliers de la démarche 

La mise en place d’une démarche en littératie organisationnelle repose sur trois piliers essentiels : 

  • S’appuyer sur une équipe 

La première étape consiste à former un noyau dur, car la responsabilité de la littératie en santé ne se porte pas seul.e. « On ne se lance pas seul dans cette aventure – il faut créer un groupe de travail, c’est le principe de l’organisationnel. Ce groupe est un moteur pour motiver le reste de l’équipe et les embarquer dans l’aventure » dit Sven De Bakker de l’ELZ Mechelen-Katelijne. 

Construire une vision commune nécessite de prendre le temps de former l’équipe. La Fondation Roi Baudouin formule ainsi deux recommandations de base :  

  • « Commencez par avancer avec les personnes motivées, les autres prendront le train en marche ».  
  • « Echangez aussi avec d’autres acteurs mobilisés dans un processus de littératie en santé organisationnelle ». 

L’équipe sera à géométrie variable en fonction de l’objet social de l’organisation. La zone de première ligne de Dender (ELZ Dender) a mené ce travail au niveau de son réseau  : professionnels de soins, pharmaciens, travailleurs sociaux, associations, patients et aidants. « Nous les avons sensibilisés grâce à des témoignages vidéo de personnes concernées par les difficultés en littératie en santé, puis nous avons organisé des formations thématiques sur la démence, sur l’universalisme proportionné » explique Lien Pots, sa coordinatrice. 

Pour s’adapter aux contraintes du milieu carcéral, Rachelle Rousseaux, la chargée de projet de l’Asbl I.Care, a elle-même animé un temps de sensibilisation au concept de littératie en santé à l’attention du comité d’accompagnement composé de la direction de l’administration pénitentiaire, des professionnel.les et des associations. (lire l’article paru dans Education Santé : educationsante.be/lhepatite-c-aujourdhui-on-en-guerit-meme-en-prison/) 

A Bruxelles, l’Association Bras dessus, bras dessous – issue du social – avait aussi besoin de s’approprier les termes, et de former ses bénévoles. « La littératie en santé organisationnelle est liée à de nombreux concepts complémentaires : les droits du patient, l’empowerment, le goal oriented care. Les membres d’une organisation ont besoin d’un peu de temps pour s’approprier ces concepts » précise Jeanne Dupuis. 

– Mettre en place la participation des patient.es et usager.es 

Les usager·es et les patient·es sont les mieux placé·es pour témoigner des obstacles rencontrés dans l’exercice de leurs compétences en littératie en santé. Pour autant, les impliquer représente un défi majeur pour les organisations peu rompues à ce type de démarches. Leur participation doit aller du recueil d’avis (déjà fréquent) à la reconnaissance d’un rôle plus décisionnel –ce qui implique d’assurer la représentativité des personnes qui fréquentent le lieu. 

Dans le projet de Katrol à Ostende, les usager·es ont pris une place active dans une recherche-action en littératie en santé. Le processus participatif visait à renforcer l’attention des soignants à la diversité culturelle et aux traumatismes afin de mieux répondre à leurs besoins. L’évaluation et l’ajustement permanent ont permis d’affiner les choix des thématiques, des produits finaux, de la forme de l’événement, des infos communiquées… et dans des consultations communautaires. L’organisation a fourni des efforts d’interprétation et a fait appel à l’expérience/expertise d’animateurs et animatrices qui travaillent avec des personnes immigrées ou réfugiées. 

L’asbl Oscare, qui vient en aide aux grands brûlés, a rencontré un fort enthousiasme chez ses patient·es. Cependant, l’organisation a appris au fil du temps qu’il n’est pas souhaitable de s’adresser toujours aux mêmes personnes. Celles-ci sont vite « sur-interpellées » et leur implication diminue. Une des solutions consiste à convaincre de nouvelles recrues, à définir ensemble les problématiques qui les intéressent et à voir quelle est la meilleure façon de les impliquer (par exemple, un panel, un groupe de discussion, une interview, etc.). 

– Inscrire les changements dans l’organisation 

Il n’est pas toujours aisé de passer d’une logique de projet à une inscription en tant que telle de la littératie dans le fonctionnement même de l’organisation. Jeanne Dupuis rappelle que la littératie en santé organisationnelle, « ce n’est pas du changement pour le changement. Il faut prendre en compte les contextes de travail, valoriser ce qui se fait déjà pour le renforcer ». 

La première étape consiste à analyser sa propre structure avant de définir des pistes concrètes d’action. La Ville de Gand a mené un diagnostic au sein de huit organisations gantoises de première ligne à l’aide du test en littératie mis au point par Pharos, un centre d’expertise hollandais qui cherche à réduire les inégalités sociales de santé. Les résultats ont permis aux organisations de mieux comprendre dans quelle mesure elles étaient déjà « pro-littératie en santé » et quels étaient les domaines à améliorer. 

La Fondation Roi Baudouin recommande d’avancer par petits pas. A Ciney, la Maison médicale MeDiCi a co-construit avec ses patient.es un carnet de bonnes pratiques intitulé « Le dialogue c’est bon pour la santé ». Certain.es patient.es ont découvert parfois, qu’ils et elles avaient le droit de poser des questions. La salle d’attente est devenue un lieu d’expression, d’animation et de répit. « Les patients se sont approprié l’espace, on y fait des sondages à l’aide de post it, d’écriture sur vitre – ils sont à la fois plus actifs collectivement et individuellement » explique Séverine Balleux, chargée de projet en santé communautaire. Si bien que la maison médicale a choisi d’inscrire la littératie en santé dans le socle de compétence de ses professionnels.

« Côté soignant, on travaille la posture de soin et la lutte contre les préjugés. On le vit comme un projet d’équipe. Le sujet est à l’ordre du jour de chaque réunion mensuelle. On va l’inscrire dans le plan d’action de la maison médicale et le règlement d’ordre intérieur »

Micky Fierens, chercheuse en santé publique qui a accompagné MeDiCi. 

Une nouvelle offre de formation dédiée 

Début 2025, une nouvelle offre de formation à la littératie en santé organisationnelle sera disponible pour faciliter l’ancrage au sein des organisations belges. Le Fonds a mandaté le Vlaams Instituut Gezond Leven et Cultures&Santé afin de couvrir les réalités francophones et néerlandophones du pays. Cette offre, construite sur base de l’expérience d’accompagnement des 18 organisations pionnières, se déclinera sous la forme suivante : 

− un cours en ligne sur le concept de la littératie en santé visant à sensibiliser les membres d’une même équipe à l’importance de la littératie en santé organisationnelle, partager un langage et un référentiel commun et motiver l’équipe à se mettre en mouvement ;  

− un outil de type « grille de diagnostic » adapté aux organisations de première ligne social-santé du contexte belge. Inspiré des outils déjà existants en la matière, les équipes seront invitées à se positionner sur un ensemble de critères et d’indicateurs, à identifier des actions qu’elles mettent déjà en place qui relèvent de la littératie en santé ainsi qu’à identifier des actions qu’elles pourraient développer et à les prioriser ;  

− des ateliers d’échange de pratiques entre « ambassadeurs et ambassadrices de la littératie en santé organisationnelle » afin de soutenir concrètement les structures dans le voyage qu’elles ont entrepris, à travers l’échange avec d’autres structures et un organisme de formation (Cultures&Santé ou Gezon Leven). 

Un appel aux pouvoirs publics 

Comme la bonne volonté des organisations ne suffira pas à créer un mouvement de fond, Patricia Adriaens a profité de la tribune offerte par la journée pour lancer un appel aux pouvoirs publics. « Il faut que les politiques nous suivent. Le fonds Dr Daniël De Coninck est convaincu que la littératie en santé sera de plus en plus importante dans les années à venir, et qu’elle nécessite un ancrage auprès de citoyens experts, des administrations et des soins de santé ». 

La mise en place de cette approche nécessite des ressources qu’il n’est pas évident de trouver, constate Cultures&Santé. « C’est la raison pour laquelle, à côté des stratégies de capacitation des individus et des organisations, il est indispensable, pour développer l’exercice de la littératie en santé d’une population, d’activer des leviers politiques et structurels qui vont pouvoir influencer à la fois les conditions de vie des personnes et l’offre de service des organisations », souligne l’Asbl. 

Le dernier débat de la journée a permis de dessiner des perspectives encourageantes. Brigitte Bouton, Inspectrice générale Aînés et Famille de l’AVIQ a assuré que les administrations et les gouvernements se coordonnaient fortement pour créer un cadre porteur et régulateur à tous les niveaux. « On parle souvent de la complexité du système belge, mais je vous assure que l’on se connait et qu’on se parle, pour justement ne pas faire peser le poids de cette complexité sur les épaules des citoyens ».

Côté SPF Santé Publique, Sébastien Brégy a reconnu quant à lui que « pour le moment, les moyens financiers sont limités », d’autant que la prévention et la promotion de la santé relèvent des Régions. Il espère toutefois que les initiatives menées dans le cadre des 18 projets pilotes feront « tâche d’huile ». 

Neuf critères pour une implantation réussie de la littératie organisationnelle 

• un management qui fait des compétences en santé une partie intégrante de la mission, de la structure et du fonctionnement de l’organisation et qui soutient cela en y allouant du temps et des moyens ;  

• un personnel qui est formé aux compétences en santé et qui possède lui-même les compétences communicatives nécessaires ;  

• un environnement physique qui stimule le développement des compétences en santé ;  

• un personnel qui utilise et qui développe des contenus compréhensibles dans des médias imprimés et audiovisuels et sur les réseaux sociaux ;  

• un personnel qui fait usage de stratégies qui tiennent compte des compétences en santé dans la communication interpersonnelle et qui vérifie la compréhension de la communication lors de tous les moments de contact ;  

• une organisation qui tient compte des compétences en santé dans ses modes de collaboration avec d’autres organisations ;  

• une organisation qui s’évalue et qui partage ses expériences de travail dans le domaine des compétences en santé ;  

• des usagers finaux qui sont impliqués dans le développement, la mise en œuvre et l’évaluation des services d’information sur la santé et apparentés ;  

• une organisation qui répond aux besoins des publics cibles avec une gamme de compétences en santé, sans stigmatisation. 

Mesurer la littératie en santé organisationnelle 

Depuis l’apparition du concept au cours des années 2000, deux approches co-existent pour mesurer la littératie en santé organisationnelle. La première dresse une liste de dix critères, dont quatre visent à proprement parler la littératie, tandis que les six autres concernent la qualité des soins, le principe de participation et la communication. La seconde approche est systémique. Elle décrit les capacités d’action d’une organisation pour améliorer la littératie en santé en s’appuyant sur les principes de la promotion de la santé. Elle se penche sur toute la communauté de pratique et valorise le processus.