Juillet 2017 Par Pascale DUPUIS Réflexions

Interpellés par le problème des inégalités et ses conséquences sociales et de santé, les acteurs de terrain veulent agir. Pour s’attaquer aux inégalités, Richard Wilkinson préconise des politiques focalisées sur la réduction des écarts de revenus, c’est-à-dire des salaires plus égaux et une redistribution plus efficace. Face à cette solution structurelle, les professionnels se sentent souvent démunis ou peuvent avoir le sentiment de sortir de leur champ d’action. A défaut de mener une révolution, il leur est possible de créer dans le système inégalitaire des niches d’égalité.

Réduire les inégalités : « Ca suffit de se demander pourquoi, on veut savoir comment ! ».

A l’invitation du Réseau pour l’égalitéNote bas de page, une centaine de professionnels de diverses organisations du non-marchand et quelques citoyens se sont réunis à Namur et ont consacré leur vendredi 10 février 2017 à cette question essentielle : « L’égalité… Comment ? » C’est en retraçant la brève histoire du Réseau pour l’égalité qu’Isabelle Dossogne, chargée de projets au CLPS de Namur et Jonathan Sanglier, responsable de la Cellule Observation de la santé, du social et du logement de la Province de Namur ont ouvert la rencontre.

Né en 2013 dans la foulée de la conférence « Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous ? » de l’épidémiologiste anglais Richard Wilkinson, le réseau regroupe dès son origine le CLPS de Namur, la Fédération des maisons médicales et le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. Les travaux de Richard Wilkinson les inspirent : ce spécialiste des déterminants sociaux de la santé a notamment démontré que les problèmes sociaux et de santé sont plus importants dans les pays présentant les revenus les plus inégalitaires. Autrement dit, ce qui rend les gens malades, ce n’est pas la misère mais les écarts de revenus.

Il a aussi développé le concept de gradient social : plus un individu occupe une position socio-économique défavorable, plus il est en mauvaise santé. Pour expliquer le lien entre inégalités et problèmes de santé, Wilkinson évoque notamment le stress chronique issu des relations sociales qui attaque le système immunitaire et le sentiment de mépris qui génère de la violence au sein de la société. Quand l’égalité augmente, ceux qui en ont le plus besoin en bénéficient bien sûr, mais c’est la santé de tous qui s’améliore. En ce sens, l’égalité est « une espèce de bien commun qui profite à tous »Note bas de page.

Le premier jour de chaque saison

Quatre ans après cette conférence qui a marqué les esprits, les acteurs du Réseau pour l’égalité, entre temps rejoints par de nombreux autres professionnels du non-marchand, continuent à se réunir le premier jour de chaque nouvelle saison avec la volonté commune de construire l’égalité. Ils le font en partageant leurs savoirs et expériences, en réfléchissant à la notion d’égalité (précise dans la sphère mathématiques, mais tellement plus nuancée en sciences humaines!), en analysant des enjeux tels que l’effet de la structure hiérarchique sur le bien-être des employés ou l’éducation comme levier pour une société plus égalitaire…

Dans la salle du Centre culturel des Abattoirs de Bomel, comme dans le monde de la promotion de la santé, tout le monde (ou presque) connaît le lien entre inégalités et santé. Christian Legrève, responsable du service éducation permanente à la Fédération des maisons médicales et animateur de l’événement, l’annonce avec détermination :« Ca suffit de se demander pourquoi, on veut savoir comment ! ». Comment atteindre l’égalité ? Pour tenter de répondre à cette épineuse question, les membres du Réseau pour l’égalité ont prévu un éclairage économique, un point de vue philosophique, des propositions issues des sphères de l’éducation et de l’économie sociale et des ateliers participatifs.

La redistribution réduit les inégalités de moitié

Le premier orateur, Pierre Reman, directeur de la Faculté ouverte de politique économique et sociale de l’UCL (FOPES) dresse pour les participants l’inventaire des théories économiques abordant les inégalités. Celles-ci sont récentes, car le problème n’intéresse les économistes que depuis quelques années. Pierre Reman pointe trois constats actuels :

  1. Les inégalités de revenus augmentent :
    On assiste à une explosion des hauts revenus tandis que les revenus moyens se tassent, ce qui crée des inégalités à l’intérieur-même de la classe moyenne. Toutes les données ne concordent cependant pas. Certaines semblent indiquer des diminutions d’écarts entre groupes socio-économiques : quand on compare les 20 % les plus riches (la classe moyenne supérieure) aux 20 % les plus pauvres, on observe en effet une réduction des inégalités. Les participants à la journée ne manquent évidemment pas de réagir à ce constat qui ne correspond pas aux observations qu’ils font tous les jours. Reconnaissant qu’une analyse approfondie serait nécessaire pour expliquer le phénomène, Pierre Reman avance l’hypothèse suivante : les inégalités se jouent aujourd’hui de façon insidieuse au sein des groupes sociaux plutôt qu’entre ceux-ci.
  2. Le système fiscal joue bien son rôle redistributif :
    La redistribution joue un rôle essentiel en diminuant les inégalités de moitié. Les données chiffrées montrent que la redistribution reste importante en Belgique. La part du produit intérieur brut consacrée à la sécurité sociale n’a pas diminué malgré la crise de 2008, ce qui fait dire à Pierre Reman que « la crise de l’État Providence n’est pas une crise de moyens ».
  3. La situation des jeunes se détériore : On assiste à un glissement de la pauvreté vers les jeunes.

« L’ascenseur social a des ratés », affirme Pierre Reman en citant le sociologue français Louis Chauvel. Le patrimoine économique prime sur le patrimoine culturel : sans capital économique, les jeunes générations vivent moins bien que leurs parents, même avec un diplôme. L’école peine à compenser les inégalités. Les parents d’aujourd’hui n’ont plus la conviction que leurs enfants vivront dans une société meilleure que la leur, comme cela a été le cas pendant longtemps.

Apportant sa contribution à l’édifice commun du jour, Pierre Reman formule quelques recommandations : maintenir et renforcer le financement de la protection sociale, alors qu’il est aujourd’hui remis en question au profit de mécanismes de responsabilisation ; contrer la privatisation larvée ; éviter le piège de l’assistance ; oser la sélectivité (l’universalité avec un dosage de protection sociale complémentaire) et penser le social comme investissement.

Populisme et crise des solidarités

Après l’économiste, le philosophe Edouard Delruelle partage ses constats à partir de sa note « Onze thèses pour sortir du mur. Populisme, démocratie, citoyenneté Note bas de page» rédigée quelques jours après l’élection de Donald Trump. « En effet, affirme ce professeur de philosophie politique de l’Université de Liège, on ne risque pas d’aller dans le mur. On y est ! ». Edouard Delruelle évoque non une crise mais un dérèglement généralisé sur les plans économique, social, climatique, politique et géopolitique, ainsi qu’une mise à l’épreuve de la démocratie.

Parmi ses onze thèses, la cinquième concerne le lien entre inégalités et populismes. Pour lui, « si le « Nous » politique et social est défaillant, des « Nous » imaginaires viennent le suppléer ». En d’autres termes, plus il y a d’écarts et d’inégalités entre les classes et les groupes, moins il y a de cohésion sociale, plus l’individu a besoin de se référer à des identités collectives de type communautaire, nationaliste, ethnique ou religieux. Edouard Delruelle considère – et c’est sa huitième thèse – que « le nœud du problème se situe dans la crise des solidarités qui affecte très profondément nos sociétés. ».

Citant François Dubet, il affirme que « Ce n’est pas la crise économique qui creuse les inégalités et détruit la solidarité ; c’est au contraire l’affaiblissement de la solidarité qui aggrave les inégalités. ». Malgré ces sombres réflexions, Edouard Delruelle persiste à voir du positif : dans cette période de brouillard qui marque la fin du monde néolibéral, les populismes et les rejets sont des formes de mobilisation, des explosions sociales qui vont obliger le pouvoir à se ressaisir.

Des niches d’égalité dans un système inégalitaire

La sociologue Danielle Mouraux a ensuite pris la parole, partageant le micro avec Xavier Roberti. Spécialiste du monde éducatif et des relations entre les familles et l’école, Danielle Moureaux regrette que l’école soit « un accélérateur de particules d’inégalités sociales ». Elle explique : réussir à l’école est un défi permanent pour l’enfant qui doit apprendre à passer du registre de pensée et d’action familial au registre scolaire et institutionnel.

Le premier est communautaire, individuel, particulier et repose sur les convictions et croyances. Le second est cognitif et rationnel, collectif, universel et inclut l’évaluation. Cette difficulté crée des malentendus sociocognitifs : les enfants, et même souvent les enseignants, ne savent pas que c’est cela qui est attendu. Et entre les enfants issus de familles qui sont à l’aise avec le fonctionnement scolaire et ceux de familles qui en sont plus éloignées, cela engendre des inégalités dans le rapport au savoir. Pour plus d’égalité, une des clés serait d’expliciter davantage aux élèves les objectifs d’apprentissage qui se cachent derrière les activités scolaires.

Pour la sociologue, il est essentiel que les enseignants prennent mieux conscience du rôle de l’école : elle a une mission d’émancipation des plus faibles, elle doit en faire des personnes épanouies, des travailleurs actifs, des citoyens responsables. Cela nécessiterait selon Danielle Moureaux de rendre le métier plus réflexif et plus collectif.

Quant à Xavier Roberti, il a développé son expertise dans le domaine des entreprises d’économie sociale. Il travaille pour l’Union des SCOP (société coopérative et participative) et l’asbl Terre. Pour lui, une de ces « niches d’égalité » est l’entreprenariat féminin dans l’économie sociale. « Les études montrent que les femmes qui dirigent les entreprises font preuve d’une gestion plus éthique, qu’elles sont plus résilientes, plus tenaces et plus axées sur la prospérité, qu’elles ont plus de capacités d’innovation, que leur management est davantage axé sur la participation et qu’elles prônent l’égalité. » avance Xavier Roberti. Une belle piste de solution !

Outre-Atlantique, les mêmes enjeux

De l’autre côté de l’Océan, les mêmes questions interpellent. Au Centre de collaboration nationale sur les politiques publiques et la santé du Canada, la chercheuse Val Morrisson a animé ce 7 mars 2017 un webinaire sur les approches politiques de réduction des inégalités de santé. Soixante-deux participants ont suivi la conférence interactive en ligneNote bas de page. Pour Val Morrisson, il est d’abord essentiel de saisir la différence entre les déterminants sociaux de la santé et les déterminants sociaux des inégalités sociales de santé. Elle insiste sur ce point, car les actions portant sur les déterminants sociaux de la santéNote bas de pagene résolvent pas le problème des inégalités sociales de santé.

Pour atteindre cet objectif, il faut agir sur les déterminants sociaux des inégalités sociales de santé, qu’elle définit comme les « structures et processus sociaux sous-jacents qui assignent systématiquement les gens à des positions sociales différentes et qui répartissent inégalement les déterminants sociaux de la santé dans la société »Note bas de page. Val Morrisson identifie huit approches utilisées pour atteindre les inégalités sociales de santé, du macro au micro : l’économie politique ; l’intersectionnalité ; les politiques macrosociales ; l’approche axée sur le parcours de vie ; l’approche axée sur les milieux ; les approches qui visent les conditions de vie ; les approches qui ciblent les communautés et les approches qui ciblent les personnesNote bas de page.

« Les actions sur les inégalités sociales de santé découlent des conceptions de leur fondement. Chaque approche est apparue dans une discipline. Elle conçoit et explique les inégalités de santé d’une manière propre. », explique la chercheuse. Par exemple, les approches qui ciblent les personnes s’intéressent aux actions et choix individuels. Les interventions qui en résultent vont donc consister à encourager les personnes, en particulier les plus vulnérables, à faire des « choix santé » et à modifier leurs comportements. Autre exemple : si l’on considère que les inégalités résultent de moments de vulnérabilité, on adopte l’approche axée sur les parcours de vie. Dans ce cas, les interventions vont cibler les circonstances sociales et offrir un soutien pendant les transitions et les crises au long de la vie. Ou encore, si l’on adopte une vision plus large, on verra les inégalités comme des conséquences des macro-politiques déterminant la répartition de la richesse.

Pour agir, l’accent sera mis sur les politiques structurelles fiscales, régissant le marché du travail ou règlementant les marchés. Aux yeux de la conférencière comme pour les participants connectés, les approches les plus macro ont le plus grand potentiel de diminuer les inégalités sociales de santé. Néanmoins, Val Morrisson observe souvent une « dérive vers les habitudes de vie ». C’est ainsi qu’elle appelle cette « tendance à admettre le besoin d’agir sur les déterminants plus structurels des inégalités de santé tout en développant plutôt des interventions qui ciblent les déterminants de la santé liés aux comportements »Note bas de page. Elle parle de dérive… D’autres invoqueront le pragmatisme et la nécessité d’efficacité et d’efficience.

Sortir du bocal

Retour à Namur, le 10 février. A l’issue de la journée – comme probablement à la fin de la lecture de cet article – on reste un peu sur sa faim. Le concept d‘inégalité a été exposé et analysé, quelques pistes de solution à mettre en œuvre dans des domaines précis ont été partagées, mais on se demande encore quelle stratégie concrète, efficace et accessible contrera le problème. Il faut reconnaître que l’objectif du jour était ambitieux. Le Réseau pour l’égalité a encore du pain sur la planche.

Pour envisager ses perspectives d’avenir, c’est la « technique du bocal » qui est utilisée. Tous les participants installés sur des chaises disposées en cercles concentriques peuvent, à leur guise, venir s’asseoir sur les quelques sièges centraux afin de discuter ensemble. Plusieurs échanges tournent autour de la question de l’inclusion dans le réseau des personnes concernées : « On se fait plaisir avec des concepts, mais comment on les fait venir ? ». Un autre souhait exprimé est celui de dépasser le monde des professionnels (de la santé) et de « faire percoler » la question des inégalités dans la société. La solution la plus profonde reposant sur un changement de système, il est en effet essentiel de sortir du cercle – ou du bocal – des convaincus et de mobiliser le plus grand nombre. Ce qui n’est pas chose aisée car, comme l’identifiait un participant lors d’un des ateliers de l’après-midi : « L’inégalité, on y tient, parce qu’elle nous valorise »… À méditer !


Pour joindre ou rejoindre le Réseau pour l’égalité : ingrid.muller@fmm.be

Wilkinson R. & Pickett K. (2013). Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous. Les petits matins/Institut Veblen/Etopia.

http://edouard-delruelle.be/onze-theses-sortir-mur/

qui faisait partie d’une série de webinaires gratuits en ligne, chacun traitant de différentes priorités en santé publique, présentés par les six Centres de collaboration nationale en santé publique et les Médecins de santé publique du Canada. Les vidéos et documents des webinaires sont accessibles sur http://www.ccnpps.ca/640/Webinaires.ccnpps

Définis par l’Organisation mondiale de la Santé comme « les circonstances dans lesquelles les individus naissent, grandissent, vivent, travaillent et vieillissent, ainsi que les systèmes de soins qui leur sont offerts. À leur tour, ces circonstances dépendent d’un ensemble de forces plus vastes : l’économie, les politiques sociales et la politique. » (Commission des déterminants sociaux de la santé de l’OMS, 2016).

VicHealth, 2015, p.6, traduction libre par Val Morrisson.

Pour des explications de ces huit approches : Mantoura P. & Morrison V. (2016). Les approches politiques de réduction des inégalités de santé. Montréal, Québec: Centre de collaboration nationale sur les politiques et la santé.

Voir son article référencé en note précédente.