Octobre 2017 Par C DEMANET L. GALANTI Pierre-Olivier ROBERT Réflexions

L’utilisation de l’e-cigarette est-elle un tremplin vers une consommation de tabac classique ? Voilà une question récurrente à laquelle aucune réponse claire ne peut être apportée actuellement en raison de l’apparition récente de ce dispositif de plus en plus en vogue. Le risque est certes réel mais trop peu d’informations sur le long terme sont disponibles pour le confirmer. Ce manque d’information ne permet toutefois pas d’infirmer cette hypothèse. C’est notamment cette incertitude qui justifie le principe de vigilance à l’égard des cigarettes électroniques.

Quand la vapote prend de l’ampleur chez les jeunes.

Les jeunes constituent un sujet fréquemment mis sur la table car ils se présentent comme un groupe à risque pour l’utilisation de cigarettes électroniques. Cette observation inquiète et pose question. Cette recherche vise à éclaircir la dynamique existante dans l’utilisation occasionnelle ou persistante d’e-cigarettes par des jeunes. En d’autres mots, cet article s’intéresse à l’utilisation de la cigarette électronique et aux perceptions qu’en ont les jeunes, ainsi qu’à la manière dont ils justifient son utilisation.

Méthodologie

Étant donné que cette étude vise la compréhension ainsi que l’émission d’hypothèses d’interprétation du processus d’expérimentation – voire d’adoption – de la cigarette électronique chez les jeunes, le choix de la méthode s’est axé vers une recherche qualitative. L’intérêt de cette recherche porte sur les jeunes âgés de quinze à vingt-quatre ans car l’OMS estime qu’il s’agit d’une cible très curieuse face à l’e-cig. La présente étude s’intéresse aux représentations de ces jeunes ainsi qu’aux raisons de leur attrait.

Neuf entretiens semi-directifs ont été menés avec des jeunes. Les répondants étaient âgés de 16 à 24 ans et étaient utilisateurs actuels ou avaient expérimenté l’e-cigarette dans le passé. Parmi ces derniers, trois des plus jeunes répondants témoignaient de leurs expériences à l’âge de 13ans. L’échantillon comptait trois filles contre six garçons.

Ce que les jeunes en disent

  1. L’initiation et le maintien

Utilité perçue

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Aucun jeune n’affirme l’innocuité de la cigarette électronique mais tous assurent qu’elle est moins nocive que le tabac. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils l’ont choisi pour leur sevrage tabagique.

« Ça m’étonnerait que tu meures d’un cancer après la cigarette électronique. Après je n’en sais pas plus (…) mais au moins, je n’ai pas de jaunissement des dents. »

Les jeunes sont plus sensibles aux effets observables à court terme qu’aux risques à long terme. Même s’ils avouent ne pas s’être renseignés davantage, le plaisir immédiat prend le dessus sur les éventuels risques futurs. Percevoir l’e-cig comme moins risquée que le tabac suffit à justifier leur comportement et contribue à l’image positive qu’ils en ont.

La technologie de la cigarette électronique est sans conteste l’une des explications de son succès grandissant. Lorsque les jeunes envisagent d’arrêter de fumer, ils se tournent spontanément vers ce dispositif sans envisager d’autres solutions. L’un des jeunes non-fumeurs interrogé confie même avoir choisi la cigarette électronique pour sa ressemblance avec la consommation de tabac et son côté « fun ». Même lorsque la motivation initiale est l’arrêt du tabac, la cigarette électronique peut facilement prendre la place d’un gadget.

« C’est comme passer d’un Nokia 3310 à un Iphone. » « On a vu qu’il y en avait des super belles… le design nous intéressant fort aussi. J’en voulais une sophistiquée. » « Si t’as quelque chose de mieux de la cigarette électronique, je peux être preneur mais il faut que ce soit un truc qui soit un peu fun quoi. »

De toute évidence, la matérialisation de l’objet ainsi que sa sophistication technologique et visuelle apparaissent comme très importantes pour les jeunes. Malgré cela, il faut préciser que le niveau d’investissement (temps, financier, apprentissage) dans ce nouvel objet et le type d’utilisation semble varier selon le genre de l’utilisateur ainsi que ses besoins et désirs.

« Je regardais sur un site hier, et j’avais l’impression qu’on achetait une fusée. Pour moi, ça doit être simple d’utilisation sinon je ne vois pas l’intérêt. (…) en tout cas, pour les filles, les simples c’est le mieux. »

La cigarette électronique plaît car elle mime les habitudes sociales, les gestuelles ainsi que les ressentis tabagiques, et les jeunes sont désireux de retrouver un maximum de ces similitudes dans leur nouveau comportement. Cette imitation gestuelle justifie la présence des vapoteurs avec les fumeurs à l’extérieur. En réalité, la cigarette électronique leur permet de maintenir les habitudes sociales du tabac, et de maintenir une place dans le groupe des fumeurs. Notons que  certaines différences comme la variété des goûts et odeurs en font un dispositif encore plus attirant pour les jeunes.

« C’est surtout pour le geste et quand je suis avec des amis qui fument… me dire que moi aussi j’ai quelque chose. » « Sortir fumer avec les autres aux pauses, etc. » « T’es pas là avec ton patch à te caresser le bras. »

L’influence sociale

Si les amis constituent le point commun de l’initiation des jeunes interrogés, les jeunes expliquent aussi observer de plus en plus de vapoteurs dans leur quotidien. Les récits confirment qu’il existe une influence des leaders d’opinion, mais ils démontrent également que l’augmentation de l’observabilité de la technologie et de son accessibilité occasionne un changement de perception et d’utilité perçue.

« On en voit de plus en plus dans la rue.» « C’est devenu un effet de mode d’avoir une belle cigarette électronique. » « Moi ce n’est pas pour me donner un « genre » si je fume la cigarette électronique, mais c’est parce qu’on a commencé ça dans le groupe. » « À la base, j’ai surtout commencé pour l’effet de mode. »

La pratique semble effectivement de plus en plus observable dans les groupes de jeunes. Les deux cadets comparent l’e-cigarette à une mode éphémère comme les cartes Panini ou Pokémon, et expliquent leur achat en raison de l’engouement présent dans leur école.

L’image dégagée par le jeune vapoteur a une influence sur l’initiation à ce comportement. Beaucoup de jeunes utiliseraient donc l’e-cigarette pour le côté « m’as-tu-vu » de l’objet.

« C’est stylé de fumer la cigarette électronique. » « Quand je me suis acheté ma cigarette électronique, c’était un peu pour faire mon malin je dois dire. »

Grâce à ses goûts et sa ressemblance avec la cigarette classique, l’e-cigarette offre la possibilité d’adopter un comportement comparable au tabac sans ses inconvénients (santé, odeurs, goûts). Vapoter constitue donc une sorte d’opportunité pour les jeunes non-fumeurs de s’apparenter au groupe de fumeurs tout en utilisant un dispositif différent.

Le support social

Lors de l’initiation, les jeunes ont besoin d’un temps d’adaptation pour se familiariser avec ce nouvel outil et ses multiples produits. Le groupe est présent durant cette période d’apprentissage et leur apporte le soutien dont ils ont besoin. Pour certains, cette période est jugée indispensable alors que pour d’autres elle est source d’abandon.

« Je me suis forcé au début. » « Quand j’ai commencé, c’était dégueulasse mais je l’ai refait plusieurs fois et ça a été progressif. »

Lorsque les jeunes ont acquis un certain niveau de connaissance de la pratique, l’e-cig devient plus agréable et offre de nombreuses perspectives. Le jeune met alors en avant ses capacités d’exploitation et en fait profiter les autres.

« Moi ça m’amuse de faire ma petite popote et mélanger les goûts pour avoir vraiment ce que je recherche, mais ça pas mal de gens ne savent pas le faire ! »

En plus de l’apprentissage social, l’e‑cigarette semble développer un autre caractère que le tabac qui n’est autre que le partage d’expérience. Parce qu’ils partagent un comportement analogue et parce qu’ils échangent sur leurs expériences personnelles, les vapoteurs se distinguent des autres et s’identifient comme faisant partie d’un même groupe.

« On s’échangeait des goûts. » « C’est vraiment un truc de partage. » « Les gens qui ont une cigarette électronique dans la rue, tu les regardes et tu souris tu vois… c’est une sorte de groupe. » « C’est vraiment devenu un petit réseau. »

  1. Le vapoteur : un « entrepreneur de moral » (Becker)

« C’est complètement inutile de faire venir un tabacologue à l’école avec un discours moralisateur… »

Il est intéressant de remarquer que les jeunes – souvent critiques face aux discours des professionnels de la santé à l’égard du tabagisme – tiennent des propos relativement similaires et engagés dans leurs entretiens.

Effectivement, les récits des jeunes sont sans équivoque ; l’e-cig constitue un outil plus bénéfique pour lutter contre le tabagisme que les autres substituts au tabac. C’est à ce titre qu’ils démontrent une volonté de défendre la cigarette électronique auprès des plus sceptiques, et une volonté d’initier les plus curieux. S’ils perçoivent l’e-cigarette comme la solution aux dangers du tabac et qu’ils considèrent cette nouvelle pratique comme totalement légitime, ils la font valoir et s’en font les promoteurs.

« J’ai des potes qui ont été en acheter une après que j’ai parlé avec eux. » « Celui qui fume, je vais essayer de le convaincre. »

Pour certains, l’existence goûts et leur variété infinie constituent l’atout majeur de la cigarette électronique. Ils considèrent que cet aspect doit être mis en avant pour séduire davantage jeunes et les déjouer du tabac.

« Je crois qu’ils devraient mettre ça encore plus en avant pour les jeunes et au moins ils passeront directement par là et pas par une cigarette normale nocive qui leur fera du mal aux poumons. »

Toutefois, si certains n’ignorent pas que l’e-cig n’est pas une consommation totalement anodine, cela ne les empêche pas de relativiser le risque pris.

« Un coca-cola, c’est nocif aussi et pourtant t’en trouves partout et ils en font de la pub… » « Sans prise de risques, t’as l’impression d’être un robot en fait. » « Jupiler a été le sponsor des diables rouges.»

Comment la cigarette électronique est-elle parvenue à s’introduite si aisément dans le quotidien des jeunes ?

Tous les jeunes interrogés ont commencé par l’intermédiaire d’un proche et témoignent de l’engouement existant pour l’e-cig dans leur groupe. Ainsi, ils font référence à une augmentation de l’observabilité de cette pratique. Lorsque l’on sait que l’utilité qu’un individu perçoit d’un comportement augmente si sa présence est élevée dans le groupe, le milieu scolaire apparait comme un endroit clé de visibilité du comportement ainsi que le lieu d’initiation de nombreux jeunes.

Si le maintien de la vapote est facilité par le soutien d’un groupe, l’initiation au comportement semble être aisée. Lorsque le vapoteur est débutant, le groupe a tendance à le rassurer en minimisant les effets désagréables. L’interaction avec les pairs est d’une importance capitale tant elle influence le sentiment de sensations agréables du novice et motive donc sa consommation. Le groupe influence aussi le maintien car il les aide à faire face aux jugements sociaux qui les stigmatisent. La vapote constitue donc un comportement nécessitant le support des autres jusqu’à ce que le jeune devienne entièrement autonome dans sa nouvelle pratique.

Les jeunes perçoivent l’e-cigarette comme non nocive, ou moins nocive que le tabac, ce qui suffit à justifier leur choix de comportement. Notons que cette absence de risque perçue n’est pas toujours combinée avec une recherche approfondie sur le sujet, et ne représente donc pas toujours le risque réel. C’est l’augmentation de l’observabilité du comportement dans leurs groupes de pairs et les effets de réseaux d’une part, ainsi que les effets du marketing et messages des leaders d’opinions d’autre part qui influencent leurs perceptions des risques et croyances sur l’e-cigarette. Vapoter apparaît pour les jeunes comme un comportement légitime car celui-ci imite les rites tabagiques et permet l’équilibre entre croyances et comportements.

Quelles conclusions peut-on en tirer?

L’attitude des vapoteurs peut être qualifiée d’ambigüe lorsque d’un côté, ils souhaitent maintenir leur appartenance sociale au groupe de fumeurs ; et de l’autre côté, ils revendiquent la singularité de leur nouvelle pratique ainsi que l’exemplarité de ses adeptes. Selon eux, vapoter à l’intérieur est égal étant donné que la cigarette électronique n’a pas les mêmes implications que le tabac. Aucun des jeunes n’associe la vapeur dégagée par la cigarette électronique au tabagisme passif, et les vapoteurs passifs eux-mêmes semblent être plus tolérants.

Aussi, en tant qu’« entrepreneurs de moral », le discours des jeunes vapoteurs est parfois équivoque. En effet, ils défendent l’innocuité de la cigarette électronique d’une part, et considèrent qu’il faut promouvoir ses atouts. Selon eux, c’est le côté ludique de ce nouvel outil technologique qui doit être mis en avant afin d’éviter l’initiation tabagique des jeunes. Alors que d’autre part, ils valorisent une exploitation précautionneuse de l’e-cig, et estiment qu’elle ne peut être considérée comme un jeu. Notons que même lorsque la motivation initiale est l’arrêt du tabac chez les jeunes, la cigarette électronique semble prendre la place d’un gadget grâce à ses possibilités de sophistications et personnalisations.

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Pour conclure, lorsque l’on sait que les innovations technologiques se répandent plus facilement dans les groupes favorisés que dans les groupes défavorisés (DiMaggio et Garip, 2011), la cigarette électronique ‑ en partant du postulat qu’elle améliore la santé – pourrait constituer un nouvel outil susceptible de ne profiter qu’aux plus aisés. Sachant que la vapote se diffuse rapidement au moyen des effets de pairs, l’hypothèse qu’elle maintienne la stratification sociale voire augmente les inégalités de santé devrait être envisagée plus sérieusement.

Si l’adoption de la cigarette électronique semble constituer une solution évidente aux dangers du tabac, la présente étude qualitative démontre que le comportement associé au fait de vapoter est une matière aussi vaste que complexe qui suscite avis variés et propos ambivalents de la part des jeunes utilisateurs eux-mêmes.

Paradoxalement, ce sont les normes sociétales actuelles et les discours sanitaires défendus par les autorités qui contribuent à l’essor du vapotage ; ce même comportement qui par son succès ascensionnel et fulminant – notamment auprès des jeunes – en vient à inquiéter la santé publique et s’insérer dans l’agenda politique.

Une version plus détaillée des résultats se trouve sur le site internet www.educationsanté.be