À l’image des fondements de notre association, la journée que nous avons organisée le 6 mai dernier se trouvait au confluent de l’éducation populaire et de la promotion de la santé. La première est entendue comme la démarche d’expression et de création collectives de savoirs de résistance et de transformation des rapports sociaux. La seconde peut être perçue comme la quête d’un avenir en santé fondée sur une appropriation ou une réappropriation de nos capacités d’influence sur l’environnement qui soutient notre bien-être individuel et collectif. Cette journée se voulait connectée à l’actualité d’une société multiculturelle qui, ne l’oublions pas, l’a toujours été mais qui révèle aujourd’hui peut-être de manière plus saillante la multiplicité des facettes qui la composent.La permanence des immigrations et la diversification des origines et des trajectoires migratoires actuelles nous mettent certes au défi du ‘vivre ensemble’. Mais, il ne faut pas perdre de vue que les problématiques souvent associées à la question du migrant ou de l’exilé en société d’accueil (rejet, isolement, déclassement, errance, repli identitaire, maladie…) ne lui sont pas entièrement spécifiques et sont avant tout à mettre en lien avec le contexte dans lequel nous évoluons: la crise des inégalités sociales, les carences de notre démocratie délégataire, l’hégémonie de l’entre soi et sans doute la rémanence d’une vision statique et monolithique de la culture.Paenser l’exil prend racine dans les actions que nous et d’autres associations d’éducation permanente avons menées et qui ont pour origine le cri citoyen de leurs protagonistes:«Cessez de voir le migrant ou l’exilé comme l’épine plantée dans le pied qui nous fait claudiquer. N’oubliez pas que nous avons tous été nomades et que nous sommes tous des migrants potentiels. Que chaque identité est impossible à cerner simplement, qu’elle est, pour reprendre les mots de Tobie Natan, ‘enchevêtrée dans une embrouille de fils indémêlables.»L’altérité (portée par l’exilé mais pas uniquement par lui) est un atout qui ouvre notre horizon car nous avons besoin de l’Autre pour vivre en société, pour faire exister une cohésion, pour évoluer dans un monde en mutation.À la fois pour créer cet espace commun pluriel et pour agir en faveur de la santé des migrants, il nous paraît essentiel de comprendre les trajectoires, les fragilités, les sentiments, les contextes liés à l’exil, d’en complexifier sa représentation.
La portée collective de l’action culturelle
Mais de qui parle-t-on en réalité? Nous désignerons les exilés comme des personnes qui ont dû, à un moment de leur vie, à partir de ce qu’on pourrait appeler un choix contraint, quitter leur terre et parier sur un ailleurs.Le concept vise une population très hétérogène, caractérisée par des causes de départ variées et parfois entremêlées (fuir la persécution, la guerre, la misère, la stigmatisation mais aussi partir en éclaireur familial pour découvrir un nouveau chemin d’espérance); des situations d’origine différentes (paysans ou notables, polyglottes diplômés ou illettrés, citadins ou villageois…); des parcours qui le sont tout autant: multiples transits, destination choisie ou impromptue, voyage peu ou prou chaotique, migration seul ou en famille, appui d’un réseau informel ou isolement complet…Par ailleurs, l’exil est souvent relié, fût-ce temporairement, à des situations de précarité sociale, psychologique et physique en terre d’accueil générées notamment par un tiraillement entre la nostalgie de certains repères sociaux et culturels perdus et les possibilités parfois illusoires de les retrouver ou d’en créer d’autres dans la nouvelle demeure. On peut parler d’un effet salle d’attente c’est-à-dire le sentiment de se trouver dans l’expectative prolongée d’un mieux-être qui, pour des raisons conjuguées (économiques, sociales, politiques, administratives, culturelles), peine à se préciser.Notre démarche, lors du colloque, se voulait à la fois réflexive et pratique. Pour ce faire, nous invitions les participants non seulement à écouter des experts, mais aussi à entrer dans l’action et à explorer, au-delà de la prise en charge sociale et sanitaire, ce que nous, relais, pouvons mettre en place avec les personnes en situation d’exil. Chacun des trois cercles présentés permettait de cerner la portée d’actions collectives culturelles que nous pourrons qualifier de reconnaissance.Celles-ci ont à la fois l’ambition de contribuer au bien-être individuel de la personne déracinée (panser avec a) et d’œuvrer à la modification des représentations de l’exil et de l’exilé au niveau de la collectivité (penser avec e).On entend ici par action culturelle, un processus de création narratif et sensible envisagé comme manière de fréquenter le monde, de mettre en lien les cultures depuis un espace libre.Bien que dans ce type d’action l’important se trouve dans le chemin que le groupe et ses membres parcourent, celui-ci perdrait une partie de son sens si ces créations n’émergent pas à un moment donné dans l’espace public, avec l’intention de produire une vaguelette de changement au-delà du cercle originel.Je terminerai en mettant en évidence deux points qui pourront peut-être trouver un écho dans vos actions futures et qui sont à mettre en lien avec le credo de notre association:
- le fait que créer la santé, c’est avant tout placer les individus au cœur d’une transformation de leur environnement physique, social, culturel. Que prendre la parole, agir collectivement, rapprocher les ‘silencieux’ des lieux de décision, d’influence et du savoir c’est faire de la promotion de la santé;
- la nécessité d’entrevoir la culture comme quelque chose de dynamique, d’entrelacé voire d’imprévisible.
L’égalité culturelle se joue plus dans le produire de la culture que dans le jouir de la culture. Il est donc indispensable de créer des espaces d’expression, de valorisation et de création. La culture, à défaut des biens communs, plus on la partage, plus on en acquiert. Donnons-nous donc comme point d’horizon ces paroles d’Édouard Glissant dans sa philosophie de la relation: «Se changer en échangeant avec l’Autre sans se perdre ni se dénaturer».
Voir l’article de Christian De Bock «La ‘douce musique’ du déracinement» dans ce numéro.