Mai 2024 Par Jeanne DUPUIS Initiatives

A Bruxelles, les secteurs de l’apprentissage du français et de la promotion de la santé font cause commune autour de la périnatalité. Grâce à ce travail intersectoriel, une trentaine d’acteurs ont découvert une pratique prometteuse : les ateliers sociolinguistiques.

« Parler santé quand on ne parle pas français ». C’est sous ce titre que Proforal, un pôle d’expertise du Français Langue Étrangère de Bruxelles, organisait un événement au Pianofabriek de Saint-Gilles le 23 novembre dernier. Cette journée visait à faire connaître aux secteurs du Français Langue Étrangère et de la Promotion de la santé une démarche prometteuse : les ateliers sociolinguistiques (ASL).

Un atelier sociolinguistique se base sur une méthodologie innovante de l’enseignement du français. Celle-ci permet aux adultes allophones de s’approprier un espace social de leur quotidien, comme l’école ou l’hôpital. Contrairement à des cours de français classiques, ils ne comportent ni leçons, ni livres, ni méthodes de français et les groupes sont mixtes en termes de niveau de maîtrise de la langue. Les ASL s’inscrivent dans une approche globale de l’apprentissage du français, selon une démarche communicative et contextualisée, c’est à dire : que faut-il savoir dire, comprendre, lire, écrire dans cet espace en particulier pour y être autonome ? 

Dans les ASL, trois acteurs triangulent : les apprenant·es, les formateurs et formatrices, les acteurs et actrices de l’espace social.

Les ASL périnatalité 

Depuis 2021, l’asbl Proforal a mis en place ce type d’ateliers sociolinguistiques sur le thème de la « Périnatalité » en partenariat avec l’asbl Aquarelle – une association de sage-femmes liée au CHU Saint-Pierre, qui propose un accompagnement médico-social à des femmes enceintes ou en post-partum, n’ayant pas de sécurité sociale et vivant dans une grande précarité. Depuis 2023, le CHU Saint-Pierre a rejoint le projet. 

Ces ateliers sont destinés à des femmes allophones, ayant vécu l’exil, et peu autonomes en français qui ne connaissent pas ou peu le fonctionnement des espaces liés à la maternité (hôpital, services sociaux liés au suivi de grossesse et à la maternité, crèches, etc.), ni les codes sociaux attendus. Ces dernières rencontrent généralement des difficultés face aux situations de communication courantes (orales ou écrites) dans ces espaces. Depuis 2021, 57 femmes ont participé à ces ateliers. 

Les ateliers visent à leur permettre d’acquérir une meilleure autonomie pour naviguer dans le système de santé et bénéficier des droits liés à la maternité. Les objectifs pédagogiques des ateliers répondent à des besoins concrets et identifiés : contextualisation des situations travaillées, travail à partir de documents authentiques (formulaires, brochures), mises en situation, visites de lieux, rencontres de professionnel·les… 

Aquarelle représente l’espace social avec lequel les apprenantes doivent se familiariser. Elles recueillent leurs constats afin d’orienter les ateliers, fournissent les documents administratifs et accueillent les ateliers au sein de leur service. 

Le partenariat : une interaction cruciale pour la réussite des ateliers   

Par essence, le projet est intersectoriel.  

Proforal est un centre de formation en insertion socio-professionnelle (avec notamment des cours de FLE) et un pôle d’expertise méthodologique et didactique du Français Langue Étrangère.    

Aquarelle est une asbl liée au CHU Saint-Pierre, proposant un accompagnement médico-social à des femmes enceintes ou ayant accouché, issues de l’immigration,  

Le CHU Saint-Pierre est un hôpital public universitaire situé au cœur du quartier des Marolles.  

Cultures&Santé est une asbl active en promotion de la santé, en éducation permanente et en cohésion sociale. Elle est notamment reconnue comme service de support en matière de littératie en santé. 

Cultures&Santé accompagne le projet de manière plus éloignée en portant un regard « promotion de la santé » sur le projet. L’asbl s’est efforcée, dans ce projet, de tisser une toile entre les ASL et les principes et approches de promotion de la santé (déterminants sociaux de santé, littératie en santé, compétences psychosociales…). 

ASL et promotion de la santé : des liens intrinsèques 

Les points de rencontre entre la démarche ASL et les principes de promotion de la santé sont multiples et vont au-delà de la simple attention portée à un groupe de personnes en situation de vulnérabilité, liée notamment à la non-maîtrise de la langue, et de la volonté de réduire des inégalités de santé. 

Agir sur les déterminants sociaux de la santé 

En promotion de la santé, la santé est considérée dans sa vision globale et complexe. Pour la favoriser, il est indispensable d’agir sur ce qui l’influence : principalement les déterminants sociaux de la santé. Le secteur de la santé ne peut, à lui seul, agir de manière favorable sur cette multitude de facteurs. L’action à divers niveaux et secteurs, et le travail partenarial s’avèrent donc indispensables.  

Parmi les déterminants sociaux, le niveau d’éducation a un poids considérable sur la santé. Il est d’ailleurs très souvent utilisé comme indicateur pour illustrer les inégalités sociales de santé. Les ASL offrent la possibilité de poursuivre un apprentissage pour les personnes pas ou peu scolarisées et ne maîtrisant pas la langue officielle locale. Ces ateliers, même s’ils sont spécifiquement linguistiques, n’en restent pas moins un levier d’éducation. Ils relèvent de la formation continue et pourront, à terme, améliorer les conditions de santé des personnes qui y participent. Au sein des ASL, le lien de causalité entre l’apprentissage de la langue et la santé est d’autant plus étroit que la question de la santé et de l’accès aux soins y sont travaillés directement de manière immersive. 

Consolider un projet qui renforce la littératie en santé 

La prise en compte de la littératie en santé est considérée, notamment depuis la Déclaration de Shangaï (OMS, 2016), comme un levier de promotion de la santé. La littératie en santé est un ensemble de connaissances, motivations et compétences permettant d’accéder à de l’information dans le domaine de la santé, de la comprendre, de l’évaluer et de l’appliquer. L’exercice de ces compétences dépendent de capacités individuelles et de la complexité des systèmes où elles s’exercent. Plus le système est complexe, plus les compétences des individus doivent être élevées pour traiter l’information et pour naviguer dans le système. 

La spécificité des ASL est de prendre en compte ces systèmes lors du développement des compétences individuelles. D’une part, ces ateliers permettent de travailler la maîtrise de la langue (à travers notamment l’apprentissage de vocabulaire) et de travailler les ressources psychosociales (comme le fait de pouvoir exprimer une difficulté). D’autre part, les ateliers permettent aux apprenant·es de s’approprier un système en l’expliquant et en s’y confrontant. Ils peuvent même constituer un moyen pour mettre en évidence les failles et les inadaptations de ce dernier. 

Soutenir un projet de renforcement des compétences psychosociales 

Le renforcement des compétences psychosociales (CPS) représente un des fondamentaux de la promotion de la santé. Selon la définition de l’OMS, les CPS permettent de « répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne »1. Les activités collectives sont des vecteurs de renforcement de ces compétences, car ils permettent de travailler les ressources sociales (création de liens sociaux), cognitives (échange de savoirs et réflexions) et affectives (prise de recul et cadre sécurisant). 

Ainsi, les ASL par leur caractère collectif et par leur dynamique participative renforcent les CPS. En effet, les ateliers réservent une place importante au partage, à l’échange de ressources et de connaissances, à l’entraide.    

Encourager un secteur qui s’intéresse à la santé 

La réorientation des services de santé représente un autre axe d’actions en promotion de la santé. Il s’agit ici de favoriser l’intérêt et la responsabilisation de secteurs variés (social, éducatif, juridique…) pour contribuer à la santé de leur public et de la population en général.   

Dans le cadre des ateliers « périnatalité », Proforal prend clairement la responsabilité d’être acteur de santé au sens large, en favorisant le recours aux services de santé.   

Essaimer la pratique des ateliers sociolinguistiques 

Dès la première année de son développement, les partenaires du projet ont eu comme perspective de proposer un événement de diffusion de la méthode ASL et de rencontre entre les secteurs de l’apprentissage du français et de la promotion de la santé et ce, en vue d’essaimer cette pratique prometteuse. 

Pour échanger autour des liens entre promotion de la santé et ASL, une trentaine de personnes se sont ainsi retrouvées à l’automne 2023. Le programme de la journée mêlait interconnaissance, présentation de projets et partage de constats et de ressources. Une vingtaine de structures étaient présentes, tant issues du secteur de la promotion de la santé que de l’apprentissage du français.  

L’événement était scindé en trois parties. Dans un premier temps, Proforal a présenté le projet ASL « périnatalité », son historique, son fonctionnement et les résultats qu’il a produits. Lors de cette première partie, Cultures&Santé en partenariat avec Le Caria asbl a présenté un autre projet mêlant apprentissage du français et démarche de promotion de la santé : la cocréation de l’outil « Animer sur les mutualités : Le fonctionnement des mutualités en Belgique » (lire l’article Anatomie des Mutualités paru dans Education Santé n°404). A l’instar de la démarche ASL, cet outil propose des pistes d’animation permettant de se familiariser avec les mutualités. 

Dans un deuxième temps, les participant·es étaient invité.es à circuler dans un « marché des expériences ». Outre les stands de Cultures&Santé et BruxellesFLE (initiative de Proforal), trois associations y présentaient des projets de promotion de la santé menés avec des publics ne maîtrisant pas le français.  

  • Le GAMS, une association qui contribue à l’abandon des mutilations sexuelles féminines en offrant un accompagnement psychosocial, des actions communautaires et de la sensibilisation auprès des professionnels et politiques. Le GAMS a présenté plusieurs outils de prévention, comme le détectomètre, ainsi que leur démarche de sensibilisation basée sur des relais communautaires. 
  • La Plateforme Prévention Sida (PPS), une association travaillant sur la prévention du VIH-Sida et des autres Infections Sexuellement Transmissibles (IST) avec une attention particulière envers les publics migrants. La PPS présentait plusieurs outils pédagogiques pour comprendre, par exemple, comment fonctionne le traitement préventif pour les personnes très exposées au VIH (PrEP) ainsi que des brochures de prévention traduites dans de nombreuses langues. 
  • La Sister’s house, un refuge pour femmes migrantes initié et géré par l’asbl Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, proposant du logement et des activités, notamment d’apprentissage de la langue. La Sister’s house présentait son podcast « welcome sister »

Enfin, la dernière partie de l’événement consistait en un temps d’échange plus informel, autour d’un verre. Ce moment a permis de créer du lien entre des acteurs et actrices qui ne se connaissent pas ou peu, de mettre des visages sur des noms, d’échanger sur d’autres projets et de partager des ressources.   

L’événement a été une opportunité d’interconnaissance, de partage de constats et de difficultés, d’identification de ressources mais aussi de valorisation de ce qui se fait déjà sur le terrain parfois sans y mettre forcément les mots « apprentissage du français » ou « promotion de la santé ».  

En mettant un coup de projecteur sur divers projets partant des réalités et besoins des personnes, cet événement a pu mettre en évidence la pertinence de tisser ou de consolider des liens entre secteurs pour améliorer la santé. Il nous paraît dès lors essentiel de pouvoir mutualiser des atouts (compétences, méthodologies, réseaux) et d’unir des forces créatrices pour modifier profondément les conditions de vie des personnes, renforcer leur pouvoir d’agir et réduire ainsi les inégalités sociales de santé. 

Les ASL périnatalité se poursuivent encore aujourd’hui. Proforal développe également des ASL parentalité scolaire, visant à favoriser l’implication des parents dans la scolarité de leur enfant.