Mai 2001 Par J.-M. DELVOYE Initiatives

Le programme de santé communautaire de Seraing vise à fournir une aide à la mise en place d’actions sociales et sanitaires au profit de la population.
Ce projet est né d’un constat de complexification des problématiques rencontrées par les professionnels et d’un sentiment d’insuffisance des réponses actuelles: la démarche entreprise se fonde sur l’abord partenarial et territorial des solutions à concrétiser, à partir d’une connaissance plus large des besoins exprimés par les habitants.
Le souci fondamental est d’impliquer les habitants dans les actions et de faire en sorte que la participation soit un élément important du bien-être individuel et collectif.
La Maison Médicale d’Ougrée est le promoteur de ce projet qui a débuté en septembre 1998.
Les dix-huit premiers mois ont permis aux partenaires impliqués dans le processus de construire les outils d’analyse, de récolter les données auprès de leurs usagers et d’étudier les premiers résultats.
Depuis quatre mois, des ateliers mènent une réflexion à partir des résultats recueillis en vue de programmer des actions concrètes répondant aux besoins apparus.

Le point de départ du projet

La Maison Médicale d’Ougrée (1) entretient depuis une quinzaine d’années une habitude de travail en réseau, essentiellement dans certaines situations familiales précaires; cela permet de définir des stratégies communes avec d’autres organismes également impliqués.
La complexité croissante des situations rencontrées a fait apparaître la nécessité d’une collaboration plus structurée entre les services socio-sanitaires: l’hypothèse était que la confrontation des différentes compétences d’un réseau permettrait de construire une représentation plus globale de la situation. Les réponses proposées seraient plus pertinentes et plus cohérentes.
C’est dans cette optique qu’en novembre 1996, la Maison Médicale d’Ougrée a pris l’option de développer un projet de santé communautaire sur le territoire communal, avec l’appui financier de la Communauté française pour une période de 5 ans.

Description générale du projet

La démarche se fonde sur l’élaboration d’une connaissance globale des problèmes socio-sanitaires à l’échelle du territoire communal à partir de trois types d’informations:
– des informations concernant les besoins des usagers ( outil de suivi et d’évaluation );
– des informations sur les réponses existantes ( répertoire des adresses utiles );
– des informations contextuelles plus générales ( outil de contexte ).
Cette connaissance globale doit constituer une aide à la décision en vue de mettre en place des actions répondant aux besoins des habitants.
La démarche concerne les habitants, les professionnels et les décideurs politiques.
Elle sert de support à la structuration d’un partenariat entre tous les acteurs de la vie sociale d’un même territoire (professionnels, habitants et décideurs) qui s’impliquent dans un processus d’observation permanente pour mieux agir.

Réalisations après deux ans

Le projet de santé communautaire de Seraing constitue avant tout une démarche participative d’une communauté : il s’agit de mieux connaître pour mieux agir dans le domaine de la santé en référence à la charte d’Ottawa (2).
Les promoteurs du projet ont pris l’option de mobiliser préalablement les acteurs professionnels qui pourraient secondairement impliquer leurs usagers: en septembre 1998, huit équipes étaient volontaires pour participer au processus expérimental. Un an après, le groupe comptait quinze participants et actuellement trente. Ce groupe expérimental se compose d’institutions issues de secteurs variés: centres de santé, aide à domicile, service de la petite enfance, écoles, centre de guidance psychologique, crèches, maisons de jeunes, éducation en alternance, service de réinsertion, service de médiation scolaire, planning familial, accueil pour toxicomanes, …
Schématiquement, il est possible d’identifier plusieurs étapes dans le travail produit par le groupe expérimental, même si, dans la réalité, ces étapes peuvent se superposer.

Phase de construction des outils

Ce sont les professionnels qui élaborent les outils avec l’aide des experts, à partir des informations jugées primordiales pour mieux connaître la santé des habitants de Seraing.
Le guide de recueil de données constitue un canevas commun permettant de récolter des informations sociales, économiques et sanitaires au cours des entretiens habituels avec les usagers (la composition de ménage, le logement, les ressources, la scolarité, la qualification, le parcours professionnel, la mobilité, les difficultés d’expression, les difficultés de santé, les difficultés relationnelles enfants-parents, les problèmes d’autonomie, la consommation de médicaments, les relations sociales,.)
Le répertoire des adresses utiles est accessible sur un site Internet ( http://mti.univ-fcomte.fr:591/rsc.html ). A partir de critères de recherche (domaine d’intervention, services, publics concernés, zone d’intervention, …), les acteurs peuvent trouver les références des institutions répondant à leur attente. Cette base de données permet également de connaître les services déjà existants sur le territoire , ce qui représente une information utile avant d’entamer de nouvelles actions.
Les données de contexte sont nécessaires pour confronter les résultats obtenus de la part des habitants avec des données plus globales sur la ville (population générale, tranches d’âge, population d’origine étrangère, revenus, formation,…). Ces informations fournissent une vision plus complète des problématiques et permettent d’orienter l’élargissement du processus vers des publics sous-représentés. Elles sont présentées sous forme cartographique, par quartier selon le découpage de l’Institut national de statistiques.

Phase de recueil de données

Une fois qu’un consensus existe à propos du guide de recueil de données, chaque équipe invite ses usagers à participer à la récolte d’informations: en 6 mois, environ 700 fiches ont été rassemblées.
Chaque équipe participante a reçu un logiciel adapté au guide de recueil et encode elle-même ses fiches. Les données anonymisées de toutes les institutions sont réunies et analysées par M.T.I.a.S.H.S. (3).
A signaler que le processus de récolte de données continue depuis lors.

Phase d’interprétation des résultats et de programmation d’actions

L’analyse factorielle identifiait deux problématiques principales sur le territoire communal, sans prétendre rendre compte de l’ensemble de la réalité (tableau 3):
– des difficultés liées à l’autonomie concernant les personnes âgées, les handicapés et les invalides, mais aussi les personnes avec un faible niveau de formation;
– une précarité importante liée à l’emploi , touchant les chômeurs, les personnes sans activités professionnelles, et les salariés sous contrats précaires.
Le groupe de travail a mis en place des ateliers de réflexion qui ont pour fonction de transformer les informations recueillies en programmes d’actions concrets: l’analyse statistique apporte un éclairage complémentaire à l’expérience de terrain des professionnels qui réfléchissent alors à la construction d’actions collectives à partir de l’expression des habitants.
Les professionnels ont pris conscience que les personnes en perte d’autonomie cumulaient plusieurs problèmes simultanément ou successivement (mauvaise santé, faibles revenus, peu de mobilité, faible niveau de formation et difficultés pour lire et écrire,…) et que ce cumul impliquait l’intervention de multiples organismes sociaux.
Les participants ont décidé de créer des réseaux d’acteurs autour et avec les usagers: cela doit assurer une plus grande cohérence entre les actions menées et rendre une place centrale aux usagers.
Le sentiment d’isolement est très fréquemment exprimé par ces personnes: les participants souhaitent entrer dans une logique d’accompagnement des projets des usagers et quitter progressivement une logique d’assistance, en suscitant les ressources existantes parmi les usagers et en favorisant l’émergence de réseaux d’échange de savoir entre les usagers.
Dans l’atelier concernant la précarité économique liée à l’emploi, les résultats ont montré que les personnes sans activité professionnelle n’avaient pas que des problèmes d’emploi, mais qu’elles présentaient toute une série de difficultés connexes (consommation de médicaments, isolement, perte du lien social, vie de couple, problèmes relationnels intra-familiaux, relation avec la justice,…). Les échanges entre professionnels ont également clairement fait apparaître que, pour ces personnes sans emploi, l’accès à l’emploi n’apportait pas une réponse à tous leurs problèmes.
Les participants à l’atelier considèrent qu’il est nécessaire d’appréhender les difficultés liées au non-emploi dans leur globalité, en associant une approche socio-sanitaire au parcours d’insertion classique. Ils envisagent ainsi de nouveaux types de partenariats , notamment avec des acteurs économiques et des opérateurs de formation professionnelle.

Phase de communication et de visibilité

Les résultats de la démarche et les réflexions des acteurs ont été présentés à l’occasion de la Journée mondiale de la santé devant 150 professionnels de la région de Seraing, en présence des autorités communales et de deux ministres compétents en matière de santé.
Cette manifestation ponctuait la première étape du projet en lui donnant une première visibilité aux yeux des décideurs et d’autres acteurs potentiellement intéressés: cette visibilité est importante pour élargir le processus sur le territoire communal, mais aussi pour faire connaître cette méthode qui peut être reproductible dans d’autres communautés et dans d’autres domaines d’action.

Conclusions

Les deux premières années de travail ont permis de réunir 25 organismes de la commune, issus des secteurs sociaux, éducatifs et sanitaires, et de construire les outils d’un triangle de connaissance: les besoins des habitants, les services existants sur le territoire et le contexte socio-économique communal.
Il s’agit de la première étape d’un processus à long terme au niveau du territoire communal: impliquer les acteurs de la santé (au sens de l’O.M.S.) dans l’observation des problèmes et l’analyse des résultats pour fournir des réponses pertinentes aux besoins de la population.
Même si la démarche privilégie dans un premier temps la mobilisation des professionnels, le souci majeur est d’impliquer progressivement les habitants: ils deviennent acteurs des réponses à mettre en place et peuvent intégrer le dispositif d’observation.
Dr Jean-Marie Delvoye , médecin généraliste à la Maison Médicale d’Ougrée, coordonnateur du projet de santé communautaire de Seraing.

Adresse de l’auteur: rue de la Rose 12, 4102 Ougrée, tél. à’-330 30 07, mél : ougree@fmm.be. (1) La Maison Médicale d’Ougrée est un centre de santé pluridisciplinaire (médecins, infirmières, kinésithérapeutes, accueillants, assistant social et dentistes) qui propose des soins de santé primaires et vise une approche globale de la santé.
Ougrée fait partie de l’entité communale de Seraing (60.000 habitants), sur la rive droite de la Meuse, à quelques kilomètres de Liège.
(2) Charte d’Ottawa: la promotion de la santé est le processus qui confère aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé et d’améliorer celle-ci. Cette démarche relève d’un concept définissant ‘la santé’ comme la mesure dans laquelle un groupe ou un individu peut d’une part réaliser ses ambitions et satisfaire ses besoins et, d’autre part, évoluer avec le milieu ou s’adapter à celui-ci.
La santé est donc perçue comme une ressource de la vie quotidienne et non comme le but de la vie, il s’agit d’un concept positif mettant en valeur les ressources sociales et individuelles, ainsi que les capacités physiques.
Ainsi donc, la promotion de la santé ne relève pas seulement du secteur sanitaire; elle dépasse les modes de vie sains pour viser le bien-être.
(3) L’expertise est assurée par le professeur J.J. Girardot, doyen de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l’Université de Franche-Comté, directeur du laboratoire universitaire ‘Méthodes de traitement de l’information appliquées aux sciences de l’homme et de la société’.

Un programme en plein développement

ES : Vous parlez de partenariat mais comment s’est faite l’évolution ?
Jean-Marie Delvoye : Au départ, dans le groupe opérationnel, nous étions 8 organismes. Aujourd’hui, le groupe s’est fort élargi puisqu’il y a entre 35 et 40 organismes partenaires issus de plusieurs secteurs: santé, social, réinsertion professionnelle et éducation. La demande est que chaque organisme partenaire s’implique en temps de travail, d’où la nécessité de nous structurer différemment au fil du temps.
Le représentant de chaque institution est également le lien entre le programme communautaire et son institution; son rôle est de motiver l’ensemble de son équipe au programme, pour que celui-ci reste le projet de l’équipe.

ES : Quelles actions avez-vous développées à partir de l’analyse des résultats de l’observation participative ?
JMD : Sur base de l’interprétation des résultats par les partenaires, des pistes d’action ont été choisies et aujourd’hui quatre ateliers ont été mis en place: un atelier « autonomie », un atelier « précarité », un atelier « décrochage scolaire » et un réunissant les soignants.
Pour chaque action lancée par un atelier, il y a une fiche-action qui sert de guide à l’élaboration: cette fiche reprend entre autres les objectifs, les effets attendus, la stratégie, l’évaluation,…
L’atelier «autonomie» a choisi de se focaliser sur le travail en réseau d’acteurs. Cette action, en cours depuis janvier 2001, a été définie à partir du constat que les personnes en perte d’autonomie présentaient souvent un cumul de difficultés, simultanées ou successives. Selon les partenaires, cette situation provoque la multiplication des interventions d’organismes sociaux et sanitaires, avec un risque de perte de cohérence et d’efficience.
L’action ‘réseau d’acteurs’ a pour objectif de constituer un réseau entre les acteurs présents autour de la personne ou de la famille en difficulté, y compris la personne ou la famille elle-même (considérés comme les acteurs principaux), et ainsi de tenter de proposer des réponses plus cohérentes et plus pertinentes aux difficultés rencontrées.
Au sein de ce même atelier, une autre action est prévue autour du sentiment d’isolement et de solitude des habitants, par exemple, en organisant des repas communautaires dans les quartiers en utilisant des ressources informelles.
L’atelier «précarité» a eu quelques difficultés au départ parce que cette thématique nécessite une ouverture sur le secteur économique. Ce groupe a mis en évidence le manque de revenus mais qui ne peut pas être dissocié d’autres difficultés telles que des problèmes de qualification, d’expression (lire, écrire, parler), de mobilité. Une attention particulière a également été portée au statut des femmes sans activités professionnelles, souvent sans qualification. L’atelier a avancé dans l’axe « expression » en travaillant la resocialisation, l’envie de communiquer. Le groupe est en train d’identifier les partenaires potentiels de la région, avec lesquels une collaboration pourrait se développer (par exemple, un théâtre communautaire).
Le travail des participants est important: les acteurs apprennent à travailler ensemble, à clarifier des objectifs, à s’exprimer,… Cela donne une dimension supplémentaire sociale et collective.
L’atelier «décrochage scolaire» a démarré à partir de l’interpellation d’un partenaire qui travaille en médiation scolaire et qui souhaite intégrer cette démarche d’observation participative aux jeunes à l’école et en dehors de l’école. Sont parties prenantes plusieurs écoles, des IMS, des PMS, une maison de jeunes, un centre de santé mentale, mais également deux classes d’élèves.
L’atelier réunissant les soignants est parti dans une option d’organisation des soins entre intervenants locaux (médecins généralistes, maisons médicales,…). Nous sommes dans un processus d’échanges et des intérêts convergents se dégagent.
Un atelier ’emploi’ va prochainement être mis en place pour répondre à l’importante problématique de l’accès à l’emploi. Dans le recueil de données, il est apparu que les usagers peu qualifiés, éloignés de manière durable de l’emploi (3 ans ou plus), présentaient un problème d’emploi fortement intriqué dans des problématiques sociales. Un projet de réinsertion professionnelle a été agréé par le Fonds social européen avec le soutien de la Région wallonne: il propose une approche globale de l’emploi (sanitaire, sociale et économique) en étendant notamment le partenariat actuel vers les employeurs.
ES : Et la participation des usagers ?
JMD : Le recueil d’informations auprès des usagers est déjà un lieu de participation par la manière d’aborder la personne; cela modifie le regard, c’est l’intervenant qui devient demandeur. Il s’agit de partir de l’avis des gens pour construire un autre point de départ, pour orienter l’action. Un entretien entre l’usager et l’intervenant dans une relation déjà établie, cela donne du sens. Cela élargit le dialogue entre eux, ce n’est pas comme s’il s’agissait d’un enquêteur externe.
Il y a aussi des bénévoles qui font partie du groupe opérationnel: ce sont des habitants qui ont une fonction particulière et qui ont un même poids que les professionnels. Ils apportent un autre regard, une compétence spécifique.
Enfin, les actions décrites plus haut visent à placer les personnes dans une dynamique de projet personnel dont elles peuvent devenir l’acteur principal.
ES : Vous collaborez avec un laboratoire universitaire. Quelle est la place de chacun?
JMD : Le laboratoire MTIaHS – ‘Méthodes et Traitement de l’Information Appliquée aux Sciences de l’Homme et de la Société’, dirigé par le Professeur Girardot , a élaboré une méthodologie rigoureuse pour développer des observations participatives dans des régions et des secteurs très différents: tourisme, réinsertion professionnelle, immigration, à Durbuy, Charleroi, au Portugal, en Espagne, en France et plus récemment en Europe centrale. Ils apportent une méthode et des propositions d’outils: guide d’interview, logiciel, traitement des données. Mais ce sont les acteurs de la communauté qui en définissent les éléments pertinents, les informations qu’ils souhaitent recueillir. L’observation, la coordination, l’interprétation des résultats, les choix d’actions se font par les acteurs dans les groupes et ateliers.
Il est convenu également que nous associions un relais universitaire proche de notre communauté, nous sommes donc en contact avec le STES-APES de l’Université de Liège pour ce partenariat d’expertise au niveau local.
ES : Votre projet s’est fortement développé en quelques années. N’y a-t-il pas un risque que toute cette dynamique s’institutionnalise et s’écarte des préoccupations des habitants?
JMD : Sans doute, mais nous nous mettons des garde-fous. Une certaine institutionnalisation est nécessaire, surtout à partir du moment où le nombre de partenaires augmente. Nous continuons le processus d’observation participative, et à chaque fois, il y a retour vers les acteurs pour qu’ils se réapproprient les informations, les outils, les perspectives d’intervention. C’est un processus relativement lent mais indispensable. Propos recueillis par Bernadette Taeymans