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Thierry Poucet en dix-sept syllabes

Le 30 Déc 20

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Thierry Poucet en dix-sept syllabes

Sirote un lait russeNote bas de page
Et de sa voix frêle
Trace sa ligne de vie

Du sac à dos entrouvert posé au pied de la chaise, un livre dépasse, laissant entrevoir les premières lettres du titre. N-O-T-E-S. C’est probablement un ouvrage sur la musique car le propriétaire du sac a de sérieuses affinités pour la chanson, joue de la guitare, compose mélodies et paroles, chante avec un timbre de voix fragile reconnaissable entre tous.

N-O-T-E-S… Pourquoi pas la biographie d’un bluesman ou d’un roman sur fond de jazz parsemé de notes bleues? Sauf que ces notes-là sont d’une tout autre espèce. Ce sont celles d’Aurèle Patorni, simple soldat pendant la Première Guerre mondiale. ‘Notes d’un embusqué’ est le récit autobiographique de ses années dans les tranchées, publié pour la première fois en 1919. «C’est mon livre de chevet du moment”, commente Thierry Poucet, chemise rayée et veste polaire grise. La guerre 14-18 le fascine depuis l’enfance. “Chez mon grand-père, il y avait deux gros volumes reliés du journal L’Illustration – sosie du Paris-Match moderne – que j’adorais feuilleter. Et puis un de mes arrière-grand-oncles était une gueule cassée. Cela m’a beaucoup marqué.

Thierry aussi a livré quelques batailles mais d’un genre différent : avec les mots pour armes, les domaines de la santé publique et de l’éducation populaire comme terrains de manoeuvre et le militantisme social pour ligne de conduite.

Le petit Poucet a grandi à Bruxelles. Son père, romaniste et préfet de discipline dans un grand athénée, aurait bien vu son fils unique entrer à l’Ecole polytechnique. “Pas moi, précise l’intéressé, alors j’ai raté l’examen d’entrée. Le jeune homme choisit l’Université libre de Bruxelles et entame lui aussi des études de romaniste, qui se révèlent un brin ennuyeuses. Au moment de choisir le thème de son mémoire de seconde licence, il jette son dévolu sur l’humour chez les surréalistes belges, qu’il pressent moins prétentieux que le surréalisme du ‘Pape’ André Breton et de ses excommunications. Il lui préfère principalement les littérateurs du groupe bruxellois, une joyeuse bande soudée autour de Magritte et Scutenaire notamment. «Ce fut l’occasion de rencontrer quelques fraternels et grandioses personnages de notre patrimoine subversif national», se souvient-il. Une embellie dans ces mornes années…

Mais le jeune homme n’a pas l’intention de faire de vieux os dans le monde de l’enseignement. Alors qu’il cherche un moyen de prendre la tangente: la toute nouvelle revue Notre Temps, dont il est rédacteur bénévole, propose de l’embaucher et de lui confier la rubrique ‘société’. Une aubaine! On est en 1974. Le monde de la presse belge est agité de soubresauts contestataires portés par la gauche et l’extrême gauche et plusieurs périodiques indépendants tentent de se faire une place dans le paysage. La fibre militante de Thierry vibre au son de ces idéologies égalitaires. Il veut participer aux débats.

Quarante ans après les faits, il s’amuse encore de ce ‘détournement de carrière inattendu’ qui l’a d’abord mené vers le journalisme non conformiste et de critique sociale, avant de le confronter à ce qui deviendra son coeur de métier : le journalisme spécialisé dans les questions médicales et de santé publique. Placé devant un choix obligatoire à l’époque, service militaire ou l’objection de conscience, il n’hésite pas un instant!

«Je suis le produit d’une culture inculquée par le GERM»

C’est au sein du GERM (Groupe d’étude pour une réforme de la médecine) que Thierry Poucet a fait ses premiers pas en tant que journaliste médical. Un passage qu’il n’est pas prêt d’oublier tant celui-ci a façonné son esprit et sa plume. “L’association m’a engagé pour 22 mois comme objecteur de conscience”, détaille-t-il. “J’étais responsable des publications, ce qui consistait à sortir un dossier thématique et un bulletin d’actualité par mois.

Séduit par les idéaux de ce club de réflexion oeuvrant pour le partage du pouvoir de décision médicale avec les patients et l’association des citoyens aux grands choix d’orientation de politique de santé, l’apprenti journaliste plonge tête baissée dans “le microcosme entraînant de la dissidence (para)médicale qui brasse des idées progressistes sur la santé et l’organisation des soins.

Dans ce groupe composite réunissant soignants de tous horizons, gestionnaires d’hôpitaux, professeurs de santé publique, enseignants de nursing et non-professionnels du secteur issus de toute la Belgique, Thierry s’épanouit comme jamais. Tant et si bien qu’il y reste une douzaine d’années de plus que prévu, en qualité de salarié. “J’étais celui qui traduisait les débats en articles. La sécurité sociale, les accidents de la route, l’Ordre des médecins… J’en ai écrit des monographies!.

Devenu activiste parmi les activistes du GERM, il assiste aux débuts de la médecine de groupe et à la naissance des premières maisons médicales à Bruxelles dans les années 70. “Il y avait là des brèches dans lesquelles nous engouffrer. Vers Anvers, un groupe de médecins maoïstes faisait des consultations gratuites pour que les patients n’aient pas à payer le ticket modérateur. Ce genre d’initiatives nous intéressaient beaucoup car elles contraient la logique du paiement à l’acte défendue par l’Ordre des médecins.’

Au GERM, Thierry Poucet jouit d’une exceptionnelle liberté éditoriale et de ton. “Moi qui me suis toujours senti comme un électron libre, j’étais vraiment dans mon élément là-bas. Pourtant il finit par quitter le navire à la fin des années 80. “Les piliers du mouvement vieillissaient, explique-t-il. “Nous portions trop de causes à cette époque et avions concentré tellement d’opposition. Je suis parti sans attendre la dernière minute, celle où tout s’écroule.

S’ensuit une année éprouvante sur le plan professionnel. Engagé par l’Association Contre le Cancer (ACC) pour évaluer une campagne de prévention, Thierry n’y reste qu’un an. Le directeur et lui n’étaient pas vraiment sur la même longueur d’onde mais “sachant que j’avais quatre enfants, il a eu le chic de me licencier anticipativement. Ce qui m’a permis en réalité de rebondir vers de plus riches opportunités.’

Renouer avec l’écriture

A quel moment précisément s’est-il pris au jeu des haïkus? Il ne sait plus vraiment. “Un jour j’ai eu le déclic et j’ai acheté un recueil d’haïkus francophones avec de petites explications. C’est mon côté jeu-de-motiste compulsif. Il a écrit un de ces petits poèmes japonais en dix-sept syllabes au lendemain des attentats manqués dans le Thalys en novembre 2015.

Les Thalys ronflent
un piano Gare du Nord
des touches de paix…

“Le style fut codifié au XVIe siècle par un moine pèlerin prénommé Bashô avec un nombre imposé de syllabes par ligne : 5-5-7 ou 5-7-5”, reprend-il. “Parfois une syllabe te pose problème et tu cherches pendant des heures. J’avais du mal avec les ‘e’ muets ou non muets. Une de mes filles, qui avait fait des humanités théâtrales, m’a pas mal aidé.’

Il y a haïkus et haïkus. Ceux qui sonnent et les autres. Ceux de Thierry Poucet ont fini par composer un recueil à l’élégante couverture noire édité à compte d’auteur en 2008, illustré par son fils Denis, personnellement préfacé et distribué à la famille, aux amis. Une grande satisfaction arrive quatre ans plus tard quand il est accepté pour une résidence d’auteurs à Montréal pour écrire et échanger avec d’autres haïkistes.

Ecrire. Thierry ne s’en est jamais lassé et pense qu’il ne s’en lassera jamais. Le livre sur l’environnement qu’il a rédigé en 1991 à la demande de l’asbl F.E.C, association d’éducation populaire, est l’une de ses plus grandes fiertés professionnelles. “C’était juste avant le sommet de Rio sur le climat. Il s’agissait de déniaiser les grands problèmes d’environnement à ce temps zéro en décodant les chiffres, les catastrophes, les négociations. C’était le bon moment car toutes les données étaient disponibles. J’y ai investi beaucoup de mes agitations et de ma culture autour des questions d’environnement. C’était un travail sur le fond mais aussi sur la forme pour rendre tout ceci accessible et utile aux professeurs du secondaire. Cela m’a pris cinq mois.

Le livre Intitulé ‘L’environnement le comprendre pour le reconstruire’, préfacé par Riccardo Petrella, est d’abord édité à 4000 exemplaires par EVO et Chronique Sociale. Un nouveau tirage est effectué quelques mois plus tard. “Je crois que l’ouvrage est devenu une référence, glisse humblement son auteur.

Thierry Poucet entre au service presse de la Mutualité socialiste juste après. A l’époque, l’institution édite à 450.000 exemplaires pour ses affiliés wallons un mensuel intitulé ‘La santé et les jours’. Puis de nouvelles publications voient le jour.

‘Renouer’, par exemple, autre mensuel à destination des médecins, dentistes, pharmaciens mais aussi au service des associations, dont Thierry est le rédacteur en chef et qui a pour ambition de favoriser la compréhension entre l’univers mutualiste et les professionnels de santé. Le premier numéro sort en 1993. ‘Un calumet de la paix”, se souvient Thierry Poucet. Les mutuelles étaient alors très critiquées par les médecins. Transmettre les positions de la mutualité sur les questions d’actualité les plus sensibles ou les plus importantes, fournir des éclairages sur certains aspects du système de santé et d’assurance maladie, ouvrir des débats : Thierry Poucet s’y emploie pendant près de 17 ans. “Je faisais à peu près tout tout seul, entouré de quelques journalistes indépendants de confiance. Il fallait savoir écrire bien sûr mais aussi polémiquer sans tomber dans la caricature et savoir s’arrêter.

Très attaché à son indépendance, il ne déroge pas à la règle qu’il s’est fixé : choisir lui-même les thèmes de ses articles. Cela vaut aussi du reste pour les chroniques santé qu’il anime pendant cinq ans sur les ondes de la radio publique ‘Tenir cette rubrique radiophonique de quelques minutes à l’heure du déjeuner m’a profondément amusé, dommage que cela n’existe plus.’ Il avoue sans ambage avoir surtout écrit des dossiers santé sur l’un ou l’autre sujet qui pouvait le toucher personnellement. Mais toujours avec le souci de défendre des messages d’humanité.

Coup d’oeil rapide à nos montres. “J’ai une répétition de chorale tout à l’heure, que je ne peux pas rater”, s’excuse Thierry. Depuis qu’il a pris sa retraite il y a quatre ans, il se fait un plaisir de retrouver chaque semaine une bonne trentaine d’autres choristes et une cheffe de choeur “passionnée et passionnante pour chanter un répertoire très éclectique de chansons aussi bien créoles que d’artistes connus : Lhasa, Camille, Zazie, etc.

Il y aurait encore tant de sujets à creuser pour reconstituer le puzzle Thierry Poucet. Sa participation à la revue Politique ‘possible maintenant que je suis à la retraite’ ou encore ses années passées à la présidence de l’asbl Infor Drogues. “Quand le président précédent a quitté ses fonctions il y a 13 ans, personne ne voulait prendre sa suite. J’ai accepté pour que l’association continue d’exister parce qu’elle est nécessaire dans le paysage local de la promotion de la santé.

L’appel de la chorale se fait de plus en plus pressant. “Une dernière chose : si vous aviez une baguette magique, à quoi vous servirait-elle?Il hésite, réfléchit, sourit. “Je vais écrire un haïku”, propose-t-il.

Magique baguette
qu’en faire mes chers amis ?
l’envers de tout enfer !

Boisson chaude composée d’un expresso, de lait chaud et de mousse de lait.

Isabelle, dans le tourbillon de la vie

Le 30 Déc 20

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Isabelle, dans le tourbillon de la vie

Cette femme au pull vert choux est transie d’amour. «Je suis amoureuse de la cuisine asiatique!» Á voir le large sourire qui illumine le visage d’Isabelle Godin au moment où elle prononce cette phrase, on la croit sur parole. «Ceci étant, précise-t-elle, quand je vivais aux Philippines, je me serais coupée une jambe pour un morceau de fromage et un verre de vin.»Elle n’en a rien fait, préférant finalement revenir en Belgique, sa terre natale, au terme de plusieurs années passées en Asie. C’était au cours de ses études universitaires. «Nous sommes partis en famille, raconte-t-elle, le sourire aux lèvres. Mes trois enfants ont grandi sous les manguiers. Être soi-même habitant d’un autre pays que le sien donne une perspective différente sur le monde. C’est une richesse de se mettre au diapason d’autres cultures. La façon de vivre ensemble en Asie me convient parfaitement», explique-t-elle d’une traite.Dans sa bouche les mots vont vite mais ne se bousculent pas. Aucun doute : ses pensées sont claires, bien ordonnées, faciles à suivre. Elle égrène en toute simplicité les étapes de son parcours universitaire : «J’ai grandi à Bruxelles et fait toutes mes études ici. D’abord une licence en travail social puis un master en épidémiologie et en santé publique. Mes travaux m’ont conduite aux Philippines pendant deux ans pour étudier la planification familiale. Je suis partie en Haïti pour évaluer les travaux de coopération haïtianno-néerlandaise sur des projets de santé. Et au Cambodge et au Laos pour mener des études épidémiologiques à la fois sur la santé maternelle et infantile et sur la mortalité maternelle. J’ai travaillé ma thèse au Laos et terminé à Bruxelles. J’y explique le rôle des représentations sociales de la santé dans la genèse des inégalités sociales de santé autour de la naissance.» Depuis, la socioépidémiologie est restée sa discipline de prédilection et la promotion de la santé, un but. Le but ultime, qui consiste à «donner aux gens l’envie de préserver leur capital santé».

L’éloge de la danse et de la complexité

La pétillante Isabelle Godin n’est pas née de la dernière pluie. Elle sait que le paysage institutionnel actuel est défavorable à la promotion de la santé. «Les acteurs sont plus souvent en compétition qu’en coopération. Le secteur est en train de se détricoter», observe-t-elle. Pourtant, elle n’a ni l’intention de céder à la morosité, ni celle de rester les bras croisés à regarder le bateau couler. «Il y a beaucoup de choses à faire et ça, c’est vraiment motivant.» De toute façon, l’immobilisme ne ressemble pas à cette danseuse dans l’âme, qui à 56 ans pratique encore la danse classique. «J’ai un peu réduit la voilure récemment, corrige-t-elle. Mais je danse depuis toujours. Allier une musique qui nous parle au plaisir de bouger est un vrai bonheur. On ressent une ivresse collective à faire ensemble. Et puis, il faut tenir compte de l’espace de l’autre.»Á son retour de l’étranger, la jeune docteur en santé publique a dirigé pendant trois ans le service d’épidémiologie et d’information sanitaire de l’Observatoire de la santé de la province du Hainaut. Là, elle s’est efforcée de lier plus et mieux la recherche et l’action en promotion de la santé. «Il y a un chaînon manquant entre ce que l’on décide de faire et ce qu’on fait réellement sur le terrain. Sans doute est-ce en partie dû au fait que les acteurs ne parviennent pas encore vraiment à travailler ensemble au niveau des populations, même en santé communautaire», analyse-t-elle.Et de déplorer l’absence de politique de promotion de la santé, qui à son goût «devrait être réclamée comme une politique de santé publique car elle est un préalable indispensable à tous les choix favorables à la santé. C’est une question de justice sociale autant qu’un refus du fatalisme. Chacun doit pouvoir faire des choix qui lui correspondent et être en capacité de les assumer.»Seulement voilà, nous n’en sommes pas encore là. Isabelle Godin a bien quelques idées pour faire bouger les lignes. «Les messages et les recommandations sur la santé forment un discours encore moralisateur et par trop enfantin. Nous aurions tout intérêt à réintroduire de la complexité dans ce champ.»Edgar Morin. Une source d’inspiration pour Isabelle, une de ces voix qui lui parlent. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir aussi l’ont beaucoup influencée. «Cela ne nous rajeunit pas», ironise-t-elle. Les noms de Rudolf Wirshow, qui fut le premier à faire le lien entre les conditions de travail et la santé, et d’Ignace Philippe Semmelweis, qui démontra l’importance de l’hygiène, surgissent dans la conversation. «Ces gens étaient des visionnaires, qui croyaient à ce qu’ils faisaient. Semmelsweis a tenté d’imposer dans la communauté médicale le lavage des mains auprès des femmes récemment accouchées. Considéré comme fou, il a été interné. Il est mort sous les coups de ses geôliers.»

D’une vie à l’autre

Partout dans la capitale belge, Isabelle se déplace en vélo. Elle en a fait un principe. «Avant, je prenais ma voiture mais c’est aberrant.» Elle pédalerait volontiers pour rejoindre le campus de l’Université Libre de Bruxelles si ce n’était pas si loin de chez elle. C’est qu’elle y mène trois vies professionnelles parallèles et complémentaires à l’École de Santé Publique.Dans la première, elle est enseignante en promotion de la santé, en histoire de la médecine et de la santé publique et en méthodologie. Au contact des étudiants, elle perçoit leur difficulté à appréhender la complexité du champ de la santé. «On traîne une vision sclérosée et dogmatique de la santé. Une vision édulcorée, pétrie de bons sentiments, de paternalisme et top-down. On aurait pourtant tellement intérêt à ne pas prendre les gens pour des immatures.»Quand elle se faufile dans sa deuxième vie, celle de chercheuse, c’est notamment pour interroger l’impact des conditions de travail sur la santé des travailleurs. «Lutter pour de bonnes conditions de travail contribue à la promotion de la santé, souligne-t-elle. Du même ordre d’idées que développer une épicerie pour que les gens aient accès à une nourriture saine ou installer des espaces de jeux sécurisés pour les enfants.»Elle est par ailleurs co-promotrice d’un projet interdisciplinaire monté en collaboration avec une université vietnamienne pour lutter contre la pollution domestique au Vietnam et réduire le nombre des affections pulmonaires qui lui sont liées. La socioépidémiologiste se rend sur place deux fois par an pour travailler avec ses collègues pneumologues, architecte et biologiste. «Le pays est en pleine effervescence, constate-t-elle. Le développement économique est au premier plan mais il y a des laissés pour compte du développement et beaucoup à faire pour promouvoir la santé au travers des conditions de travail, de la lutte contre les pollutions, de la protection de l’environnement. Car cette situation génère d’énormes inégalités sociales de santé.»Isabelle a une troisième casquette universitaire, celle de directrice du Service d’information promotion éducation de la santé (SIPES). Résultat : elle jongle plus qu’à son tour avec les données de santé et scrute notamment les informations concernant la santé des moins de 18 ans récoltées dans le cadre de l’étude européenne HBSC (Health Behaviour in School-aged Children).

Sans baguette magique

«Je suis une hédoniste profonde». C’est elle qui le dit. «J’aime travailler dans le plaisir et prends plaisir à travailler.» Outre la danse, compagne de toujours, Isabelle affectionne le piano qui le lui rend bien. «Je joue depuis l’adolescence mais continue à prendre des cours pour le plaisir de me motiver.» Hédoniste, vous dis-je. Le jeu à quatre mains a sa préférence pour le travail de mise en commun qu’il exige. «Nous proposons des concerts le samedi après-midi, ça fait très XIXe siècle!»Entre activités professionnelles et de loisirs, la vie d’Isabelle est réglée comme du papier à musique. Elle y ferait bien encore rentrer quelques mesures, pour le plaisir d’apprendre, de pratiquer, de manipuler. «Je voudrais apprendre les métiers de l’artisanat. Pour être ancrée dans la matière et dans la technique. Tout m’intéresse : la couture, la sculpture…» Ah et puis, si elle pouvait apprendre une langue aussi. Le russe ou le portugais par exemple. Du lao, appris au Laos, il ne lui reste presque plus rien mais elle parle encore un peu scebuano, un dialecte philippin. «C’est à chaque fois l’occasion d’apprendre une autre façon de penser et de mettre des nuances dans les interactions. Ceci dit, j’adore le français, son vocabulaire riche, son orthographe, sa poésie aussi.»Sensible à tant d’exhaltation, on lui offre une baguette magique et la possibilité d’exaucer un souhait ou deux. «Je vais vous faire une confidence, répond-elle. Son ton soudain est grave : Les baguettes magiques n’existent pas. Du reste, je trouve que disposer des choses sans avoir travaillé pour y parvenir gâche un peu le plaisir.»Certes. On remballe donc la baguette magique.Reste l’imagination et le jeu de l’esprit qui consiste à se projeter dans cinq ans. Bingo! «Je me vois bien vivre des journées qui laissent de la place à la vacuité. Le temps serait plus élastique et les choses désagréables passeraient vite pour laisser plus de place aux activités plaisantes. J’enseignerai encore je crois. Faire émerger du savoir est un exercice très enthousiasmant et un défi permanent car il s’agit de ne jamais décevoir ces gens qui vous écoutent. Ils sont là coincés avec vous dans une salle, sans fenêtre souvent, alors qu’il fait si beau dehors. Qu’ils apprennent quelque chose au moins.»Avec la femme pétillante à la chevelure poivre et sel vêtue d’un manteau qui camoufle son pull vert choux, nul doute qu’ils ne perdent pas leur temps.

Anne-Sophie et Martin, unis vers la santé des étudiants

Le 30 Déc 20

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Au lendemain des 24 heures vélo de Louvain-la-NeuveNote bas de page, à l’heure où bon nombre d’étudiants étourdis par les clameurs de la fête ronflent encore, Anne-Sophie Poncelet et Martin de Duve sont attablés à l’Hôtel Métropole en plein cœur de Bruxelles. Ils entament leur second café, bien mérité. «On n’a pas pédalé, nous, mais on a bien ramé», glissent-ils dans un sourire fatigué.

Anne-Sophie et Martin, unis vers la santé des étudiants

Il faut dire qu’ils n’ont pas ménagé leur peine pendant plusieurs semaines pour mettre sur pied l’Opération stadiers 2014 et transmettre aux étudiants volontaires les moyens et les compétences nécessaires pour veiller au bon déroulement de la fête. La course et la soirée sont terminées et cette année encore, les ‘stadiers’ ont assuré. Le directeur et la chargée de projet de l’asbl Univers santé peuvent s’autoriser à souffler un peu.

Dans quelques heures, Anne-Sophie s’envolera pour Milan pour y passer un week-end entre amis. Martin se reposera plus tard car six jeunes âgés de 13 à 17 ans comptent sur lui pour encadrer leur excursion de spéléologie. Lui, le bénévole de l’association qui organise et accompagne des sorties aventures pour des adolescents vivant en institution, leur consacrera sa fin de semaine.

Dans le champ professionnel, les deux collègues ont plutôt l’habitude de se consacrer à une autre tranche d’âge. Celle des étudiants, les 18-25 ans, coeur de cible d’Univers santé. Un public particulier sorti de l’adolescence et pas encore familier de la vie d’adulte.

Tous les deux regrettent de voir ces années-là si peu investies par les acteurs de la promotion de la santé. «Cette tranche de vie correspond à une période de transition marquée par la rupture avec la sphère familiale. Budget, stress, sommeil, alimentation… Tous ces sujets font irruption dans leur vie en peu de temps et génère de l’angoisse. Tandis que l’âge scolaire et la santé des travailleurs sont relativement bien couverts par la promotion de la santé, la période étudiante l’est beaucoup moins. C’est pourtant un moment où l’on adopte toute une série de comportements pour la suite.»

D’une seule voix, Anne-Sophie et Martin poussent plus loin leur plaidoyer. «Même si c’est moins vrai qu’avant, le public qui fréquente l’université reste globalement privilégié sur le plan socio-économique, ce qui fait de lui une cible moins prioritaire que d’autres en termes de santé publique. On peut le comprendre mais c’est un mauvais calcul, ils représentent également une partie des décideurs de demain. Ce sont de futurs prescripteurs de bien-être et de santé. À ce titre et même si l’argument peut paraître élitiste, il y a tout lieu de ne pas négliger les 18-25 ans en promotion de la santé.»

Tous les chemins mènent à Louvain-la-Neuve

Vingt-cinq ans. C’est justement l’âge qu’avait Martin lorsque l’asbl Univers santé lui a ouvert sa porte. C’était en 2001. Infirmier spécialisé en traumatologie et urgences aux Cliniques universitaires Saint-Luc, le jeune homme d’alors manque d’enthousiasme. «L’hôpital me proposait de participer au développement des nouvelles techniques de contention pour le service de chirurgie de la main et de traumatologie», se souvient-il. «Mais je me sentais étriqué dans le modèle biomédical.»

Il entame un mastère de santé publique à l’Université catholique de Louvain (UCL) où l’asbl Univers santé vient d’être montée. «Le vice-recteur de l’époque avait lancé une vaste enquête sur la santé des étudiants pour connaître leurs besoins, leurs attentes, leurs représentations, leurs comportements», relate Martin. «Une démarche sans précédent sur le campus. La création d’Univers santé en a été un des prolongements.»

La toute jeune asbl a alors besoin d’un chargé de projet. La mère de Martin, qui travaille sur le campus, voit l’annonce et la lui fait passer. Il saute le pas, faisant une croix sur sa carrière à l’hôpital. Six ans plus tard, en 2007, il endosse le rôle de directeur de l’asbl, qui est encore le sien aujourd’hui.

Un an plus tard, c’est au tour d’Anne-Sophie de souffler ses 25 bougies. Psychologue de formation, son mastère professionnel éducation et santé en poche, elle travaille à mi-temps, faute de mieux, comme intervenante en prévention des dépendances au sein de l’asbl Nadja à Liège. Univers santé cherche quelqu’un pour accompagner le projet ‘Jeunes et alcool’ et organiser un colloque sur le sujet à Bruxelles. «J’avais étudié à Louvain-la-Neuve et j’en avais fait le tour. Je n’avais pas vraiment envie d’y retourner mais le poste me plaisait vraiment», raconte-t-elle.

La voilà donc embauchée comme chargée de projet sous l’autorité de Martin. «Je me suis donc investie dans ce projet puis d’autres activités et thématiques ont complété mon travail. Et finalement, six ans plus tard, je suis toujours là car je continue de trouver de la diversité dans les actions que nous menons, même si je ressens parfois de l’impatience face à la lenteur du travail en promotion de la santé.» Tiens donc, elle aussi!

Derrière ses lunettes discrètes et un café aussi noir que sa veste, Martin acquiesce. «Il est vrai que la promotion de la santé donne peu de résultats concrets rapidement, surtout sur les actions de plaidoyer auprès des politiques pour agir sur l’environnement et les facteurs sociétaux. Heureusement, nous travaillons aussi à d’autres niveaux et les actions de terrain procurent des satisfactions plus rapides. Cela permet de pallier les frustrations.»

Et d’expliquer que la promotion de la santé répond selon lui à un modèle écologique, où toutes les variables sont liées. Il suffit de prendre un peu de hauteur pour visualiser les différents niveaux sur lesquels on peut agir. «Cela peut aussi être très frustrant de s’apercevoir qu’on n’agit que sur une toute petite partie de l’ensemble et à un moment donné», rétorque Anne-Sophie.

Question de points de vue qui, loin de les diviser, nourrit leur discussion du moment. Leur collaboration professionnelle est à l’image de cet échange: bien installée et riche de leurs sensibilités respectives. Anne-Sophie se sait plutôt rationnelle, apte à se remettre en question à condition qu’on lui oppose des arguments solides. Martin lui reconnaît aussi «une vraie curiosité professionnelle», de celle qui permettent d’apprendre vite et bien. «Elle est arrivée en ne connaissant rien aux assuétudes et à la promotion de la santé», explique-t-il. «Elle a su assimiler très vite les notions clés, avec la finesse et les nuances nécessaires.» complète-t-il, admiratif.

De l’autre côté de la table, Anne-Sophie prend le compliment pour ce qu’il est: une preuve d’attachement professionnel.

Et elle, comment voit-elle Martin? Elle confirme leur complicité professionnelle, la qualité de leur binôme et lui reconnaît bon nombre de qualités en tant que directeur et collègue. «Martin est un directeur très disponible et à l’écoute même s’il peut aussi avoir des idées bien ancrées dont il démord parfois difficilement», détaille-t-elle. «Nous sommes tous les deux plutôt cartésiens, très souvent d’accord ou au moins sur la même longueur d’ondes. Et chacun se sent libre d’argumenter si ce n’est pas le cas. L’humour nous amène aussi une légèreté dans le travail qui entretient et renforce notre entente.»

De l’alcool et de la musique

Comme il fallait s’y attendre, l’alcool refait irruption dans la conversation. C’est qu’Univers santé s’évertue depuis sa création à travailler sur la relation que les jeunes entretiennent avec «notre drogue culturelle» comme aime à le rappeler Martin.

Les étudiants sont systématiquement impliqués dans la conception et la mise en œuvre des actions de prévention les concernant. «En 15 ans, nous avons réussi à ce qu’ils nous voient comme une ressource et non comme une contrainte», se félicite Martin. Anne-Sophie et lui ont appris à connaître leurs partenaires: exigeants en terme de communication, subtils, peu captifs, détestant les injonctions normatives, en tension entre une certaine prise de conscience des risques et une volonté subversive.

«Les jeunes nous poussent à être créatifs et à explorer de nouvelles voies dans nos projets et nos campagnes», apprécient-ils. La plus récente, lancée en septembre 2013, s’appelle Guindaille 2.0Note bas de page. Anne-Sophie est aux manettes. «Une série de pictogrammes véhiculant des conseils pour bien réussir sa soirée ont été imaginés collectivement», explique-t-elle. «Avec un seul objectif: réduire les risques liés à la consommation d’alcool.»

De fait, la prohibition ne fait pas partie du vocabulaire d’Univers santé. Martin appelle même de ses vœux son contraire, «l’anti-prohibition bien cadrée», ainsi qu’une «législation moins floue et plus claire en matière de produits psychoactifs, qui faciliterait grandement le travail préventif», argumente-t-il.

Au fil du temps et de ses prises de parole, le directeur d’Univers santé est devenu l’homme qui veut interdire la publicité pour l’alcool en Belgique au motif qu’elle contraint notre libre arbitre. «Une position radicale que j’assume», précise-t-il. Sollicité par les media en qualité d’expert ou au nom du réseau Jeunes, alcool & société né il y a dix ans, Martin n’hésite pas à clamer haut et fort la conviction qu’il partage avec la douzaine d’acteurs de ce groupe issus de la santé, de l’éducation et du social: «La vision des adultes sur les jeunes est trop souvent caricaturale et très négative: ils boivent trop, consomment sans aucun contrôle social et vont dans le mur», résume-t-il. «Eux ne se reconnaissent pas dans ce tableau dressé par les adultes, ce qui a pour effet de rompre le dialogue. Pour que nous puissions mener à bien nos missions de promotion de la santé, il faut réintroduire de la complexité dans le discours sur les jeunes et l’alcool. Cela suppose notamment d’interroger les représentations des adultes, de considérer les facteurs environnementaux et sociétaux et de regarder dans nos propres verres avant de pointer celui du jeune.»

Dans celui d’Anne-Sophie, il y aurait probablement du vin. De bonne qualité car la jeune femme est connaisseuse: elle a suivi pendant cinq ans des cours d’œnologie desquels elle avoue avoir retenu davantage la pratique que la théorie. Pour le plaisir d’affiner son goût pour ce breuvage qu’elle apprécie. Comme quoi, on peut très bien travailler à réduire les risques liés aux excès de consommation d’alcool et conserver le plaisir d’en boire. «J’aime aussi cuisiner, domaine qui me donne l’occasion de développer ma créativité. Voyager aussi pour déconnecter et aller vers d’autres cultures, ce qui me permet de porter un autre regard sur la mienne. Et l’opéra. Depuis toute petite, je vibre au son de cette musique.»

Martin lui ne saurait dire quelle genre de musique il préfère tant celles capables de le transporter sont nombreuses. «La musique est ma soupape. Elle génère chez moi des émotions immédiates alors qu’en général, je suis quelqu’un de très rationnel, trop sans doute.» Il a connu une fois l’état de transe totale en jouant des percussions sur scène et en garde un souvenir ému. «C’est une sensation extraordinaire, sans doute la plus belle drogue qui soit», commente-t-il.

Pour accompagner cette matinée d’octobre lovée dans le décor ‘art nouveau’ du café du Métropole, il écouterait bien Nina Simone dans l’un de ses morceaux funky avec pédale wouah-wouah. Proposez-lui d’exaucer l’un de ses vœux immédiatement et c’est à nouveau la musique qui emporte ses faveurs.

Les étudiants, les assuétudes, la promotion de la santé semblent très loin. Se serait-on égaré en convoquant toutes ces émotions? Sans doute pas tant que ça.ImageAnne-Sophie: «En faisant le tri hier des photos prises avec mon smartphone, j’ai retrouvé celle-ci gardée depuis plus d’un an et que j’avais prise lors d’une exposition à Lille. Il s’agit du travail d’un photographe, JR, qui colle ses photos pour rendre l’art plus accessible (ici au Brésil). J’aime son travail et sa démarche, l’art étant encore bien trop peu accessible. Ici il lie urbanité et humanité, ce qui me touche.»

Cette interview a été réalisée le 17 octobre 2014 (ndlr).

Voir l’article d’Anne-Sophie Poncelet, ‘Guindaille 2.0 – Mets-toi à jour!, Éducation Santé n° 303, septembre 2014.

Marjolaine Lonfils et Denis Mannaerts, le yin et le yang de Cultures & Santé

Le 30 Déc 20

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Marjolaine Lonfils et Denis Mannaerts, le yin et le yang de Cultures & Santé

Elle termine ses phrases et admire son immense culture artistique. Il la taquine à l’envi mais reconnaît qu’en matière de promotion de la santé, elle lui a tout appris. Entre ces deux-là, la complicité saute aux yeux. Depuis quatre ans, ils dirigent ensemble l’asbl Cultures & Santé. Pour le meilleur et pour l’avenir.

«Denis et moi avons deux points communs: nous sommes perfectionnistes et psychorigides», lance Marjolaine. Elle scrute sa réaction d’un air amusé. Comme si elle venait de révéler un grand secret et s’attendait à un retour de bâton. Lui, visage doux et sourire silencieux, se contente de s’appuyer sur le dossier de sa chaise en signe d’approbation, devinant qu’elle va poursuivre. Ce qu’elle fait évidemment : «On m’a déjà appelé Rigide Marjo ici. J’aime bien. Mais côté perfection, je n’atteins que 80% de celle de Denis.»

Ils sont comme ça : habiles à manier l’ironie et sur la même longueur d’ondes. Leur complicité est un atout précieux dans l’exercice de leurs fonctions au sein de l’asbl Cultures & Santé. Ils y sont arrivés la même année voilà 7 ans et en assurent la direction conjointe depuis 2010. Sur le papier, il est le directeur et elle son adjointe. Dans les faits, les liens de subordination entre eux ont disparu au profit d’un jeu en duo dans lequel ils se sentent bien.

L’esperluette dans le nom de l’association est à leur image : porteuse de complémentarité et de solidarité. «Nous ne sommes pas systématiquement d’accord sur tout, loin de là. Mais on communique énormément. Cette organisation à deux têtes impose un rééquilibrage permanent et une prise de recul très profitables», observent-ils.

Marjolaine coordonne également le programme promotion de la santé de l’asbl, qui en compte deux autres, l’éducation permanente et la cohésion sociale. Dans la matinée, elle a réuni les trois responsables de projets de son pôle comme elle le fait régulièrement pour discuter des nouvelles demandes faites à l’asbl et suivre les actions en cours. «Nous avons la culture de la réunion. Pour se poser, parler de ce que fait chacun même si nos métiers et nos activités sont différents. Faire le point avec les autres est essentiel pour donner du sens à nos actions et bâtir ensemble», juge Marjolaine.

Ce n’est pas Denis qui la contredira, lui qui met un point d’honneur à ce que chacun perçoive le sens de son travail. Et elle de renchérir : «Notre mission de direction consiste à garantir le bon fonctionnement de l’association, c’est-à-dire avant tout des membres de l’équipe. À nous de soutenir leurs initiatives, de mettre de la cohérence dans tout cela… et de contribuer à leur bien-être, non pas pour être plus rentables mais comme un but en soi», conclut Denis. «Je ne suis pas certain que je pourrais être directeur ailleurs. Le milieu gestionnaire est en train de contaminer le monde associatif», déplore Denis. «Bien sûr que tu pourrais. Arrête d’être négatif !» le coupe-t-elle.

De part et d’autre du bocal

Marjo («On l’appelle toujours comme ça», précise Denis) a une longueur d’avance sur son binôme en matière de promotion de la santé. Héritage paternel, culture familiale. Petite fille, elle a vu défiler dans le salon de ses parents les ténors du secteur. Des personnalités engagées comme son médecin généraliste de père, le Dr Roger Lonfils, et qui ont contribué à traduire en actes les mots de la charte d’Ottawa.

La jeune fille opte pour des études en langues et littératures romanes et se spécialise en ingénierie de formation. Enseignement, humanitaire, santé publique, elle hésite. En France où elle enchaîne les expériences professionnelles dans le monde associatif, elle travaille pour et avec des personnes en situation de handicap et des usagers de la santé mentale. Avant de renouer brièvement avec l’enseignement en Belgique, de rejoindre quelques mois l’asbl bruxelloise Les Pissenlits qui mène des actions en santé communautaire et finalement, de poser ses valises chez Cultures & Santé en 2007.

Denis a été embauché quelques mois auparavant comme documentaliste, un poste dans la droite ligne de sa formation universitaire. À l’époque, Cultures & Santé occupe à Bruxelles d’autres bâtiments et la documentation jouit d’un espace vitré. «On se fréquentait peu car j’étais à l’intérieur du bocal et Marjo à l’extérieur», ironise le jeune homme.

L’association a déménagé depuis pour s’installer rue d’Anderlecht, à deux pas de la gare du Midi. Passé la porte vert anis, ralliez la cour, tournez à droite et prenez l’escalier.

Au 1er étage, le centre de ressources documentaires et pédagogiques a pris des couleurs. Plus grand, il a aussi gagné en luminosité. «Denis a participé à sa conception et à son aménagement, explique son adjointe. Aujourd’hui encore, il garde un pied dedans».

La rencontre

2010. Cette année-là, Cultures & Santé est à un tournant. La direction est vacante et il faut écrire le programme de promotion de la santé pour le transmettre à la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui le finance. Denis aime rédiger et c’est naturellement vers lui qu’on se tourne. Marjolaine vient d’avoir un enfant, son deuxième. Elle prend sur son congé maternité pour mettre la main à la pâte. «On a fait des réunions avec le maxi-cosy de ma fille au milieu de la table. Nous nous sommes trouvés comme duo à ce moment-là».

Leur tâche accomplie, chacun reprend sa place, à ceci près que Denis n’est plus documentaliste mais coordonne le programme d’éducation permanente. C’est alors que le conseil d’administration décide de désigner en interne une nouvelle direction. Portés par l’enthousiasme, ils se lancent en doublon. Depuis, Cultures & Santé n’a pas cessé de produire : des outils pédagogiques (affiches, publications, jeux de société, etc.), des formations à destination des relais auprès des adultes en situation de précarité, des ateliers d’écriture, des animations sur des thématiques de citoyenneté (emploi, système politique)… Objectif: améliorer la qualité de vie des populations dans une perspective d’émancipation individuelle et collective.

Hors les murs, chacun vit sa vie. Denis a joué au foot pendant des années. Aujourd’hui il court. «Des marathons !», précise Marjolaine. Sourire de connivence du sportif. Il fut un temps où la musique électronique tendance ‘atmosphérique’ et le monde de la nuit avaient aussi ses faveurs. «C’était avant de travailler…».

À 33 ans, sa passion pour les stades côté spectateur – le hasard fait bien les choses, ce supporter du Sporting d’Anderlecht travaille dans la rue d’Anderlecht, cela ne s’invente pas – et celle de la musique classique en général et du piano en particulier perdurent. Marjolaine : «Denis a une culture artistique impressionnante. Il est intarissable sur le cinéma italien d’après-guerre».

Il rebondit et confirme : «C’est la grande époque du néo-réalisme où on s’intéressait à la vie des gens avec la volonté de mettre en avant certaines réalités sociales. Un nouveau langage cinématographique émerge et porte un discours d’éducation populaire. Les thèmes abordés – la place des personnes âgées dans la société, le déclassement, la lutte des places – sont encore très actuels. Tout comme la nécessité de fournir aux gens les éléments pour agir sur la société et la transformer.»

Elle l’écoute, consciente de ses lacunes dans le domaine. Assez parlé de lui. «Toi tu es clarinettiste…», hasarde-t-il. Erreur : elle joue de la flûte. «J’entame ma 3e année de pratique. C’est ma zone de non-maîtrise et d’apprentissage, ce que je réussis à m’octroyer entre mes deux vies professionnelle et familiale. Je fais encore beaucoup de technique. Il faut avoir conscience de tout, c’est épuisant. Et ma professeur parle un langage que j’ai du mal à comprendre. Un peu comme nous le faisons en promotion de la santé, avec nos termes et nos référentiels difficiles à s’approprier au début…»

L’importance du langage

Au fil des années, Cultures & Santé s’est construit une expertise dans la communication adaptée envers des publics multiculturels et/ou peu scolarisés. Son directeur et sa directrice s’intéressent à la place de l’information dans la promotion de la santé. La question du langage et de son accessibilité les préoccupent. Ils ne sont pas les seuls. Au Québec, le concept de littératie en santé se développe depuis les années 90. Denis traduit : «Il s’agit d’un double mouvement qui consiste à augmenter la capacité de ceux qui maîtrisent moins la langue et à concevoir des informations qui les prennent en compte en travaillant sur un langage clair et la communication visuelle»Note bas de page.

Cultures & Santé voudrait apporter sa pierre à l’édifice en définissant des critères de littératie en santé. Le projet a démarré au printemps dernier par un travail exploratoire : chercher ce qui existe comme bonnes pratiques en matière de langage clair, référencer les thématiques surinvesties ou au contraire peu abordées.

«Nous nous trouvons tous dans un contexte d’informations pléthoriques mais qui souvent ne se suffisent pas à elles-mêmes. Il faut des relais, des médiateurs pour les interpréter», constate Marjolaine. Une deuxième phase consiste à aller au devant des usagers, dans les salles d’attente de maisons médicales par exemple, pour évoquer avec eux l’information en santé, le sens des mots et leur perception. Avec le souci de «rester au plus près de la parole authentique des gens», relève la jeune femme. Alors seulement des groupes de travail pourront être constitués pour réfléchir à la construction des messages, leur formulation et leur efficacité visuelle. La direction table sur la création du document méthodologique pour fin 2015. «Vraiment ? Je te trouve bien optimiste», se permet Marjolaine. Ses yeux bleu clair doutent.

Elle entretient de longue date une relation d’affection avec les mots. «À l’université, j’adorais l’étymologie. On découvre beaucoup de choses en ouvrant les mots pour voir ce qu’ils cachent. Questionner à plusieurs le sens des termes ‘santé’, ‘éducation’ ou ‘précarité’, entre autres, cela permet de trouver des clés communes et d’en construire ensemble une signification.»

Pour elle comme pour Denis, la promotion de la santé ne saurait se concevoir sans soutenir les initiatives locales permettant de réfléchir collectivement à ‘ce qui fait santé’. «Cela suppose d’infléchir les politiques et de renforcer les liens entre les secteurs. Or rares sont les acteurs politiques qui connaissent la promotion de la santé. Notre rôle est aussi de réactiver ces relais en allant à leur rencontre», souligne Denis. D’où l’idée de parfaire les compétences de l’équipe francophone en néerlandais. «S’approprier cette langue est important pour évoluer dans le nouveau paysage institutionnel qui se dessine en promotion de la santé», considère Denis. Des groupes de niveaux ont été constitués. Denis, qui a grandi dans une commune située sur la frontière linguistique, fait partie des forts. Marjolaine s’accroche.

Consensus

L’heure tourne. Sur la table, Denis dépose une image. Une zone pavillonnaire en forme d’escargot. Au verso, un alignement d’arbres tous identiques taillés en boules parfaites fait de l’ombre à autant de maisons parfaites le long d’une allée de bitume lisse. «L’endroit s’appelle Sun City. Il s’agit d’une de ces villes américaines créées spécialement pour les aînés qui ont les moyens de se payer ce genre de prestations», décrypte Denis. «On nous fait croire que c’est ça la santé : un environnement aseptisé, sorti ex nihilo, réservé à des privilégiés et où tout est à portée de main. Une belle illusion…»

«Il s’en dégage quand même une certaine harmonie», rétorque Marjolaine. «Et puisqu’il n’y a que quelques axes, ils sont obligés de se rencontrer».

Denis : «Il manque plein de choses et surtout l’essentiel : la diversité, l’inclusion, la créativité, les aspérités».

Ils finissent par tomber d’accord: «La qualité de vie que l’on défend est celle qui touche tout le monde, qui inclut les personnes et qui s’intéresse autant aux comportements individuels qu’à l’environnement qui les sous-tend».

Et de résumer leur conviction par cette métaphore aussi printanière que la teinte de la porte cochère de Cultures & Santé : «La promotion de la santé ne s’adresse pas à des fleurs coupées dans un vase mais à toute la plante, racines incluses !»

Lire à ce sujet ‘La littératie en santé: comprendre l’incompréhension’, par Pascale Dupuis, Education Santé n° 309, mars 2015.

Jeanine Pommier: par-delà les frontières

Le 30 Déc 20

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Jeanine Pommier: par-delà les frontières

Son parcours transatlantique en santé publique, son appétit pour le transdisciplinaire et son intention de toujours transbahuter les déterminants au cœur de la promotion de la santé font de Jeanine Pommier une personnalité qui compte mais qui n’aime pas parler d’elle. Nous le faisons donc à sa place…

Ses mocassins tachetés façon dalmatien résonnent dans le hall d’entrée de l’École. Pantalon marron, manteau blanc et large sourire, Jeanine Pommier vient me chercher et m’entraîne à l’extérieur, trop contente de prendre l’air. Nous marchons côte à côte dans le campus de l’École des Hautes Études en Santé Publique de Rennes, alias EHESP, direction le café du coin camouflé au cœur du quartier résidentiel voisin. S’il pleut, comme c’est parfois le cas en Bretagne, elle ouvrira son parapluie grand format à même d’en abriter deux comme nous.

«Mon bureau est juste ici», glisse-t-elle sans malice à proximité d’un préfabriqué blanc visiblement récent et qui ne paie pas de mine. Les lieux sont confortables et de toute façon Jeanine Pommier n’est pas femme à se plaindre. Voici dix ans qu’elle travaille à Rennes, poursuivant à l’EHESP une carrière d’enseignant-chercheur débutée à l’École de santé publique de Nancy. «Déjà dix ans? Je n’ai pas vu le temps passer.» C’est alors qu’elle annonce la couleur : «Vous savez, je n’aime pas trop parler de moi.»

D’origine bolivienne, Jeanine Pommier a fait ses études de médecine à Santiago au Chili, «l’un des pays les plus riches de l’Amérique latine» précise-t-elle. Un choix d’orientation dicté par une volonté précoce et ferme : «D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu être médecin pour faire de la santé publique».

Au terme de ses études, la jeune femme n’a pas changé d’avis et se frotte pendant quelques mois à l’exercice clinique dans un territoire isolé du Chili. Face aux patients, elle ressent le poids des déterminants sociaux de la santé «très criants, très forts et très marqués au Chili. Ce fut d’abord une impression, un ressenti», se souvient-elle. «Je crois que c’est comme ça que je suis entrée dans la promotion de la santé. De manière très naturelle et sans aucun a priori théorique. Je me posais des questions sur l’éducation pour la santé mais n’avais pas les outils ni même les mots pour travailler là-dessus. En arrivant en France, j’ai pu le formaliser.»

La France est le pays de son mari, qu’elle décide de suivre au début des années 90. À l’époque, ils n’ont pas encore d’enfant. Jeanine Pommier quitte l’Amérique du Sud pour Paris et s’engage dans une formation en économie de la santé et management des systèmes de santé à la Sorbonne. «Mais je me suis vite aperçue que ce n’était pas ce qui m’intéressait le plus.»

Qu’à cela ne tienne, elle se tourne vers l’École de santé publique de Nancy et son cursus menant au diplôme universitaire en santé publique et santé communautaire. Cette année-là, elle fait la connaissance de Jean-Pierre Deschamps, pionnier de la santé publique française. Une rencontre déterminante dont Jeanine Pommier assure qu’elle l’a formatée dans ses pratiques sociales d’enseignante et confortée dans l’idée qu’il faut absolument travailler sur les déterminants de la santé. «Les facteurs sociaux, économiques ou géographiques qui influencent la santé des gens sont probablement moins visibles ici qu’en Amérique latine», analyse-t-elle. «Peut-être qu’en France on explique mal les choses aux professionnels. Ou que le constat d’une santé qui dépend de multiples facteurs sociaux et économiques dérange parce qu’il pose la question des limites du travail de chacun et de l’articulation entre eux. Il est vrai que travailler en transversalité n’est pas facile; passer du discours à la pratique en promotion de la santé non plus.» Cette fois-ci Jeanine Pommier accroche vraiment, décroche une thèse universitaire portant sur l’analyse des systèmes de santé et travaille à Nancy jusqu’en 2004, d’abord à l’École de santé publique de Nancy puis à la Société française de santé publique.

Adepte de l’ouverture

Qu’il s’agisse d’enseignement ou de recherche, ses deux pôles d’attraction professionnels, Jeanine Pommier ne peut pas s’empêcher d’aller voir ailleurs, au-delà du tracé théorique de la santé publique. À l’instar des médecins de sa génération formés des deux côtés de l’Atlantique, elle a pourtant été élevée à l’école de l’épidémiologie, méthode quantitative par excellence et principale grille d’analyse des problèmes de santé publique. «On ne peut pas s’en contenter quand on s’intéresse à une question aussi complexe que celle des déterminants sociaux et économiques de santé», juge Jeanine Pommier. «Faire dialoguer les disciplines n’est bien sûr pas très confortable, d’autant que la formation doctorale est justement construite de manière disciplinaire. Mais je suis convaincue que s’intéresser à d’autres secteurs, à d’autres pratiques et à d’autres professionnels permet d’avancer vers une meilleure compréhension de nos questions de recherche.» Au sein du département des sciences humaines et sociales des comportements de santé (SHSC) de l’EHESP, auquel elle est aujourd’hui rattachée, la chercheuse en promotion de la santé passe à l’acte et mise sur les méthodes mixtes de recherche. Celles-ci consistent à croiser les approches quantitatives et qualitatives, non sans difficultés épistémologiques autant que techniques. Parce que «la promotion de la santé est une discipline jeune qui a besoin de s’ouvrir et d’expérimenter plutôt que de fonctionner en vase clos», elle n’imagine pas se passer du regard du sociologue ou du professionnel de l’éducation pour étayer ses travaux sur l’évaluation des actions en promotion de la santé en milieu scolaire.

De même en ce qui concerne ses autres axes de recherche, en particulier la prise en compte des déterminants de la santé et des inégalités sociales de santé dans les territoires. Quand il s’agit par exemple d’étudier la manière dont les Agences régionales de santé se saisissent des questions liées aux déterminants de la santé, Jeanine Pommier n’hésite pas à associer un politiste et un démographe à une séance de travail. «Pour croiser les discours». On n’est donc pas surpris d’apprendre qu’elle est à l’initiative d’un récent séminaire multidisciplinaire qui interroge les apports, les conditions et les limites des méthodes mixtes de recherche pour prendre en compte la complexité des comportements de santé. Elle, modeste, en parle à peine et préfère évoquer ses collaborations fructueuses et inspirantes avec Chantal Vandoorne, directrice de l’APES, ou Corinne Mérini, spécialiste en sciences de l’éducation, «qui m’a beaucoup aidé à avancer dans la compréhension des pratiques professionnelles. Je sais maintenant que lorsqu’un partenariat échoue, il y a toujours une bonne raison. Il faut l’identifier, non pas pour la contourner mais pour travailler avec cette réalité-là.»

Femme à casquettes

Pour Jeanine Pommier, la recherche en promotion de la santé n’est jamais aussi pertinente que lorsqu’elle parvient à donner plus la parole et à élargir les possibilités d’action aux individus qu’elle étudie. «Dans les approches dites transformatives, auxquelles j’adhère complètement, la neutralité et l’objectivité du chercheur ne sont plus les seuls enjeux car il ne s’agit pas seulement d’observer les gens avec une loupe mais de leur permettre d’avancer. Vue comme cela, la recherche est aussi un engagement social et politique.»

Pour elle, il serait bon que les chercheurs en promotion de la santé s’attellent à mieux restituer le contexte de leurs actions, de manière à donner plus de visibilité aux éléments qui facilitent leur réappropriation. «Détailler un maximum d’éléments de contexte et lier les résultats à ce contexte est indispensable pour que les autres apprennent de nos expériences», explique-t-elle. «Quand un établissement scolaire par exemple développe un projet de promotion de la santé, cela consiste à rendre compte précisément de ce qui a été fait, de ce qui a marché, pour qui ça a marché, pourquoi ça a marché. Je crois qu’on n’explicite pas encore assez tout cela en promotion de la santé.»

Comme tout enseignant-chercheur qui se respecte, Jeanine Pommier change sans cesse de casquette, alternant l’une puis l’autre sur sa chevelure brune comme si de rien n’était au cours de la journée. «Encadrer des doctorants qui préparent leur thèse est ce que j’aime le plus», admet-elle sans bouder son plaisir. «Ils sont dans la découverte et la réflexion. Ce travail d’accompagnement m’oblige à lire beaucoup et à me questionner en permanence. C’est passionnant!» En fine connaisseuse du monde académique et de ses logiques, elle souffle : «Maintenant, il faudrait passer à l’écriture de ce travail d’accompagnement pour le valoriser.»

En tant que directrice adjointe de son département, le plus imposant de l’EHESP par le nombre de chercheurs, elle se doit également de remplir un certain nombre de tâches administratives. Et puis il y a les heures d’enseignement en formation initiale ou continue. Devant elle défilent toutes sortes de gens, en poste ou étudiants, jeunes et moins jeunes. Des groupes de médecins inspecteurs ou de médecins de l’éducation nationale, des professionnels des agences régionales de santé, des étudiants en masters européen de santé publique, etc. «Je partage avec eux les bases de la promotion de la santé et les aide à réfléchir à la façon dont ils peuvent développer ces approches dans le cadre de leurs pratiques», résume-t-elle.

Avec l’expérience, elle a affiné ses armes éducatives, connaît celles qui font mouche et qui laissent des traces dans les pratiques. L’apprentissage par résolution de problèmes (problem based learning en anglais) est l’une de ses méthodes de prédilection, à condition de disposer de suffisamment de temps. «Le groupe se fixe lui-même ses objectifs pédagogiques, construit une problématique, collecte les informations utiles et bâtit sa propre réponse. Ce n’est pas toujours conforme à ce que j’avais imaginé mais tant pis, c’est le jeu. De cette façon ils se saisissent des enjeux de la promotion de la santé, participent à des projets et montent en compétences. Exactement comme devraient le faire les personnes qui bénéficient d’actions en promotion de la santé!»

Parmi les interrogations des apprenants, il en est une qui revient de manière récurrente, traduisant l’inconfort de celui qui s’aventure à tenter d’influencer le comportement d’autrui : «Comment faire si les gens ne font pas ce que je veux qu’ils fassent ?» Jeanine Pommier n’a pas de réponse toute faite mais des convictions, qu’elle énonce avec une simplicité déconcertante : «Il faut faire confiance aux gens et leur donner le droit de se tromper.»

Transmettre, sensibiliser, faire bouger les postures. Tout cela exige du temps mais nourrit aussi l’enseignante. «J’ai un peu réduit mes heures de formation dernièrement parce que j’y consacrais trop de temps au détriment du reste. Pour autant, j’ai besoin de tous ces échanges et de ces discussions qui ont lieu pendant les formations. Cela me permet de rester connectée avec le terrain.»

Des raisons d’espérer

L’investissement associatif constitue le troisième volet de l’engagement de Jeanine Pommier en faveur de la promotion de la santé. Chronophage lui aussi. À défaut de pouvoir être partout, il faut bien choisir et abandonner certaines responsabilités pour en accepter de nouvelles. Aussi, après avoir présidé pendant plusieurs années l’Instance régionale d’éducation et de promotion de la santé (IREPS) de Bretagne, Jeanine Pommier a passé le flambeau.

Elle donne aujourd’hui de son temps pour l’Union internationale de promotion de la santé et d’éducation pour la santé (UIPES), organisation non gouvernementale dont le siège est Saint-Denis à côté de Paris. Ouverture sur le monde assurée et assumée. «Cela me permet de m’investir dans des actions concrètes internationales.» Elle cite notamment le projet d’accréditation des cursus de formation européens en promotion de la santé, «un très beau projet auquel je crois et veux contribuer».

À 48 ans, Jeanine Pommier se veut optimiste quant à l’avenir de la promotion de la santé en France. Alors que le pays élabore sa stratégie nationale de santé, elle y voit une porte d’entrée possible pour mieux valoriser la promotion de la santé en France. Le fait est qu’elle vient d’accepter de piloter un groupe de travail thématique sur le sujet parce qu’elle juge l’opportunité intéressante.

«Il me semble que les instances comprennent de mieux en mieux le poids des déterminants de la santé.» Pour diffuser la culture de la promotion de la santé, elle propose également de réfléchir à un rapprochement avec le secteur de la santé environnementale : «Ses acteurs manient eux aussi tous les jours les déterminants sociaux et géographiques», relève-t-elle. «Ils sollicitent déjà les services de prévention et manifestent beaucoup de curiosité à l’égard des approches de promotion de la santé. Nous pourrions certainement nouer des collaborations pertinentes.»

Les soignants sont-ils spécialement bien placés pour promouvoir la santé ? Réponse du médecin de santé publique : «Oui et non. S’ils ont certainement leur mot à dire, ils ne sont pas les seuls à pouvoir et devoir agir. Il n’y a pas un profil porteur de la promotion de la santé, mais plusieurs. Tous les secteurs ont quelque chose à faire pour promouvoir la santé. Encore faut-il qu’ils dialoguent et se coordonnent.»

Elle, Jeanine Pommier, ne sait pas ce qu’elle fera ni où elle sera dans cinq ans. Elle voudrait bien répondre, s’octroie quelques secondes de réflexion. Une gorgée de thé n’y suffit pas alors elle déballe le petit chocolat qui patientait sur le bord de la soucoupe. Non elle ne sait pas et n’en dira pas plus. Coup d’oeil sur sa montre. Une réunion téléphonique avec des chercheurs qui s’intéressent aux méthodes mixtes est programmée dans moins d’une demi-heure, elle doit rejoindre son bureau. Nous évoquons à la va-vite les dernières lignes de son curriculum vitae, celles des plaisirs autres que professionnels : tricot et couture «niveau basique», lecture de polars suédois et du Nouvel Observateur, voyages. «L’été prochain, à la demande de ma fille qui a 19 ans, je projette un voyage touristique en Amérique latine, Chili, Pérou, Bolivie. Le fait est que j’aime beaucoup voyager.»

Nous voici de nouveau dans le hall de l’École. Il n’a pas plu. Finalement, Jeanine Pommier a quand même un peu parlé d’elle.

Vers plus de ‘mixité’ dans la recherche

Les méthodes mixtes, traduction du terme anglophone ‘mixed-methods’, ouvrent-elles des perspectives intéressantes pour la promotion de la santé en général et l’évaluation en particulier ?

Comme Jeanine Pommier, Marie-Renée Guével, ingénieure de recherche à l’EHESP (Rennes, France) et Gaëtan Absil, chercheur à l’APES-Université de Liège (Belgique) en sont convaincus.

Figures de proue de ces recherches singulières qui mêlent méthodes quantitatives et qualitatives, ils n’ont rien perdu du séminaire ‘Santé et société : réflexion sur l’utilisation des méthodes mixtes de recherche’ * organisé en novembre 2013 à l’EHESP et qui s’est fait l’écho de plusieurs travaux fondés sur les méthodes mixtes dans des domaines aussi divers que la santé au travail, la recherche infirmière, les évaluations d’impact sur la santé (EIS) ou encore l’accès aux soins.

«La première des raisons avancées pour utiliser les méthodes mixtes», écrivent Marie-Renée Guével et Jeanine Pommier **, «est de combiner les forces de méthodes qualitatives et quantitatives. Les méthodes mixtes ont en effet l’avantage de permettre l’intégration de plusieurs perspectives et sont, par conséquent, un atout pour étudier les interventions et programmes complexes, multidisciplinaires notamment dans le domaine de la santé et plus particulièrement en santé publique.»

Plus facile à dire qu’à faire ! Car ces recherches du 3e type, bien que pratiquées depuis le début du XXe siècle, émergent tout juste sur le plan théorique et peinent encore à savoir qui elles sont vraiment. Leur définition exacte n’est du reste pas encore complètement consensuelle. À quel moment intervient la combinaison des méthodes, pourquoi les associer, quels sont les éléments qui guident le recours aux méthodes mixtes sont autant de points de débat entre scientifiques.

Sans compter les autres défis à relever dans le paysage de la recherche francophone en santé publique, plus familier des études 100% quantitatives ou qualitatives qu’au mélange des genres. Pour donner aux méthodes mixtes une chance d’exister, il faut leur faire de la place. Autrement dit, expliciter les protocoles de recherche, définir des critères de qualité pertinents, développer les compétences des chercheurs à mener de telles études, publier dans des revues professionnelles…

* Documents et vidéos du séminaire disponibles sur le site de l’EHESP dédié aux méthodes mixtes

** Recherche par les méthodes mixtes en santé publique: enjeux et illustration, Marie-Renée Guével, Jeanine Pommier, in Santé Publique, SFSP, 2012

‘Vendre’ la réduction des risques?

Le 30 Déc 20

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Le 4 novembre dernier, la Fedito bruxelloise accueillait un atelier proposé par Modus Vivendi sur un thème d’une brûlante actualité: l’état de la réduction des risques (RdR) comme outil de santé publique de la ‘politique drogues’ dans notre pays.

En introduction, José Queiroz (Portugal) une des chevilles ouvrières du Réseau européen de réduction des risques, exprima dans un français remarquable (malgré les doutes de l’intervenant) nombre de considérations qui nous parlent autant en Fédération Wallonie-Bruxelles qu’elles peuvent mobiliser les associations de tout le continent regroupées au sein du Réseau. Il évoqua ainsi avec éloquence le poids que la société civile peut exercer sur les décideurs politiques, l’empowerment des usagers et leur apport dans le plaidoyer en faveur de la RdR, les incertitudes dans le financement des acteurs professionnels alors que leur action ‘sanitaire’ est particulièrement économe en termes de coût-efficacité par rapport à des politiques sécuritaires ruineuses et inopérantes.

Evidemment, les participants ne pouvaient qu’approuver cette leçon de plaidoyer en faveur d’un renversement paradigmatique dans la ‘lutte contre les drogues’.

Les niveaux de pouvoir concernés par la problématique étant ce qu’ils sont dans notre petit royaume si compliqué, une présentation par Katia Huard, attachée à la Cellule Drogues fédérale, sur la politique menée en Belgique et le rôle de la Cellule Drogues au SPF Santé publique, aurait dû suivre, mais l’intéressée, absente, n’a pas pu développer le projet de ‘politique globale et intégrée’.

Vladimir Martens, coordinateur de la Cellule politique francophone santé-assuétudes, était par contre bien présent pour expliquer l’historique de la mise en place de la Cellule, ses missions, la proposition de Plan ‘assuétudes’ à soumettre aux nouveaux exécutifs à Bruxelles et en Wallonie, l’impact des conséquences de la 6e réforme de l’Etat sur la dynamique qu’il essaie de mettre en place. Sans oublier bien sûr le rôle que la Cellule pourrait jouer pour favoriser la reconnaissance de la RdR.

Avant un échange avec la salle, question d’‘atterrir’, Lucia Casero (Eurotox) et Cécile Béduwé (Modus Vivendi) eurent l’occasion de présenter des exemples concrets d’action à mener, à l’échelle de la Communauté française ou spécifiquement bruxelloises. Actions de soins en rue à l’égard d’un public particulièrement vulnérable, amélioration de l’accès à du matériel d’injection propre, interventions en milieu festif et aussi en milieu carcéral, où la gestion du ‘risque drogue’ est très préoccupante.

Reste à espérer que l’approche de la RdR continuera à progresser dans les mentalités des professionnels comme du public, objectif qu’elle pourra peut-être atteindre en empruntant un chemin de traverse, celui d’une promotion de la santé globale et non stigmatisante…

La double vie de Véronique

Le 30 Déc 20

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La double vie de Véronique

Cette femme-là vit deux passions dévorantes. L’une avec les mots au travers des livres qu’elle lit, ceux qu’elle écrit, ses articles, ses poèmes. L’autre avec le cinéma et les salles obscures qu’elle fréquente deux fois par semaine, au bas mot. Et puis il y a l’Observatoire de la santé du Hainaut, son activité de journaliste et les boulettes à la sauce tomate…«Avez-vous déjà nagé en diagonale à la piscine?» Personnellement, non. L’idée ne m’avait même jamais effleurée jusqu’à ce que je rencontre Véronique Janzyk. Elle, écharpe à pois nouée sous une mine claire, fait volontiers ce genre de pas de côté propice à décaler le regard. Elle raffole des petites expériences de philosophie entre amis, à l’instar de celles proposées par Roger Pol-Droit dans son livre éponyme.Mais revenons au bassin et à l’odeur du chlore. Véronique Janzyk va régulièrement à la piscine. Pour y nager mais aussi parce qu’elle aime à y capter les conversations des gens, les gestes des maîtres-nageurs, la sensation de son corps en mouvement dans un monde liquide. De ces instantanés glanés entre deux eaux ou au détour d’un vestiaire elle a fait des textes, puis une ébauche de recueil qui dort quelque part dans son ordinateur et dont quelques lignes s’échappent de temps à autre pour atterrir sur son compte Facebook (voir encadré). Un jour elle le peaufinera. Sur la couverture on lira ce titre: Piscine. Court, sans fioriture, un poil vertigineux.

Voir les visages en grand

Il y a longtemps que les mots collent à la peau de Véronique. «Petite, quand on m’a dit que j’allais apprendre à écrire, j’ai cru d’abord que c’était pour écrire ma vie! Je pensais vraiment, avec toute la naïveté de l’enfance, que l’écriture avait le pouvoir de changer les choses. Je le crois toujours un peu…»En 2002, Véronique Janzyk a 35 ans et publie un livre pour la première fois. L’ouvrage s’appelle Auto et comme de bien entendu, se passe dans une voiture. «Tout a commencé avec un post-it collé sur mon pare-brise», raconte la conductrice.«À l’époque, j’étais dans un état de saturation auquel contribuaient mes trajets quotidiens pour emmener ma fille à la crèche, aller travailler, retourner la chercher. Un jour j’ai voulu changer d’itinéraire et longer les champs. J’ai failli rouler sur un lapin. Un peu plus loin, un autre a surgi que j’ai vraiment écrasé cette fois. Cela m’a bouleversée. J’ai noté l’épisode sur un bout de papier. Alors soudain la route a pris sens. Pendant un an, j’ai écrit un peu tous les jours sur le trajet. Cela m’a donné une grande énergie et beaucoup de souffle.»Par la suite, il aura suffi qu’une maison d’édition créée par des professionnels du cinéma, La chambre d’écho, repère le manuscrit pour que son auteure accède au rang d’écrivain publié.Depuis, d’autres livres ont vu le jour. Notamment La Maison, l’histoire d’un chantier de rénovation interminable qui, tout autant que les lieux, chamboule sa propriétaire de fond en comble. Ou Les fées penchées, le dernier en date, paru aux éditions Onlit, composé d’une quinzaine de nouvelles mettant en scène autant de fées contemporaines, des fées qui auraient perdu leur baguette magique mais n’en resteraient pas moins des personnalités assez particulières.. «Cette fois-ci, ce sont les personnages qui ont pris les rênes pour m’emmener, moi l’auteur, là où elles voulaient», lâche-t-elle, énigmatique.Et puis il y a ce texte d’une extrême sensibilité qui relate l’amitié singulière unissant deux cinéphiles adeptes des salles obscures. Dans On est encore aujourd’hui, l’homme se prénomme Michel et la femme écrit à la première personne du singulier avec l’émotion de ceux que la séparation n’a pas encore fini d’ébranler. Véronique Janzyk s’explique: «Son image commençait à s’effacer de ma mémoire. J’ai senti que j’avais besoin de faire quelque chose de ce que nous avions partagé. J’avais envie de parler de cinéma, de la place qu’il occupe dans ma vie et de ce coup de foudre amical immédiat. Et aussi de témoigner de manière romanesque de la possibilité qu’une amitié existe entre un homme et une femme. Il y a toutes ces intentions dans le livre.»On y apprend que la narratrice ne lit jamais les critiques avant d’aller voir un film, préférant de loin la surprise de la découverte; qu’elle aime par-dessus tout voir les visages en grand; qu’elle est capable de voir quatre films d’affilée, même s’il lui faut dans ce cas déployer mille stratagèmes pour garder les yeux ouverts; que le cinéma sur grand écran est pour elle un besoin vital. «J’ai besoin d’aller au cinéma deux fois par semaine sinon je ne me sens pas bien.» Peu importe le genre: film d’auteur, d’épouvante, policier, gore, documentaire… Véronique aime sans distinction et se coule avec délectation dans la position du dormeur éveillé. La compagnie des autres spectateurs participe du plaisir car «rencontrer les gens au cinéma, c’est être embarqué ensemble et partager quelque chose.»

Mobiliser à tout prix

Flash back: début des années nonante. Véronique vient de boucler ses études de communication sociale à l’Université catholique de Louvain. «Un enseignement riche et passionnant!» Elle y a rencontré le journalisme et la promotion de la santé et veut poursuivre simultanément dans ces deux voies. Elle vit intensément sa première expérience professionnelle auprès de personnes en fin de vie atteintes du sida. À deux reprises, elle accompagne l’une d’elles dans un appartement à la montagne et passe trois semaines à ses côtés. «J’ai été frappée par l’absence de regret dont ces personnes faisaient preuve et par cette capacité à garder confiance dans l’autre jusqu’au bout. Cela m’a beaucoup marquée.»La séquence suivante se déroule à l’Observatoire de la santé du Hainaut. La structure est toute jeune et Véronique vient d’être embauchée comme chargée de communication «L’Observatoire quittait doucement sa peau d’Institut de Médecine Préventive et Sportive», se souvient-elle. Dans la province à l’époque, des cars de dépistage circulent tandis que l’Observatoire… se lance dans un programme de santé communautaire au bénéfice de la santé cardio-vasculaire.«La programmation d’éducation pour la santé et l’intervention structurelle dans le cadre d’une véritable démarche de promotion de la santé viendront en complément quelques années plus tard, avec l’arrivée de Luc Berghmans et la réorganisation complète de l’Observatoire», relate Véronique Janzyk.À mesure que se développent les actions de promotion de la santé visant à co-construire des programmes avec l’ensemble de la communauté et à intervenir sur le milieu de vie des habitants de la province, la cellule communication s’étoffe . «J’ai commencé seule», explique Véronique Janzyk. «Nous sommes maintenant six, dont trois licenciés en communication. C’est le jour et la nuit.»Il s’agit maintenant d’influer sur les comportements au bénéfice de la santé des personnes et pour cela, tous les moyens (ou presque) sont bons. Expositions, animations pour les publics, campagnes destinées à mobiliser des relais voient le jour.«Tous ces outils ont vocation à intégrer des programmes dont on espère se dégager petit à petit», souligne-t-elle. «La transmission de compétences, c’est tout l’enjeu. D’où la nécessité d’un savoir-faire en communication car promouvoir la santé et faire connaître les moyens pour y parvenir ne vont pas de soi. Par exemple, les scientifiques voudraient dire et redire l’importance de l’activité physique, quitte à répéter ce message quinze fois de suite. La presse ne l’entend pas de cette oreille et veut du sensationnel.»Alors il faut savoir argumenter auprès des uns et des autres pour articuler les deux logiques. Jouer les courroies de transmission, diront certains. La cellule communication, Véronique en tête, s’y emploie jour après jour. «La place accordée à la prévention dans les journaux diminue», constate-t-elle. «Tout comme les occasions de discuter avec les journalistes, qui sont moins présents aux conférences de presse. Nous leur fournissons des articles clé sur porte. C’est dommage car la promotion de la santé concerne tout le monde et les gens ont besoin qu’on leur en parle souvent et de diverses manières.» Elle aussi endosse le rôle de journaliste à ses heures. Parce qu’en plus du reste, les week-ends, Véronique Janzyk est aussi pigiste. «Ce à quoi j’assiste et ce que je découvre dans le cadre de mon travail à l’Observatoire me donne des idées bien sûr.» Elle propose et rédige des articles qui traitent de questions de santé pour plusieurs publications belges, dont Éducation Santé de temps en temps.Ici elle enquête sur les effets de la méditation, là sur la possibilité de mettre en place un Plan autisme en Belgique. «J’écris plus d’articles quand je suis en panne d’inspiration littéraire. C’est une façon de m’entraîner, de conserver la dynamique, le rapport aux mots et aux phrases.» Elle sait qu’écrire contribue à son équilibre. «L’écriture et la lecture, son pendant, donnent du sens à ma vie. C’est un fait: l’une et l’autre contribuent grandement à ma santé mentale. J’en déduis qu’entre la littérature et la promotion de la santé, il n’y a pas vraiment de frontière. Ou alors elle est poreuse.»

La lectrice

Parmi les initiatives proposées par l’Observatoire de la santé du Hainaut aux habitants de la province, Véronique Janzyk évoque spontanément les Midi santé, ces rendez-vous où professionnels de santé, de l’éducation et du secteur social débattent avec un invité d’un sujet de santé. On y parle aussi bien gestion de soi, activité physique des seniors, politique de lutte contre le tabagisme qu’éthique, apiculture ou encore guérisseurs.«La formule fonctionne bien et réunit 70 à 100 personnes à chaque fois. Elle a atteint son rythme de croisière avec deux rendez-vous par mois», se réjouit la chargée de communication.Elle rêve que Les Midi santé littéraires, nouveau rendez-vous lancé en 2012, connaisse pareille destinée. La formule prévoit que la discussion prenne corps à partir d’un livre en présence de l’auteur et d’un professionnel qui donne son point de vue.Véronique Janzyk croit dur comme fer au bien-fondé de l’approche: «Le livre est un bon objet de médiation. Passer par la fiction aide à libérer la parole sur des thèmes intimes, par exemple le corps et l’identité sexuelle ou le reclassement professionnel des travailleurs âgés.»Elle qui plonge tête la première dans tous les livres qu’elle croise, avec une préférence pour la littérature française, sait mieux que quiconque leur capacité à véhiculer toute la gamme des émotions. Bouleversée, elle l’a été récemment par Le don du passeur, de Belinda Cannone: «Un livre sur la transmission et sur son père. Il m’a fait l’effet d’un électrochoc, du genre de ceux qui réveillent. Je crois que je vais écrire à l’auteure.»Face au Petit éloge de la vie de tous les jours de Franz Bartelt, elle a souri, et même ri. Et pleuré à la lecture de La part manquante, signée Christian Bobin. «C’est le seul auteur à avoir ce pouvoir lacrymal sur moi. Il a la grâce ce gars-là. Sans tomber dans l’idolâtrie, ses récits sonnent tellement juste.»Pour autant, elle n’est pas dupe et sait bien que les Midi santé littéraires, pour durer, devront apporter la preuve de leur attractivité. «En promotion de la santé, tout va lentement. Les efforts n’aboutissent pas vite, des projets tombent à l’eau. Cette lenteur a de quoi décourager et elle a eu raison de certains collaborateurs à l’Observatoire. Les Midi santé littéraires démarrent doucement? Sans doute le terme ‘littéraire’ fait-il peur à beaucoup de gens. Certains pensent qu’il faut déjà avoir lu l’ouvrage pour venir et participer au débat. On va trouver un autre intitulé plus juste», annonce-t-elle.Pour pouvoir lire tout son soûl, Véronique se déplace autant que possible en transports en commun. Elle vit à Charleroi avec sa fille et travaille à Havré, ce qui fait environ une heure de lecture dans le train et le bus par trajet.À la ville et sur Facebook, elle s’indigne. Contre la maltraitance animale et la consommation effrénée de viande par exemple. En principe, elle est végétarienne, question de sensibilité extrême à la cause animale. «Mais je craque parfois pour des boulettes à la sauce tomate…»Elle milite aussi contre un arrêté communal voté à la va-vite et qui interdit la sédentarisation des sans-abri. «J’ai failli perdre l’usage de mes jambes», lance-t-elle. «Depuis j’ai la bougeotte et je ressens une nouvelle acuité physique. J’ai besoin d’aller manifester, d’être là physiquement pour porter les causes qui me semblent justes. Sans doute parce que j’ai conscience que tout peut s’arrêter du jour au lendemain.»

nager
nager
ne pas compter les longueurs
ni les heures
ne pas compter
écrire l’eau
plier fermer
fermer ouvrir
ouvrir les yeux
nager l’arbre là-bas
nager le ring et le ciel
ne pas aborder
écouter l’eau
et l’épave au fond
qui grince
nager
croire qu’on a télescopé
un autre voyageur
mais non
c’est soi-même
qu’on a éclaboussé(texte publié sur Facebook le 21 décembre 2013)

©photo : Sandra Faiella

Tien Nguyen : l’homme qui murmurait à l’oreille du Hainaut occidental

Le 30 Déc 20

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Coordinateur du Centre local de promotion de la santé à Tournai côté pile, musicien et compositeur de renommée internationale côté face, Tien Nguyen joue inlassablement ses deux partitions avec brio et l’air de ne pas s’en rendre compte. Et si cet apparent grand écart n’en était pas vraiment un ?

En ce début d’après-midi, le salon de thé lillois où nous avons rendez-vous est à moitié plein ou à moitié vide, c’est selon. Une table et deux chaises patientent dans un angle de la salle majestueuse et déjà bruyante. Tien Nguyen, chemise bleue étincelante, semble un peu mal à l’aise et pressé de s’asseoir là tout contre la pierre apparente. «Je suis du genre à frôler les murs» , admettra-t-il plus tard. Pour l’heure, il affiche son étonnement: «Pourquoi m’avoir choisi moi comme sujet de portrait alors qu’il y a tant d’autres personnes en Belgique plus légitimes pour parler de la promotion de la santé ?»

Parce que sa trajectoire est unique. Parce que sa sensibilité artistique lui confère un regard à nul autre pareil et projette un halo singulier sur le secteur, ses promesses et les actions menées ici ou là. Parce qu’avec humilité et professionnalisme, il est de ceux qui contribuent à diffuser la culture en général, celle de la promotion de la santé en particulier, elle qui a tant besoin d’essaimer chez les citoyens et les décideurs.

Parce que quand on a pratiqué la musicothérapie avec des enfants autistes et des personnes vivant avec la maladie d’Alzheimer, travaillé dans un laboratoire universitaire de sociologie de la santé et passé une quinzaine d’années à diriger un Centre local de promotion de la santé (CLPS) tout en enregistrant plusieurs albums et en composant les bandes son de divers projets culturels, on est, qu’on le veuille ou non, quelqu’un de fascinant.

Un pont entre deux rives

Tien Nguyen est né à Saïgon il y a 61 ans. À peine a-t-il esquissé le Vietnam de son enfance qu’il évoque son départ. «J’ai quitté le pays dans les années 70, une période d’atrocités. Tous mes amis de lycée sont morts, sauf ceux qui comme moi sont partis.» Le jeune homme d’alors est imprégné de culture française, comme tous les élèves vietnamiens de sa génération, et se verrait bien étudier à la Sorbonne. Mais il ne fait pas bon être vietnamien en France à l’époque où s’opposent partisans et détracteurs de la guerre. C’est donc en Belgique que Tien, 18 ans, s’installe. À l’Université libre de Bruxelles, il se frotte à la sociologie de la santé. Parallèlement, au Conservatoire royal de musique de Liège, il travaille l’analyse musicale, l’harmonie, le contrepoint et la composition, bénéficiant notamment de l’enseignement de Bernard Foccroulle.

«Ma santé fragile dès l’enfance a toujours été une préoccupation pour moi et la musique, ma passion. Je ne sais pas choisir alors j’ai fait les deux» , explique-t-il sans ambages. «Et puis un jour, j’ai eu envie de jeter des ponts entre ces deux disciplines.» Il part alors aux États-Unis, direction la Californie, suivre une formation de musicothérapeute. N’en déplaise aux médecins de son entourage qui trouvent l’orientation quelque peu fantaisiste…

Sur place, il est aux premières loges lorsque des équipes de recherche en neurosciences, emmenées notamment par Oliver Sacks, commencent à mettre en évidence les effets de la musique sur le cerveau. Depuis, les travaux scientifiques se sont multipliés, fournissant les preuves de l’efficacité de cette approche thérapeutique. «La musique peut apporter du bien-être et améliorer la qualité de vie, en particulier chez les personnes autistes ou malades d’Alzheimer» , résume Tien Nguyen. «Des études en cours s’intéressent à ses effets sur des individus en situation de stress post-traumatique. Mais il ne faut pas tout lui demander. La musique ne guérit pas le cancer ni d’autres maladies physiques et ne le pourra jamais. C’est important de ne pas l’oublier.»

Tien conduit des séances de musicothérapie avec des enfants autistes. Il se souvient en être plusieurs fois sorti en sueur. «Ce sont des moments très intenses, physiquement et nerveusement car il faut sans arrêt garder la ligne ouverte quand eux, les enfants, décrochent tout le temps. J’ai fini par arrêter parce que je ne tenais plus le coup physiquement.»

Avec le recul, ces thérapies qui visent à améliorer la qualité de vie l’interpellent. «Pourquoi essaie-t-on toujours de tirer les enfants autistes de leur univers ? Après tout, leur communication est assez riche…» En quittant son habit de musicothérapeute, Tien Nguyen n’a pas renoncé à la discipline. Il en enseigne désormais les rudiments à des étudiants qui suivent une formation en art-thérapie à Bruxelles sur le campus Érasme. Et n’hésite pas à faire tomber d’emblée quelques préjugés. «Les élèves ont souvent une idée sublimée de l’art qui fait du bien. Or les effets de la musique sur la santé ne sont pas toujours bénéfiques. Lorsqu’ils m’entendent, cela leur fait en général l’effet d’une douche froide!»

«Je suis une éponge»

À lui, la musique est indispensable. Elle l’a toujours été, sorte de compagne de route et amie fidèle de jour comme de nuit. «J’aime toutes sortes de musique, sauf celle qui sort des bagnoles à 3h du matin» , lâche-t-il avec un franc sourire. «L’art correspond à ce que j’attends de la vie. Composer de la musique me permet d’être fidèle à moi-même. En ce sens, cela fait partie de ma santé globale. Vous comprenez ce que je veux dire ?»

Tien Nguyen est comme cela, conscient de l’importance des mots et soucieux de choisir le bon pour exprimer le fond de sa pensée. À peine arrivé en Belgique, il se forme à l’art de la fugue et autres techniques de composition musicale à l’occidentale et ne tarde pas à se faire un nom parmi les compositeurs contemporains. Cosmopolite, il signe des musiques de film et pour la danse au Vietnam et aux États-Unis, compose pour le théâtre ou des expositions en France et en Belgique. ‘Le Souffle’, son cinquième album prévu pour cette année, ne fera pas exception.

Pour ses compositions personnelles au piano ou à d’autres instruments, il aime à prendre son temps. Ses mélodies s’étirent, égrainant les silences comme des respirations, de celles qui donnent du relief aux morceaux. Un choix assumé: «Je veux offrir aux gens qui m’écoutent la possibilité de se tremper dans la musique et de se laisser envelopper par elle» (1).

Plus que la scène, il aime la solitude du studio d’enregistrement et la compagnie nocturne des sons qu’il découvre, de préférence à une heure du matin. «Heureusement que j’ai des insomnies !» Il laisse bien volontiers à d’autres musiciens plus extravertis le plaisir d’offrir au public des performances virtuoses. «Le studio est un endroit où on essaie de frôler du doigt la perfection, où l’on prend des risques beaucoup plus que quand on se produit sur scène. Glenn Gould trouvait qu’on triche trop pendant les concerts, on choisit toujours les cartes gagnantes, c’est-à-dire les morceaux qu’on maîtrise le mieux, les plus appréciés du public.» Iconoclaste? Non content de préférer l’ombre à la lumière, le musicien avoue s’intéresser relativement peu à la musique des autres. «J’écoute peu de musique alors que je suis très curieux d’autres arts comme le théâtre, la sculpture, la peinture, la danse…» Il réfléchit. S’interroge : «Je n’ai peut-être pas suffisamment confiance en moi. J’hésite à découvrir trop de choses car je suis une éponge, quelqu’un de très influençable qui aurait du mal à résister aux suggestions des autres. En réalité, je crois que je suis un type qui se laisse séduire trop vite.»

Fasciné par l’incertitude

Tien Nguyen avait déjà beaucoup cheminé en tant que musicien quand il a posé ses valises à Tournai il y a 14 ans pour prendre la tête du CLPS du Hainaut occidental. Pour le docteur en sociologie de la santé rompu aux enquêtes statistiques, pur produit de l’université, quitter la communauté des chercheurs pour diriger un CLPS constituait une sacrée aventure. Un saut dans l’inconnu qu’il ne regrette pas, bien au contraire. «À l’époque, d’autres que moi allaient récolter les données que j’exploitais ensuite dans mon bureau, les yeux rivés sur mon ordinateur. Je ne savais pas si le travail de terrain me plairait. Maintenant que je suis confronté aux personnes dans leur milieu de vie pour mettre des projets sur pied, je mesure plus que jamais l’écart entre la théorie et la pratique. La première, si solide et bien pensée soit-elle, ne prédira ni ne reflétera jamais exactement la seconde; simplement parce que les personnes, les comportements, l’environnement sont toujours en mouvement. Un programme, même si on le prépare dans les moindres détails, échappe toujours à la rationalité scientifique. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. La gestion de cette incertitude est fascinante.»

Le CLPS du Hainaut occidental cherche à promouvoir et à dynamiser l’éducation et la promotion de la santé à l’échelon du territoire. La structure compte aujourd’hui une dizaine de collaborateurs d’âges et de profils variés, pour moitié mis à disposition par l’Observatoire de la santé du Hainaut, et qui accompagnent professionnels de la santé, équipes éducatives, associations, animateurs socioculturels, etc. dans le montage de leurs projets. «Moi qui n’aime pas être sur le devant de la scène, j’anime une équipe et tente de faire collaborer tous ses membres !»

À Tournai, Tien Nguyen affirme qu’il ne connaît personne en dehors du travail, qu’il apprécie l’endroit parce qu’il peut en partir souvent, notamment pour mener ses projets musicaux. Se verrait-il vivre ailleurs ? «Non. La Belgique est un choix et on m’y a toujours fait des propositions de travail intéressantes.»

À deux reprises, à la demande du Conservatoire de musique de Saigon, il est retourné au Vietnam. «On m’a demandé de préparer une série de concerts de musique occidentale» , rapporte-t-il. «J’ai fait jouer les musiciens dans la rue pour qu’ils se confrontent en tant que citoyens à cette réalité-là. Le projet a continué après mon passage. C’est ce qui m’a fait le plus plaisir.»

Au Vietnam qui l’a vu naître, il ne se sent plus chez lui. «J’ai un rapport compliqué avec ce pays. Là-bas je suis perçu comme un occidental car je n’ai plus les codes. J’ai notamment oublié l’importance des silences dans les conversations. Pour autant, je suis asiatique par mon corps. Et il suffit que je plaque un accord pour que cette origine-là s’impose.»

Andante

Pour le sociologue comme pour le musicien, la recherche du bon tempo est une préoccupation récurrente. Pas de précipitation, voilà son leitmotiv. «Quand on rencontre pour la première fois des gens qui veulent monter un projet de promotion ou d’éducation de la santé, on commence par observer leurs ‘habitus’ et par les écouter sans rien proposer. C’est une posture difficile à tenir car on nous voit souvent comme des experts, dont on attend des recettes toutes faites.»

Et d’expliquer pourquoi il faut sans cesse nager à contre-courant : «La promotion de la santé s’inscrit dans un contexte si peu favorable ! Notre époque pousse à l’immédiateté, à la vitesse, à l’urgence. La maison brûle, les gens attendent les pompiers et nous voient arriver avec les plans d’une nouvelle demeure. Que la démarche qui consiste à agir à long terme sur les déterminants de santé soit souvent mal comprise n’a rien d’étonnant.»

Tien Nguyen fait partie de ceux qui se réjouissent d’assister et de contribuer à la professionnalisation du secteur de la promotion de la santé. «Il reste beaucoup à faire» , souligne-t-il, «mais nous sommes dans la bonne direction.» Il voudrait notamment user de ses compétences et de sa fonction pour diffuser la culture de l’évaluation et convaincre les acteurs, tous les acteurs, de la nécessité de ce temps-là. En bon scientifique, il argumente : «Il faut bien objectiver et nuancer ce qui n’a pas bien fonctionné dans une séance ou un programme, pour ne pas refaire les mêmes erreurs ailleurs.»

D’ici quelques années, lorsque sonnera l’heure de la pension, Tien Nguyen espère pouvoir continuer à marcher sur ses deux jambes aussi longtemps que possible, et ce malgré une santé physique capricieuse. Comprenez, à composer de la musique et à promouvoir la santé d’une manière ou d’une autre. «La meilleure chose qui pourrait m’arriver serait de conserver en moi cette petite flamme, cette énergie qui me pousse à monter des projets avec les autres. De toutes façons, je m’ennuie sur une plage.»

(1) À écouter en boucle sur https://www.opustien.com, avec des morceaux de vidéo.

Thomas Sannié : parler dans l’hygiaphone

Le 30 Déc 20

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Chargé de mission santé à la Mutualité française, président de l’Association française des hémophiles, président de la conférence régionale de la santé et de l’autonomie d’Île-de-France, membre du conseil de surveillance de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris au nom du Collectif interassociatif sur la santé… Porté par un engagement dévorant, Thomas Sannié rêve de délier la parole des malades et de la rendre audible aux oreilles des soignants et des décideurs. Et si en plus il parvenait à arrêter de fumer…

L’homme est de ceux qui militent avec une emphase et un naturel déconcertants. De ceux qui, installés en costume-cravate à la terrasse d’un café parisien à l’heure des premières cacahuètes de la soirée, n’hésitent pas à prendre à parti l’assemblée, la désignant d’un grand geste.

«Ici comme ailleurs, près d’une personne sur six est atteinte de maladie chronique. Ces gens prennent des traitements. Ce qui ne les empêche pas de boire un verre après leur journée de travail. Vous savez pourquoi? Parce que malades ou pas, nous sommes des humains d’abord, guidés avant tout par le principe de plaisir. Cette recherche du plaisir immédiat est un levier pour la promotion de la santé.» Lui commande une bière sans alcool. En attendant d’être servi, il réfléchit tout haut : «Les protocoles de soins de l’hémophilie sont connus et les médicaments sont accessibles, en France en tout cas. Pourtant, les dégâts articulaires subsistent chez beaucoup de patients. C’est le signe manifeste qu’il y a autre chose en jeu, une composante qui dépasse le médicament et qu’il faut prendre en compte. Lorsque votre traitement préventif consiste en une piqûre deux à trois fois par semaine, il arrive qu’on en saute une pour un tas de raisons toutes aussi valables les unes que les autres. Cette surdité-là des malades n’est pas neutre et doit être entendue.»

Subjectif et de mauvaise foi

Juriste de formation, Thomas Sannié a rejoint l’Association française des hémophiles (AFH) en 2003 d’abord en qualité de militant de base. «Le monde associatif manque cruellement de militants», plaide-t-il comme pour s’excuser d’avoir rapidement gravi les échelons qui l’ont mené à son actuel poste de président. L’hémophilie, «cette maladie familiale du sang et de l’enfance qui fait porter à la famille le poids de la culpabilité», il vit avec depuis toujours, comme 6000 personnes en France et un millier en Belgique. Deuxième coup du sort à l’âge de 13 ans lorsqu’il contracte le VIH et le virus de l’hépatite C. Le drame du sang contaminé en France éclate quelques années plus tard.

Thomas Sannié aurait ainsi pu investir pleinement sa place et son statut de malade, s’en contenter. D’autres le font. Pas lui, qui a préféré opter pour l’engagement associatif au sein de l’AFH mais également du Collectif interassociatif sur la santé (Ciss). «La maladie peut rendre triste et aigri. Il faut donner aux gens les moyens de la dissoudre pour qu’elle ne prenne pas trop de place, pas toute la place dans leur existence. Ils doivent pouvoir avancer non pas en citoyens de seconde zone mais en hommes et en femmes libres, debout, capables de faire des choix éclairés. Cela me paraît être un beau programme associatif et d’éducation pour la santé, non ?»

Dit avec la verve et la diction irréprochable de l’avocat qu’il fut pendant dix ans, le propos fait son petit effet. Thomas Sannié s’en amuse. «J’ai toujours eu besoin de plaider ma cause en tant que fils, cousin, patient, homme. La joie comme l’abattement, c’est moi. Les effets de manche, c’est moi aussi. J’assume ma subjectivité et ma mauvaise foi. À part ça, je suis un garçon adorable !»

De son propre aveu, Thomas Sannié a aussi appris l’art du compromis. Une nécessité pour un hémophile qui, un jour, a voulu jouer au foot. «Ma recette ? Courir un peu, être gardien et m’arrêter le plus souvent possible.» Convaincu des vertus du sport et de l’activité physique sur la santé, il les verrait bien occuper une place plus importante dans les stratégies et politiques nationales de promotion de la santé. «À l’AFH par exemple, nous aurions une vraie légitimité à parler de ce sujet, du lien avec la prévention de l’obésité qui a des conséquences sur les articulations

C’est aussi au corps et aux mouvements qu’il ferait appel s’il devait parler de santé à des élèves de 8 ans. Simple projection mentale, à la manière d’un jeu de rôle. «L’éducation pour la santé mérite un discours positif alors je valoriserai le beau geste, celui qui fait du bien. Je leur demanderai de s’étirer et de sentir leur corps», mime-t-il. «Parce que si je leur demande ce qu’est la santé, j’entends d’ici la réponse: ‘je n’en sais rien, je ne vais jamais chez le médecin’, diraient les bien-portants. Et ils auraient raison. On commence à savoir ce qu’est la santé quand on ne l’a plus

Les patients ne bégaient pas la parole des soignants, ils disent autre chose

Aux yeux de qui cherche à développer une éducation thérapeutique partagée entre soignants et patient, ce que sait ce dernier sur sa maladie constitue une expertise précieuse, véritable ressource pour lui-même, l’équipe soignante, les autres malades et leurs proches.

Thomas Sannié en est intimement persuadé. «Les soignants connaissent sur le bout des doigts la pathologie, ses signes cliniques, les traitements. C’est indéniable. Mais le patient, qui vit la maladie dans sa chair, en a une autre grille de lecture. Il ne bégaie pas ce que disent les soignants, non, il sait autre chose de tout aussi important. Sans compter que ses demandes, ses attentes ne sont pas les mêmes à 15, 25 ou 50 ans. Comment apporter les bonnes réponses en terme de traitement et de prise en charge si on ne prête pas attention à ce ressenti de la personne ?» Thomas Sannié se rappelle, amusé, la levée de boucliers consécutive à la proposition pionnière de l’AFH de former des ‘patients-tuteurs’. «C’est vrai, cela a pu être ressenti comme une provocation à l’époque, qui a engendré l’hostilité de bon nombre de médecins et infirmières persuadés qu’on était en train de leur voler leur boulot.» Avoir contribué et assisté aux premiers travaux de collaboration entre professionnels de santé et associations de patients (hémophiles, diabétiques ou personnes atteintes de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin) lui laisse un goût de victoire. «Nous avions notamment invité Aides, l’association française de lutte contre le VIH et le sida. Le drame du sang contaminé était évidemment dans les esprits. Imaginez un peu les gens de Aides parlant avec des professionnels de l’hémophilie! C’est pour moi une grande fierté.» Depuis, un peu d’eau a coulé sous les ponts. Pas encore assez, probablement car des résistances demeurent. «Un patient concerné sait transmettre. Hélas, le pouvoir médical est tellement fort… La position qui consiste à inclure le patient dans la boucle reste parfois à la limite de l’audible pour certains professionnels de santé

En hémophilie, beaucoup de progrès ont été accomplis. Pour développer des programmes d’éducation thérapeutique à destination des patients et de leurs parents, l’AFH et ses partenaires professionnels de santé se sont adjoints les compétences du Laboratoire de pédagogie des sciences de la santé sis à l’université Paris XIII. Ils ont commencé à former des patients et parents-ressources qui animent avec des soignants des séances individuelles ou collectives. «Ils soulèvent des questions, partagent leur expérience, créent de la proximité avec les malades et leurs parents. Et traduisent concrètement le discours médical et soignant.» L’objectif à terme est de former une cinquantaine de ces patients-ressources pour intervenir dans tous les centres de traitements de France.

Plaidoyer pour des soins gentils et bienveillants

Silence soudain. Beaucoup choses ont été dites en peu de temps. Thomas Sannié jette un coup d’oeil sur son scooter garé sans antivol à quelques mètres. Évocation d’un entretien accordé au quotidien Libération un an auparavant à propos du malaise de l’hôpital français. «La pratique du soin gentil et bienveillant n’est pas enseignée (…) C’est impressionnant combien ces valeurs élémentaires du soin sont ignorées», déplorait alors le représentant des usagers de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).

Le même précise à présent sa pensée : «Un soin est gentil lorsqu’il est bientraitant. La bienveillance, elle, s’exprime dès lors que la demande du malade n’est pas considérée comme outrecuidante. Mais entendons-nous bien: je suis hyper pro-soignants. On ne peut pas nier leur disponibilité 24h sur 24, notamment en hémophilie.» L’article en question n’est que le début d’une réflexion chère à Thomas Sannié sur le traitement, insuffisamment humain à son goût, des personnes à l’hôpital. Si chère qu’il en a fait un livre co-signé avec Claire Compagnon qui comme lui pose sur l’institution hospitalière un regard doublement aiguisé par l’engagement associatif et l’expérience personnelle. À quelques jours de la sortie de l’ouvrage (1), l’excitation de son auteur est palpable. «Comment sera-t-il accueilli ? Le titre est un choix de l’éditeur, pas le nôtre. Mais j’assume parce que vendre des livres, c’est leur boulot. Le mien, le nôtre a été de l’écrire et de formaliser notre pensée.» Au-delà des témoignages et récits des usagers recueillis par les auteurs et qui nourrissent l’analyse sur la place qui leur est faite dans les hôpitaux, l’ouvrage est un appel à prendre la parole, lancé à pleins poumons à tous et à toutes: «Dites ce que vous pensez de l’hôpital !»

Thomas Sannié formule quantité de voeux complémentaires pour les années à venir. Et pas question de choisir, il veut tout : modifier l’enseignement de la médecine pour y inclure le savoir profane du patient, développer les actions conjointes avec des patients-ressources formés en nombre suffisant, voir les associations de patients et la représentation des usagers mieux reconnues et financées… Réaliste ? «C’est un combat de longue haleine», admet-il. «Il faut que nous soyons convaincants et apportions sur un plateau des arguments scientifiques de poids aux décideurs.» À titre personnel, il voudrait bien trouver un moyen pour arrêter de fumer, «pour de bon cette fois-ci.» Il allume une nouvelle cigarette. Le scooter n’a pas bougé. Lorsqu’il démarre, on se dit que cet homme-là ira loin.

L’hôpital, un monde sans pitié, Claire Compagnon, Thomas Sannié, l’Éditeur

(1) Cette interview a été réalisée en octobre 2012

Chantal Vandoorne: garder le cap

Le 30 Déc 20

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Active depuis 25 ans dans le paysage naissant de la promotion de la santé avec sa casquette de scientifique de l’éducation, Chantal Vandoorne a pris le pli d’avancer simultanément dans l’arène politique et auprès des acteurs de terrain. Avec vigilance, méthode et pédagogie.

«Savez-vous que je passe un temps considérable dans les trains et les gares ?» Ce matin-là, emmitouflée dans son manteau rouge et fraîchement débarquée à Bruxelles-Midi où nous nous sommes donné rendez-vous, elle venant de Liège et moi de Lille, Chantal Vandoorne a l’intention de prendre l’air et de marcher jusqu’à la place de Brouckère. «C’est facile, m’a-t-on dit. Il suffit de passer sous les voies, de s’engager sur le bon boulevard et c’est tout droit.»

Nous nous mettons en route, le plan de Bruxelles à portée de main. C’est la troisième fois cette semaine que la directrice de l’équipe Appui en promotion et éducation pour la santé (APES) de l’Université de Liège (Ulg) se déplace dans la capitale belge pour motif professionnel. Et la énième fois qu’elle tente de relier à pied la distance qui la sépare de son lieu de rendez-vous dans cette ville. Après quinze bonnes minutes d’errance et plusieurs échappées dans des rues en travaux, nous voici sur la bonne voie. En chemin ont été évoqués Quaregnon, la commune du Hainaut qui a vu grandir cette femme volontaire, et le documentaire ‘Les enfants du Borinage, lettre à Henry Storck’ signé par Patric Jean en 1999 et qui dénonce l’extrême misère qui colle à la peau de ce territoire. «Le vieil homme du film aurait pu être mon arrière grand-père maternel, qui était mineur de fond» , évoque Chantal Vandoorne.

Éduquer n’est pas promouvoir

Place de Brouckère en vue. Chantal Vandoorne, bonne joueuse, concède : «C’est vrai que c’est tout près… quand on connaît. Je me repère si mal à Bruxelles.» Elle vit près de Liège, dont elle connaît plus d’un secret : «Le café liégeois ne vient pas de Liège mais de Vienne, ville ennemie pendant la première guerre mondiale. De viennois il est devenu liégeois en hommage à la résistance de la ville de Liège, qui fit gagner un temps précieux aux alliés lors de la guerre 1914-1918.»

Autour d’un café sans sucre, elle raconte spontanément sa scolarité facile. Sa grande aisance en mathématiques ravit sa mère. «Elle me voyait professeur dans cette matière. Moi, j’ai pris conscience très tôt du fait que l’éducation des jeunes est essentielle. Tout naturellement, je me suis dirigée vers les sciences de l’éducation.»

Pour ce faire, la jeune femme choisit Liège et son université publique, qu’elle ne quittera plus. En sciences de l’éducation comme dans n’importe quelle discipline scientifique, l’approche expérimentale, les modèles et la méthodologie tiennent une place de choix. L’étudiante s’en accommode très bien. Ses premiers travaux scientifiques portent sur l’évaluation des systèmes éducatifs, «en quelque sorte les ancêtres des études PISA d’aujourd’hui qui font tellement parler d’elles». Jusqu’à ce qu’elle rencontre l’éducation pour la santé, de manière fortuite. «Dans les années 80, un professeur de la faculté de médecine qui s’intéressait à l’éducation nutritionnelle s’est adressé à notre équipe de recherche pour nouer un partenariat. Certains de mes collègues actuels et moi, en tant que jeunes chercheurs, avons été désignés pour travailler sur ce thème.»

L’APES voit le jour peu après. Elle est alors une fédération d’associations en promotion de la santé instituée par la Communauté française. «L’acronyme est resté le même au fil des années mais la signification des lettres a changé plusieurs fois.» La structure a perdu son statut d’association peu avant le décret de 1997 portant organisation de la promotion de la santé et de la médecine préventive. «Les deux événements n’ont aucun lien de cause à effet», tient-elle à préciser. L’APES fait aujourd’hui partie du Département de santé publique de l’Université. Sous l’impulsion de sa directrice, elle cultive contre vents et marées ses racines en sciences humaines et sociales. «En promotion de la santé, nous travaillons avec des gens engagés qui partagent un projet de société. Je suis entrée dans ce métier avec l’idée que l’éducation devait contribuer à donner les meilleures chances à tous. Pour passer au modèle de promotion de la santé, il faut voir la nécessité de l’action collective pour faire évoluer les environnements sociétaux en plus des comportements individuels et des représentations vis-à-vis de la santé. Tous les acteurs de l’éducation pour la santé ne parviennent pas à passer le pas.»

L’indépendance des cheveux gris

Quand il s’agit de peser dans les discussions visant à organiser politiquement la promotion de la santé, Chantal Vandoorne n’hésite pas une seconde car, estime-t-elle, «il y a au coeur des discussions actuelles un véritable danger à vider la promotion de la santé de sa substance et à la désorganiser. Par ailleurs, les concertations intersectorielles manquent cruellement au niveau des politiques. En promotion de la santé, les exemples pullulent où plusieurs cabinets et administrations abordent une même thématique sans réelles articulations. Je pourrais citer l’alimentation, l’éducation affective et sexuelle, l’éducation à la citoyenneté et à la participation, la prévention de la violence, entre autres. Cela paraît souvent aberrant pour les professionnels !»

Alors l’engagée monte au créneau avec des arguments affûtés et un plaisir non dissimulé : «Tenter d’agir à l’échelon politique est intellectuellement très stimulant, même si c’est dur. C’est souvent lent et frustrant compte tenu des nombreux freins auxquels on se heurte. Il faut essayer de ne pas se laisser piéger, de faire passer des idées auprès des décideurs tout en gardant le contact avec les gens de terrain. J’y vais parfois au culot et peux le faire à cause de mes cheveux gris !», s’amuse cette mère de trois grands enfants, dont deux déjà adultes. Pour recharger ses batteries, elle sait qu’elle devrait s’accorder plus de répit. Hélas ! «Je ne ressens pas souvent le besoin de décrocher totalement, même pendant les vacances.» Elle aimerait toutefois avoir de plus longues plages de temps devant elle, notamment pour «mettre les choses à plat, écrire dans la nuance, formaliser tranquillement…»

Résolument pour l’osmose

Pour l’heure, un rapport dont elle doit rédiger les conclusions l’attend sur son bureau liégeois. L’équipe qu’elle coordonne est au service des acteurs qui développent des actions de prévention, de promotion de la santé et d’éducation pour la santé, auxquels elle apporte accompagnement logistique et méthodologique. «L’APES soutient toute action de promotion de la santé, financée ou pas en tant que telle», insiste-t-elle. «C’est ainsi que nous interprétons notre mandat. Un programme sur la cohésion sociale par exemple est un excellent terreau pour la promotion de la santé. Celle-ci devrait non pas s’afficher elle-même mais diffuser dans un maximum de secteurs.»

En matière d’évaluation, l’équipe de l’APES nourrit l’ambition de rendre les promoteurs autonomes. «Cela implique de leur apprendre à formaliser et à documenter leurs questionnements. On a réussi à dédramatiser le recours à l’évaluation, à persuader qu’elle est intrinsèquement liée à l’action», observe Chantal Vandoorne. «Mais la formalisation, on n’y est pas encore.» La démarche évaluative qu’elle défend peut compter sur des outils et des méthodes mais se doit de formuler d’abord la question qu’elle vise à éclairer et les critères qui serviront de référence. Et ce, quelle que soit sa nature : émancipatrice, négociée, auto-évaluation, etc. «C’est là que les acteurs ont du pouvoir». Le travail d’appui méthodologique aux acteurs soulève chez elle un grand enthousiasme. «Nous voyons des équipes évoluer, les compétences se développer. Je me dis alors que cela contribue à assurer la relève pour le secteur.» À l’évocation de certaines associations avec lesquelles elle a travaillé, une lueur de gaieté passe dans ses yeux bleu clair.

Former les acteurs institutionnels et politiques

Le projet de nouveau décret sur la promotion de la santé et la médecine préventive pourrait se traduire par la disparition de l’APES. Et Chantal Vandoorne dans tout ça ? «Si de nouvelles structures de gouvernance se créent et qu’il est possible d’y travailler et de faire évoluer la promotion de la santé, une fonction alliant les missions politiques, organisationnelles et d’appui méthodologique me plairait bien.»

Elle n’exclut pas non plus de renouveler l’expérience de consulting en formation et recherche en santé publique, sous statut d’indépendant, qu’elle a déjà vécue entre 1990 et 1995. «J’aimerais aussi faire un travail plus posé, d’enseignement ou de recherche. Il manque toujours, me semble-t-il, des travaux portant sur les pratiques professionnelles en promotion de la santé. Or c’est un domaine qui m’intéresse beaucoup.»

Chantal Vandoorne n’en est pas à son coup d’essai en tant qu’enseignante. Pendant plusieurs années, elle est notamment intervenue à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) de Rennes, en France, auprès de médecins de l’Éducation nationale, puis des cadres de l’administration et des chefs de projets intéressés à l’évaluation. Et chaque année, avec quelques collègues, elle collabore à l’université d’été en santé publique à Besançon.

Aujourd’hui, il y aurait selon elle beaucoup à faire pour développer les compétences des cadres des institutions publiques en matière de programmation en promotion de la santé. «En Belgique, nous n’avons pas d’école d’administration équivalente à celle qui existe en France.» Quid des options promotion de la santé des formations universitaires ? «J’ai le sentiment que celles et ceux qui en sortent aujourd’hui ne sont pas prêts à être des professionnels opérationnels en promotion de la santé. Les organismes de promotion de la santé sont de plus en plus souvent amenés à recruter des professionnels d’autres disciplines : anthropologues, sociologues, assistants sociaux, enseignants, géographes, ingénieurs de gestion, spécialistes en communication ou en sciences politiques…»

En arrière-plan se dessine l’inquiétude de celle qui a déjà bien roulé sa bosse et s’interroge sur l’avenir de la promotion de la santé en Communauté française de Belgique, dont elle connaît les lignes de force autant que les failles. Chantal Vandoorne craint notamment que dans la nouvelle génération, l’effet de masse ne soit pas suffisant pour relever les défis du secteur. «Les formations actuelles en promotion de la santé ne suffiront pas, surtout si une nouvelle organisation fait disparaître les services d’appui méthodologique comme le nôtre. Ou alors il faudrait que la promotion de la santé investisse les autres disciplines…»

À l’heure de quitter la place de Brouckère, elle hésite. Son prochain rendez-vous est à quelques pâtés de maisons. «Pourrais-je y aller à pied sans me perdre cette fois ?» On aime relever les défis ou pas.

Myriam De Spiegelaere : voir le verre à moitié plein

Le 30 Déc 20

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Qu’elle rejoigne l’Université Libre de Bruxelles en qualité de professeur de santé publique, dirige l’Observatoire de la santé et du social à Bruxelles ou mette sa carrière médicale entre parenthèses pour s’engager dans l’humanitaire, Myriam De Spiegelaere ne perd jamais de vue son éternel fil rouge : la lutte contre les inégalités sociales de santé.

Qu’on se le dise : Myriam De Spiegelaere ne travaille plus à l’Observatoire de la santé et du social de Bruxelles. «Cet observatoire était un peu mon bébé. Le lâcher n’a pas été facile», confie-t-elle dans un sourire franc, un brin nostalgique. Depuis la rentrée 2012, la spécialiste des inégalités sociales de santé et stratégies de réduction des inégalités sociales a rejoint l’École de santé publique de l’Université libre de Bruxelles en qualité de professeur de santé publique rattachée au département Politiques et systèmes de santé – Santé internationale. Cette année, elle sait que sa charge d’enseignement prendra le pas sur ses activités de recherche, cruciales pour évoluer au sein de l’Université. «Peu m’importe car là n’est pas mon ambition. Ce poste est probablement le dernier de ma carrière. Je veux transmettre.»

Bien que la promotion de la santé traverse toute sa vie professionnelle, Myriam De Spiegelaere se défend de faire partie d’un secteur qu’elle juge mal fagotté. «La promotion de la santé s’est construite sur le terreau de la prévention et de l’éducation pour la santé, qui sont ses bases institutionnelles. Cette appartenance la dévoie et l’ampute en lui assignant à un cadre beaucoup trop restreint. Il y a tellement de gens qui pensent promouvoir la santé en faisant de la prévention, du dépistage ou du repérage.»

Corollaire : elle verrait bien le portefeuille belge de promotion de la santé confié aux instances régionales plutôt que communautaires. «C’est le seul moyen de lui conférer l’approche intersectorielle et transversale dont elle a besoin pour aboutir, avec une vision politique cohérente et un pouvoir en mesure d’agir dans des domaines très divers: l’aide aux personnes, l’éducation, le logement, la santé, etc.»

Plongée au coeur de la grande pauvreté

À 55 ans, Myriam De Spiegelaere se sent à sa place à l’Université. Non qu’elle ait été moins investie dans ses précédentes fonctions, loin s’en faut, mais parce que cette nouvelle aventure professionnelle lui donne l’occasion de contribuer à façonner un regard différent sur l’accompagnement des personnes en matière de santé.

«L’expertise permanente des professionnels de santé exproprie les patients de leurs compétences», résume-t-elle. «C’est fou comme les gens intègrent ce que leur disent les soignants. Résultat, les Maghrébins pensent qu’ils sont gros parce que leur alimentation traditionnelle est trop grasse. Or si on pousse la logique jusqu’au bout, tout le monde devrait être obèse au Maroc.» Pour que les professionnels de santé, médecins en tête, modifient leur posture, Myriam De Spiegelaere en appelle à revisiter leur formation initiale : «La démarche clinique s’appuie sur le repérage des manques et des dysfonctionnements et ne nous incite absolument pas à regarder ce qui va bien chez quelqu’un. Comment demander ensuite aux professionnels de santé de promouvoir la santé? Cette vision des gens au travers de leurs manques me révolte.»

Née au Congo du temps où ce pays était une colonie belge, la jeune fille a étudié la médecine à Namur. «Dès le lycée, je savais que je voulais travailler avec les personnes pauvres», se souvient-elle. Au moment de choisir une spécialité, elle se désole de devoir choisir entre la gynécologie et la pédiatrie. L’approche mère-enfant n’existant pas encore, elle opte pour la médecine générale. Puis exerce pendant trois ans dans une maison médicale dans un quartier déshérité du centre de Bruxelles en lien avec le mouvement ATD Quart Monde engagé auprès des populations les plus pauvres.
Suivent plusieurs années vécues hors de Belgique comme volontaire au sein de cette ONG internationale. Outre-Atlantique d’abord, dans une région reculée du Guatemala où Myriam De Spiegelaere s’installe avec son mari, également volontaire et instituteur de métier, et leurs deux enfants. Une plongée en famille au coeur de la grande pauvreté.

Pour les villageois qu’ils côtoient jour après jour pendant trois ans, les questions de santé arrivent après beaucoup d’autres préoccupations quotidiennes. Souvenirs : «Nous étions là dans le but de raccrocher les gens au système de santé mais aussi plus modestement, de les inciter au regroupement et à la prise de parole. L’ONG avait hérité sur place de centres nutritionnels, très peu fréquentés. Nous avons finalement mis en place des pré-écoles dans ces lieux. Et animé des réunions de découverte de la santé. Il a fallu mettre le paquet pour faire venir les gens! Faire connaissance, les rencontrer plusieurs fois, insister, prendre en compte leurs opinions pour les aider à avoir confiance et à oser parler… Tout cela demande du temps, beaucoup de temps».

Arrivée à quatre en Amérique du sud, la famille repart à 5 alors que l’aîné des enfants entre à l’école. Toujours sous la houlette d’ATD Quart Monde, la famille rejoint alors la France, l’Alsace et la communauté yéniche (1) à l’époque de la mise en place du revenu minimum d’insertion (RMI) dans ce pays.

«Les populations yéniches, très éparpillées sur le territoire et chassées de partout, rêvaient de mobil-homes et de caravanes pour continuer à vivre dans la nature avec de l’eau à disposition alors que les mairies montaient pour eux des projets d’habitations à loyer modéré (HLM). Nous avons essayé de faire se rencontrer les deux parties.» Impossible de brûler les étapes pour établir le contact. «Nous mettions à leur disposition des jeux, des jouets, des livres. Les mères s’en emparaient d’abord, puis les enfants. Petit à petit, la confiance s’installait entre nous.»

«C’est l’humain qui m’intéresse»

Nouveau départ lorsque le couple décide de mettre un terme à son volontariat et de réintégrer la vie professionnelle. Pour Myriam, consulter en médecine générale après une si longue pause n’est pas envisageable : «Je n’étais plus à jour sur le plan clinique.»

En même temps qu’elle remet le pied à l’étrier par le biais de la médecine scolaire et de la protection maternelle et infantile (PMI), Myriam De Spiegelaere entreprend des études universitaires de santé publique. Et comme si ça ne suffisait pas : «Je venais d’accoucher et les cours démarraient 15 jours plus tard. J’y suis allée avec ma fille.»

Pour sa thèse qui interroge la capacité des services préventifs pour enfants à réduire les inégalités sociales face à la santé, ses interventions en PMI lui fournissent des cohortes de choix et les établissements professionnels qu’elle suit en tant que médecin scolaire deviennent des terrains d’étude. «En allant voir les jeunes chez eux, j’ai découvert combien leurs familles et eux font d’efforts pour leur santé et à quel point les représentations des professionnels de santé sur leurs comportements sont infondées. Après cela, j’ai complètement changé ma manière d’interroger les patients. Je préfère leur demander comment ils font et construire mon discours là-dessus plutôt que de livrer ma supposée expertise.»

À l’Observatoire de la santé et du social de Bruxelles, dont elle prend la co-direction en 1999, le médecin de santé publique saisit l’opportunité «de faire de la recherche en lien avec le terrain et sur des questions réelles ayant des répercussions politiques».

Tout est à faire, notamment élaborer un premier rapport sur l’état de la pauvreté de la Région de Bruxelles-Capitale. «Mon premier combat a été de convaincre les autorités d’engager des gens sur leurs compétences plutôt que sur nomination du cabinet politique.» L’équipe s’étoffe au fil des ans, la géographie sociale dialoguant avec la sociologie, l’épidémiologie et les sciences politiques.

Un matin, Myriam De Spiegelaere n’arrive plus à se lever pour aller travailler. Le diagnostic crée la surprise : burn-out. «J‘avais l’impression d’aller bien, malgré un conflit interne qui m’épuisait. Du jour au lendemain, j’étais perdue, incapable de savoir ce que je devais faire.» L’année qui suit est celle de la reconstruction. La quadragénaire prend un congé sabbatique et rejoint un atelier collectif pour se consacrer pleinement à la gravure qu’elle pratique depuis longtemps en dilettante. «Jusque-là je menais deux vies parallèles, l’une en santé publique, l’autre artistique, avec le sentiment d’être écartelée entre les deux. «En réalité, ce que les gens me reconnaissent dans la vie professionnelle, c’est surtout ma créativité.»

Pendant cette période, elle renoue avec les missions humanitaires et part deux mois au Congo avec son mari. À son retour, sa décision est prise : elle quittera l’Observatoire et assumera d’être à la fois professionnelle de santé publique et artiste. «Je puise l’inspiration n’importe où. Lorsque j’observe les gens dans le tramway, ce sont toujours les visages les plus marqués qui m’interpellent. Quelle que soit l’activité que j’exerce, c’est l’humain qui me passionne.»

Taraudée en permanence par les inégalités sociales de santé, l’universitaire fraîchement nommée se réjouit d’encadrer les travaux de deux jeunes chercheurs. L’un est un ancien collègue de l’Observatoire qui explore l’impact des politiques de lutte contre la pauvreté. L’autre est guinéen et s’intéresse aux politiques autour de la période périnatale en région bruxelloise et à Montréal et à leur rôle dans la réduction des inégalités sociales de santé. Myriam De Spiegelaere projette de développer ensuite avec lui des recherches sur les inégalités de santé en Afrique. «On pense que tout le monde est pauvre là-bas. C’est faux. Les inégalités sociales de santé existent sur ce continent aussi

À l’évocation de son dernier séjour à Kinshasa, un voile d’émotion recouvre sa voix : «J’ai eu l’impression d’une ville en dépression. La situation dans ce pays est désespérante malgré la grande capacité d’espoir et de mobilisation de sa population.» Silence. «J’ignore ce qu’il faut faire pour les aider. Mais je sais qu’il faut rester en lien, ne pas les abandonner.»

(1) Groupe ethnique semi-nomade européen, souvent assimilé aux Roms