Février 2024 Par Clotilde de GASTINES Réflexions

Entretien avec Sophie Thunus, professeure et doyenne de la Faculté de santé publique de l’UCLouvain, et membre de l’Institut de recherche santé et société (IRSS). Elle a piloté l’étude « Melting Point : situations de vulnérabilité, accès et recours aux soins de première ligne en Région bruxelloise ». Un volet de l’étude, menée entre février 2020 et décembre 2021, est dédié aux mères en situation monoparentale. 

Mère solo qui s'occupe de ses enfants
Dr

Dans cette étude, vous avez voulu donner la parole aux mères solo. Comment avez-vous recueilli leur expérience ?  

La monoparentalité féminine est un phénomène particulièrement prégnant à Bruxelles. Elle est aussi multifacette, et recouvre des réalités très différentes parce que Bruxelles est multiculturelle et caractérisée par une amplitude socio-économique extrêmement grande. 

L’idée était de donner une voix à ces femmes pour comprendre les expériences qu’elles vivent au quotidien quand elles sont en contact avec différents systèmes sociaux, comme le système scolaire et judiciaire, et en particulier avec la santé. Des entretiens d’une à deux heures ont été menés avec cinq personnes représentant des associations destinées aux familles monoparentales, et avec quinze femmes ayant un à trois enfants sous leur responsabilité complète. Nous ne voulions pas faire une enquête par questionnaire. Nous avons choisi une approche qualitative qui permettait à nos répondantes de nous raconter leur expérience et de décrire leur situation, afin de cerner les multiples dimensions de ces situations et de comprendre comment, en se combinant, ces dimensions peuvent générer de la vulnérabilité. 

Les enquêtes existantes se focalisent sur la dimension économique, et implique que l’obstacle principal à l’accès aux soins pour les familles monoparentales est d’ordre financier. Il s’agit certainement d’une dimension importante, mais notre étude montre que cela va bien au-delà ! Elle met en évidence les dimensions temporelles, relationnelles et sociales des situations, qui impliquent que les femmes ont aussi besoin de temps pour se soigner ; de ressources pour trouver du répit et du soutien social, qu’il soit informel ou associatif ; et d’écoute et d’information, pour exprimer leur besoin et adopter une démarche préventive par rapport à la santé. 

A l’origine de la situation de monoparentalité et en toile de fond ensuite, votre étude insiste sur la prégnance de la violence. Pouvez-vous nous décrire ce cumul d’expériences d’adversité ? 

En effet, on a découvert une série d’expériences d’adversité liées à l’épreuve de la séparation, aux contraintes liées au genre, aux revenus, et à la stigmatisation sociale.  

Le parcours de la plupart des femmes rencontrées est marqué par la violence, non seulement une violence physique souvent présente avant la séparation, mais aussi des violences symboliques ultérieures. La violence nourrit aussi des peurs, qui ne s’évanouissent jamais tout à fait et par rapport auxquelles nos répondantes ont souligné l’importance d’être entourée par son réseau social et/ou soutenue par une association.  

L’étude nous a également permis de mettre à jour des violences symboliques importantes liées au poids des normes sociales à l’école, chez le médecin, devant les juges dans les tribunaux. Nos répondantes partagent un sentiment de recevoir des reproches et des remarques qui les culpabilisent, lors d’interactions avec certain.es professionnelles, ou d’interactions quotidiennes, informelles. En conséquence, et quel que soit leur background économique, culturel et social, on sent une volonté forte des femmes rencontrées de sortir de ces préjugés en se montrant ultra-performantes, que ce soit par leur indépendance et leur réussite professionnelle ou dans leur rôle de maman, pour juguler la culpabilité que leur fait ressentir l’ordre dominant sur le fait d’avoir quitté le père de leurs enfants 

Le besoin de répit des mères solo, comme celui des aidants des personnes âgées ou malades, semble peu pris en compte. Pourquoi ?  

Certaines femmes que nous avons rencontrées disposent d’un réseau d’entraide qui va être une ressource absolument fondamentale et là on voit une grosse différence dans notre échantillon entre les femmes qui ont de nombreuses relations sociales et celles qui sont fortement isolées. Pour celles-ci, le réseau associatif est essentiel, afin de préserver leur santé mentale – pour pouvoir souffler ! Parce que nos répondantes ont aussi évoqué cette exposition permanente : cela peut être difficile d’être exposé à son enfant 24h sur 24 sans relais. D’autant qu’une situation de séparation marquée par la violence génère beaucoup de détresse chez une mère et chez ses enfants. L’exposition à la détresse l’un de l’autre en permanence et sans répit vient aggraver une pression psychique importante. Avec des adolescents, s’ajoutent des conditions de vie rendues difficiles par la petitesse des logements, les tensions sociales dans certains quartiers du croissant pauvre de Bruxelles, et les tensions liées à cet âge de transition. Par ailleurs, le réseau est aussi important pour des questions pratico-pratiques : par exemple, que quelqu’un puisse aller chercher leur(s) enfant(s) à l’école quand elles doivent assister à un rendez-vous médical. Le temps est une ressource très importante ! 

Quels sont les enjeux en termes de promotion de la santé ? 

En termes de promotion de la santé et de préservation de la santé mentale, il y a un message important à faire passer : avoir une écoute bienveillante, une attention réelle et empowerante par rapport aux femmes en situation de monoparentalité féminine. Toutes nos répondantes ont témoigné de l’importance de l’écoute non jugeante de la part des professionnel.les. C’est déjà une posture centrale au sein des associations spécialisées, mais ça ne l’est pas toujours chez les professionnels du domaine médical et paramédical, dans le domaine scolaire ou de la justice. Parfois des questions ou des remarques renvoient les mères en situation monoparentale à leur position de marginale, dans une société dominée par le modèle patriarcal et de la famille nucléaire. Dans certaines interactions, on leur fait porter la responsabilité de la séparation, ce qui provoque une injustice profonde étant donné la violence des situations qui l’ont causée. 

Si une maladie se greffe à ces adversités, cela peut devenir explosif ? 

Oui, elles en sont conscientes – elles vivent dans une sorte d’angoisse permanente qui leur souffle : « je suis seule, il faut que je tienne ». C’est pour cette raison qu’il faut faire un effort supplémentaire pour permettre aux femmes en situation monoparentale d’adopter, si elles en ressentent le besoin, une démarche préventive par rapport à la santé. Leurs stratégies en santé prennent des formes différentes et combinent des thérapies alternatives, une attention à l’alimentation et des examens réguliers, comme des mammographies ou des bilans de santé.  

Les inégalités d’accès à l’information et aux praticiens jouent sur ces ressources. Dans notre panel, deux femmes travaillaient dans le milieu du soin, elles se sentaient privilégiées, car elles savaient où s’adresser pour trouver des prestations à un prix abordable. 

Dans l’étude, vous dites que le statut BIM rassure, et plus encore qu’il change tout. Celles qui retrouvent un emploi s’étonnent d’ailleurs que l’administration ne les considère plus comme des personnes vulnérables… 

La vulnérabilité se reconfigure de manière permanente. Celles qui reprennent le travail réalisent qu’elles sont considérées comme un sujet de droit et non comme une personne à part entière, dans une situation spécifique. Parce que dès que les revenus dépassent (à peine) un certain plafond, ce sont de nombreuses aides qui disparaissent. Et ça peut générer un sentiment d’injustice très fort. 

De plus, au niveau des services sociaux, les mères souhaiteraient aussi qu’on les écoute, qu’on reconnaisse leurs compétences pour gérer un foyer qui traverse des épreuves complexes qui mêlent le budget, l’école, le logement, et face auxquelles elles parviennent à trouver un équilibre, même s’il est précaire. Dans certaines associations, cette écoute est fortement mise en avant. Tandis que selon nos répondantes, d’autres professionnels entretiennent des relations paternalistes et infantilisantes. 

Pour en savoir plus :  

L’étude « Melting Point : situations de vulnérabilité, accès et recours aux soins de première ligne en Région bruxelloise »