Décembre 2011 Par Pascale DUPUIS Réflexions

Le développement, la situation actuelle et l’avenir de la promotion de la santé ne peuvent se comprendre en dehors de l’histoire sociopolitique mondiale des 30 dernières années. C’est ce qu’étudie et a enseigné jusque tout récemment Michel O’Neill, professeur retraité en santé communautaire et en promotion de la santé à la Faculté des Sciences infirmières de l’Université Laval, à Québec. Ce pionnier de la promotion de la santé observe l’évolution de son domaine au fil du temps et retrace, non sans une certaine inquiétude, une histoire à l’issue encore incertaine.
« Ils étaient 150 participants à la première conférence mondiale de promotion de la santé en novembre 1986 . La plupart étaient originaires de pays occidentaux et triés sur le volet , sur invitation du maître d’œuvre de l’événement , l’Organisation mondiale de la santé » se remémore Michel O’Neill . Pour l’organisme dont il était à l’époque administrateur, l’Association québécoise de santé publique, c’est un collègue médecin qui avait été délégué. Si le jeune retraité n’a donc pas assisté en personne à la naissance de la Charte d’Ottawa, mythique document issu de cette conférence, il a cependant suivi de près ses premiers pas, les espoirs de son enfance, les écueils de son adolescence et les étapes qui l’ont menée vers l’âge respectable de 25 ans.

Longue gestation

Même un document dit fondateur a des racines et dans ce cas, celles-ci remontent loin avant 1986. « Cette conférence était avant tout une réaction à l’attente , de plus en plus manifeste , d’un nouveau mouvement de santé publique dans le monde » annonce l’introduction de la Charte elle-même.
Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et jusqu’aux années 1970, le champ classique de l’éducation à la santé était principalement axé sur la modification des habitudes de vie. Les années 1970-1980 ont vu un changement d’orientation générale, notamment suite à la déclaration d’Alma-Ata de 1978 sur les soins de santé primaires et à la ‘Stratégie mondiale de la Santé pour tous d’ici l’an 2000’ adoptée par l’Organisation mondiale de la santé en 1981. Ces deux documents confirmaient déjà la santé, selon la définition désormais bien connue, comme « un état de complet bien – être physique , mental et social , ne consistant pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmité , et un droit fondamental de l’être humain (…)». Pour assurer la mise en œuvre de ces stratégies, l’Organisation mondiale de la santé avait mandaté ses bureaux régionaux, dont le bureau européen à Copenhague. En 1984, un comité d’experts de l’OMS convoqué par ce dernier publiait un rapport surnommé le «yellow document» d‘après la couleur du papier sur lequel il était imprimé, décrivant des concepts et principes pour la promotion de la santé. Ce document présentait la vision qui allait mener de l’éducation à la santé classique des années 1950-1970 à la promotion de la santé des années 1980. L’embryon de la Charte…
Ottawa, choix logique et stratégique

Au Canada, avant même la Déclaration d’Alma-Ata, le document connu sous le nom de Rapport Lalonde publié en 1974 avait marqué un pas en avant. À travers celui-ci, le gouvernement canadien avançait qu’il serait préférable pour la santé des populations des pays industrialisés de susciter des changements dans les modes de vie, dans le milieu social et physique et dans les caractéristiques biologiques que de simplement accroître les ressources allouées aux systèmes de santé. Le Canada se démarquait aussi par une Direction fédérale de la Promotion de la santé démarrée dans la foulée du Rapport Lalonde. Par rapport à la traditionnelle éducation à la santé d’obédience américaine, la promotion de la santé en développement au Canada défendait et reposait sur une vision sociopolitique plus globale. C’est donc naturellement que les années suivantes ont vu l’établissement de partenariats privilégiés entre le gouvernement du Canada et l’OMS, partenariats qui ont mené, en 1986, à la tenue de la Première conférence mondiale de Promotion de la santé à Ottawa, un moment fort de mise en valeur des nouvelles visions et connaissances.
Âge d’or et période sombre

Après les cinq jours qu’a duré cette conférence mondiale, les délégués des 38 nations représentées sont retournés dans leur pays, avec l’intention de favoriser la mise en oeuvre de la toute nouvelle Charte. La promotion de la santé a alors dû se forger une légitimité et une reconnaissance. « Alors que l’intérêt de séances sur les dangers du tabagisme en milieu scolaire était admis , il n’en était pas de même pour l’impact d’une amélioration des politiques de logement , par exemple » se remémore Ginette Lafontaine , présidente de la section des Amériques du Réseau francophone international de promotion de la santé (Réfips).
Les changements de pratiques gouvernementales sont des processus lents et exigeants. C’est une implantation à géométrie variable qui a eu lieu dans les différents pays. Le Canada, pour sa part, a connu un «âge d’or» de la promotion de la santé jusqu’au milieu des années 1990: le gouvernement de l’époque partageait alors l’enthousiasme des porteurs de cette nouvelle vision et y accordait les ressources nécessaires.
Mais, au Canada comme ailleurs, les changements de gouvernements et de priorités, les difficultés inhérentes à la répartition des compétences entre le fédéral et le provincial, les variations entre les provinces d’un même pays ont finalement eu raison de cet enthousiasme partagé. Dans ce pays, vers 1995, l’intérêt de l’État pour la promotion de la santé s’est considérablement affaibli, au profit d’une nouvelle conception, celle de la ‘santé des populations’. Alors que la promotion de la santé se fondait sur le terrain social, la santé des populations s’inspire de théories économiques, en adéquation avec des visions plus libérales en vigueur à l’époque.
Les enfants d’Ottawa

Dans la foulée de la première conférence mondiale de promotion de la santé se sont organisés d’autres événements similaires, qui avaient pour objectif de mettre en évidence l’un ou l’autre des volets de la promotion de la santé. Après la Charte d’Ottawa ont été produits d’autres documents, tels que la déclaration de Jakarta, en 1997, qui vise à placer la promotion de la santé dans le XXIe siècle et la Charte de Bangkok, publiée en 2005, qui élargit les domaines d’action annoncés dans celle d’Ottawa et offre une application en phase avec les réalités des pays non-occidentaux, en prenant notamment en compte l’impact de la mondialisation et les relations internationales. La Charte d’Ottawa reste cependant, dans la mémoire collective, la référence initiale et le plus renommé de ces documents.
Ce que le Japon est à Kyoto

Pour Michel O’Neill, cela fait une quinzaine d’années que le Canada n’est plus un pays modèle en promotion de la santé. « Comme la signature du protocole de Kyoto ne fait pas automatiquement du Japon un leader dans la lutte contre les changements climatiques , ce n’est pas parce que la Charte a été signée ici que nous sommes à la pointe , même si le Québec en particulier reste une référence aux yeux du monde .» Il est difficile, en 2011, d’identifier les bons élèves de la promotion de la santé. « Entre les discours et l’action , il y a souvent un gouffre important . On peut prôner la promotion de la santé , mais celle – ci doit se traduire dans les politiques , dans les ressources qui lui sont accordées , dans les résultats produits .» Vers où tourner son regard pour observer aujourd’hui de vraies applications des stratégies prônées par la Charte d’Ottawa? « Les pays de l’ex – URSS sont intéressants . Ils ont développé leur première politique de santé en se basant sur les conseils de l’Organisation mondiale de la santé . Les pays scandinaves sont de véritables laboratoires dans l’application de politiques sociales novatrices . Certains appliquent notamment le principe de ‘ health in all policies’ qui soumet toutes les politiques à la question de la santé » partage le professeur, aux yeux duquel l’État de Victoria continue aussi à être un modèle mondial.
Les succès et les revers des stratégies proposées

Telle que définie par la Charte, la promotion de la santé est le processus qui confère aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé et d’améliorer celle-ci. Le document identifie cinq stratégies d’intervention en promotion de la santé: l’élaboration d’une politique publique favorable à la santé, la création de milieux favorables, le renforcement de l’action communautaire, l’acquisition d’aptitudes individuelles et la réorientation des services de santé. Vingt-cinq ans après que ces mots aient été couchés sur papier et cosignés par les délégués de 38 pays, quels progrès avons-nous faits?
Michel O’Neill dresse un bilan mitigé des succès de la mise en œuvre de ces stratégies. Pour cet ancien évaluateur d’actions d’éducation sanitaire qui a commencé sa carrière de terrain sur le constat qu’ « on ne change pas les habitudes en allant dans une classe une fois par an avec une grande brosse à dents », c’est sans nul doute le renforcement des aptitudes individuelles qui a connu les plus grands développements. Les campagnes de prévention du sida, du tabagisme, de l’obésité, prônant des modifications des comportements individuels sont, aujourd’hui encore, les stratégies qui obtiennent le plus de ressources publiques et semblent les plus faciles à mettre en œuvre. Ces actions sont aussi les plus accessibles aux intervenants de terrain.
Du côté des politiques publiques, on peut regretter que peu de pays aient réellement institué un ministère ou une direction de promotion de la santé. « Néanmoins , des mesures publiques telles qu’une politique nationale de promotion de la santé comme il en existe en Haïti ou dans certains pays d’Afrique ou des plans d’action gouvernementaux ou nationaux pointant des axes spécifiques , comme les saines habitudes de vie , ont été adoptés de par le monde » relève Ginette Lafontaine. La notion de «health in all policies», ou «santé dans toutes les politiques» commence aussi à prendre racine dans plusieurs pays. Au Québec notamment, l’article 54 de la Loi sur la santé publique oblige les différents ministères à consulter le ministre de la santé lors de l’élaboration des mesures prévues par les lois et règlements qui pourraient avoir un impact significatif sur la santé de la population. Il confirme que le ministre de la santé est le conseiller du gouvernement sur toute question de santé publique et lui octroie le pouvoir de donner des avis aux autres ministres pour promouvoir la santé. Cela se concrétise notamment par des évaluations d’impact sur la santé des politiques publiques, un processus qui gagne chaque année plus d’adeptes à travers le monde.
La création de milieux favorables a rencontré plus d’écueils. La notion s’est moins rapidement répandue et relève davantage de décisions politiques que d’actions de terrain. Au Québec, les centres de santé et de services sociaux répartis sur le territoire de la province ont une responsabilité populationnelle: ils sont en charge de la mise en place de mesures en faveur de l’amélioration de l’état de santé non seulement des patients qui fréquentent les établissements de santé mais aussi de tous les citoyens de leur territoire.
Michel O’Neill constate avec regret que le renforcement de l’action communautaire est présent dans les discours, mais que trop peu de ressources y sont réellement attribuées.
Enfin, la réorientation des services de santé est, d’après le professeur, la stratégie qui a connu le moins de succès en 25 ans. Partout, le curatif est et reste le bénéficiaire de la majeure portion des ressources de santé. Dans la formation du personnel de santé, la promotion de la santé demeure le parent pauvre des matières enseignées. Si des initiatives comme celle des Hôpitaux promoteurs de santé continuent à bien se développer, celles-ci restent marginales et ne permettent pas de parler d’une véritable réorientation des services.
Choc de valeurs

Selon le professeur fraîchement retraité, la Charte d’Ottawa est peu étudiée dans les diverses formations de santé et sociales. Il attribue ce constat au fait que les valeurs sur lesquelles reposent la Charte sont aujourd’hui considérées comme secondaires dans la société. « Ceux qui travaillent en promotion de la santé font fréquemment figure de marginaux dans leur profession . Ce n’est pas uniquement une question de communication . Leurs collègues des secteurs biomédicaux de la santé partagent difficilement leurs visions inspirées des sciences sociales . Souvent , ils sont perçus comme de doux rêveurs » confie Michel O’Neill. Ou des pelleteux de nuages comme l’évoque la jolie expression québécoise.
Par ses principes-mêmes, la promotion de la santé correspond à une conception sociale de la société. Elle ne peut atteindre son plein déploiement que dans des pays et à des époques où les valeurs de solidarité et d’équité sont reconnues et prônées. Les politiques actuellement en vigueur dans la plupart des pays industrialisés ne sont pas à l’avantage de la promotion de la santé. « La Charte d’Ottawa est le produit des valeurs d’une époque , qui ne sont plus celles qui dominent les sociétés modernes . La solidarité , dans la mouvance de laquelle est née la Charte , a cédé la place à l’individualisme » regrette encore ce titulaire d’un doctorat en sociologie, qui n’a pas hésité, au cours d’une conférence donnée l’été dernier, à illustrer ce changement en déchirant la précieuse Charte devant un auditoire éberlué.
En profondeur
,
plutôt qu’en hauteur

Selon Ilona Kickbusch , qui en 1986 pilotait le dossier Promotion de la santé au bureau européen de l’Organisation mondiale de la santé et qui peut être considérée sans abus comme la mère de la Charte d’Ottawa, la promotion de la santé n’est pas devenue, en 25 ans, l’arbre que l’on attendait. Elle serait plutôt un rhizome, comme la partie souterraine et ramifiée d’une plante qui a pénétré un peu partout, de façon anarchique et déstructurée. Le succès de la promotion de la santé réside dans l’imprégnation d’une vision élargie de la santé. En d’autres mots, si l’on ne compte que de rares gouvernements comportant une direction de la promotion de la santé, celle-ci semble avoir gagné la vie quotidienne des populations.
Pour Michel O’Neill, l’avenir de la promotion de la santé dépend surtout de l’évolution du monde. « On assiste aujourd’hui à une réorganisation des forces : l’économie et la finance tirent dans une direction qui n’est pas celle du social et de la solidarité » affirme celui qui a toujours gardé une vision sociologique de son temps. Le monde de demain ne ressemblera plus jamais à celui dans lequel est née la promotion de la santé. Vingt-cinq ans après la publication de la Charte d’Ottawa, la génération des concepteurs et des développeurs de la promotion de la santé semble plutôt désabusée. Les fruits n’ont pas été à la hauteur des attentes et de l’enthousiasme généré en 1986 et dans les années suivantes. « À cause du changement de valeurs et parce que le rôle des États s’est considérablement affaibli , la Charte d’Ottawa sera difficile à appliquer telle quelle à l’avenir » assure Michel O’Neill. Le pessimisme ne doit cependant pas l’emporter: des lueurs d’espoir brillent en 2011 et indiquent que le changement est possible, peut-être même amorcé. Les mouvements planétaires que nous observons actuellement comme le Printemps arabe, les révoltes des indignés en Europe ou encore la réaction en chaîne déclenchée par Occupy Wall Street partout à travers le monde peuvent être vus comme des signes montrant que les valeurs permettant de revenir à des sociétés plus solidaires connaissent un regain de vitalité. Ses espoirs pour l’avenir de la promotion de la santé résident aussi dans la reconfiguration des moyens de communication. Les nouveaux médias permettent des formes de mobilisation sociale et politique qui passent outre les structures traditionnelles de gestion et la conception classique du rôle de l’État pour permettre de nouvelles formes de changement. Les jeunes générations détiennent des clés qui ne sont pas celles d’hier mais en lesquelles nous devons résolument avoir confiance.
Pascale Dupuis , Correspondante Éducation Santé au Québec
À lire: Promotion de la santé au Canada et au Québec, perspectives critiques , sous la direction de Michel O’Neill, Sophie Dupéré, Ann Pederson et Irving Rootman. Plus de 80 auteurs analysent de manière critique l’état de la promotion de la santé au Canada et au Québec ainsi que son influence internationale depuis 1994 ( http://www.pulaval.com/catalogue/promotion-sante-canada-quebec-perspectives-critiques-8936.html ).
À suivre: À l’occasion du 25e anniversaire de la Charte d’Ottawa, la section des Amériques du Réseau francophone international pour la promotion de la santé prévoit la publication d’un ouvrage collectif intitulé 25 ans d’histoire: les retombées concrètes de la Charte d’Ottawa dans différents pays francophones . Un appel à contribution peut être consulté sur le site http://www.refips.org .